mardi 4 avril 2023

1629, ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta T01 L'Apothicaire du diable

Pour commencer son règne, mieux vaut être haï que méprisé.


Ce tome est le premier d’un diptyque. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Xavier Dorison pour le scénario, et par Timothée Montaigne pour les dessins, Clara Teissier pour la couleur. Il compte cent-vingt-huit pages de bandes dessinées. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, rédigée par le scénariste, intitulée L’extinction de l’âme, phénomène décrit par Philippe Zimbardo, et évoquant la réalité historique du naufrage du Jakarta, comme cas d’école de l’arrêt complet de l’empathie d’un groupe d’humains associé à la suspension de leur jugement moral, avec pour conséquences immédiates sadisme et massacre. Viennent ensuite un plan en coupe du navire Jakarta sur deux pages, puis les routes maritimes sur un planisphère, et celle empruntée par le Jakarta.


Quelque part sur île déserte, une femme se tient face à la mer et regarde l’horizon. Un individu se fait la réflexion que celui qui lira ces mots apprendra bientôt à le mépriser et à le haïr. Il serait aisé pour lui de s’attribuer la phrase : Tous devront simplement être rayés de l’existence. Ce serait un tort car ces paroles sont celles du roi Agamemnon, plus noble citoyen de la plus noble des sociétés, patrie de la philosophie et du droit. Alors quand viendra l’envie de le juger, de lui cracher au visage ou de lui briser les os à coups de pierre, il faudra repenser à Agamemnon et se poser une question et une seule. Si le sage roi de Mycènes, héros de la guerre de Troie, est la mesure du bien, qui pourra être celle du mal ? Chapitre un : Seuls les désespérés. À Amsterdam en 1628, Francisco Pelsaert se présente devant le comité des directeurs de la VOC : Vereenigde Oost-Indische Compagnie, c’est-à-dire la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Le responsable de la séance évoque ses états de service et l’informe qu’ils l’ont nommé subrécargue du Jakarta, le tout dernier Returnsheppen de la compagnie. Outre le camée, ils emporteront aux Indes plus de trois cents mille florins en pièces et bijoux pour les négoces, un montant jamais embarqué par un navire de la VOC.



Le responsable du directoire continue : le navire doit appareiller cette nuit. Il indique le nom du capitaine ; Arian Jakob. Pelsaert le connaît de réputation : un ivrogne. Le capitaine fait son entrée dans la pièce et salue les directeurs, tout en se plaçant aux côtés du subrécargue. Le directeur indique ensuite l’identité du second : Jeronimus Cornelius. Un novice en matière de marine, mais un expert en épices, chaudement recommandé par plusieurs de leurs connaissances. Un homme d’une éducation et d’un savoir inégalés pour ce type de poste. Ils ont toute raison de penser que ce second surprendra Pelsaert et Jakob. Le même soir, Wiebe Hayes va chercher dame Lucrétia Hans dans sa demeure. Elle doit faire le voyage sur le navire Jakarta pour rejoindre son époux. Elle emmène avec elle Hugger, son petit lémurien de compagnie. Ses malles sont prêtes et elle descend pour rejoindre le matelot venu la chercher. Le carrosse l’emmène au port et passe lentement au milieu de la foule du peuple vaquant à ses occupations pour remplir les formalités d’embarquement.


Difficile d’échapper à la promotion de cette bande dessinée à sa sortie : un récit tiré d’une histoire vraie, un cas d’école d’individus asservis de leur propre volonté à une personne toxique, une soumission volontaire conduisant à une oppression systémique. En avançant dans le récit, le lecteur constate que c’est exactement ça, ni plus ni moins. L’artiste s’ingénie à réaliser une reconstitution historique avec application, presque de manière scolaire. Ça commence bien sûr avec la coupe du navire Jakarta, minutieuse et schématique, indiquant la localisation de onze éléments : cale, faux-pont, pont principal, pont, timonerie, cahute, cabine, cabine supérieure, gaillard d’arrière, dunette, gaillard d’avant, poulaine. Après l’introduction de quatre pages, le lecteur découvre une superbe vue plongeante sur la cour du bâtiment abritant le conseil des directeurs, avec une perspective impeccable. À l’intérieur, il peut admirer les boiseries, le parquet, les tentures. De même, chez les Hans, il peut admire les appartements de Lucrétia dans une vue du dessus en oblique. En page vingt-deux et vingt-trois, il découvre un dessin en double page, une vue massive du Jakarta à quai dans laquelle il ne manque ni une planche à la coque, ni un cordage aux mâts. Par la suite, il a tout le temps de se familiariser avec ce bâtiment, à la fois en vue générale depuis l’océan, à la fois sur le pont ou dans les cabines, toujours avec cette application pour le représenter en détail.



Le lecteur avance tranquillement, tourne les pages, et découvre ce à quoi il s’attend : des tenues vestimentaires avec ce qu’il faut de détails pour ne pas être génériques, mais sans non plus un niveau d’exécution incroyable, des accessoires exacts par rapport à l’époque, sans être d’une grande invention, quelques paysages naturels comme l’océan et ses divers états de calme ou d’agitation, ou encore une île avec de la verdure, sans qu’il ne soit possible d’identifier l’essence des arbres ou des plantes. Le navire est bien mis en valeur, que ce soit des prises de vue sur le pont, ou vu de plus loin en train de voguer par temps clair et calme ou sous la pluie, avec quelques vues en élévation dans les cordages. Le nombre de cases par page est régulièrement de huit, parfois un peu plus, parfois un peu moins. Les angles de vue sont variés, ainsi que les cadrages. Les cases se présentent sagement alignées en bande, parfois avec quelques-unes en insert, et de temps à autre, une disposition moins conventionnelle. L’intrigue progresse de manière linéaire, au rythme de l’avancée de l’expédition. Lucrétia devient le personnage principal, avec comme personnages secondaires le subrécargue Francisco Pelsaert, le second Jéronimus Cornélius, un peu moins fréquemment le capitaine Arian Jakob, et de plus en plus régulièrement Wiebe Hayes, le gabier de la première dunette. La tension monte tout aussi progressivement entre les marins, le capitaine, et les passagers de la grande cabine. Le lecteur se laisse porter par cette chronique d’une catastrophe annoncée, tout en relevant facilement les éléments relatifs à la discipline, à la manière dont s’exerce l’autorité, et effectivement à la soumission passive des marins.


De temps à autre, une séquence s’avère plus intense : le premier grain, la première punition publique sur le pont, la mise à mort d’un cochon, un vol de mouettes, la capture d’un requin, les morts enveloppés dans des draps et jetés à la baille, etc. Certes, le lecteur ressent la sensation d’une lecture plan-plan : pas fade, mais avec un déroulement sur des rails, pas dépourvue d’âme, mais avec des personnages au caractère assez monolithique, pas sans surprise, mais au déroulé très mécanique, très programmé. Mais quand même… Les auteurs ne font pas semblant : leur narration semble s’en tenir à des points de passage attendus, et dans le même temps Dorison & Montaigne ne prennent jamais de raccourci. Ils réalisent tous les points de passage obligés, avec une forme particulièrement classique, presque académique. Mais quand même, le malaise gagne en intensité, de séquence en séquence.



Certes le dessinateur semble s’en tenir à des cadrages, des plans très sages, mais il ne triche jamais. Il n’utilise pas de raccourcis, il n’a pas recours aux trucs et astuces pour dessiner plus vite, et se maintenir juste au-dessus du minimum syndical. Il fait preuve d’une réelle diversité, peut-être pas originale, mais certainement pas pauvre non plus. Il n’y a pas grande imagination dans ce dessin en double page du Jakarta à quai, mais tous les détails attendus sont là sans exception. Il n’y a pas grande surprise dans le plan de prise de vue du premier châtiment corporel public, mais tous les matelots et tous les cordages sont scrupuleusement représentés. Il n’y a pas grande séduction chez Lucrétia Hans, mais son caractère est apparent dans ses postures, dans les expressions de son visage, dans ses mouvements, dans sa façon d’affronter l’humiliation de l’épouillage de sa coiffure en public, ou encore de son agression par les matelots. Il n’y a pas de réel romantisme chez Wiebe Hayes, mais il apparaît séducteur et touchant à sa manière. Il n’y a pas des vrais héros, mais il y a des êtres humains.


De la même manière, le scénariste n’est pas des plus subtiles, en particulier quand le subrécargue, ou le second, ou le capitaine expriment à haute voix leur conception de l’autorité, pour être sûr que le lecteur ne passe pas à côté de ce thème. Les matelots restent une masse d’individus quasi indifférenciés, sans personnalité, sans que le lecteur ne puisse envisager ce voyage avec leur point de vue de groupe, ou avec le point de vue de l’un d’eux. Mais le récit ne stagne pas dans un manichéisme basique. Chaque personne présente des qualités et des défauts, chaque personne se retrouve à jouer son rôle avec les règles imposées de cette société à cet endroit du monde, à cette époque. Chaque individu se heurte au fonctionnement systémique et doit fait preuve de courage pour prendre sur lui, pour subir, pour maintenir un lambeau de conviction morale malgré les règles qui s’imposent à lui. Rapidement, le lecteur accepte le fonctionnement de la narration parce que les auteurs sont entièrement investis et focalisés sur leur récit, sans finalement porter de jugement moral ou autre sur leurs personnages.



Dans un premier temps, le lecteur se retrouve déstabilisé car il prend fait et cause pour Lucrétia Hans qui se retrouve à voyager dans des conditions dégradées auxquelles elle n’est pas habituée, subissant la pression subliminale d’être une femme sous le regard d’un équipage masculin. En même temps, elle appartient à une classe privilégiée, n’ayant pas à travailler sur le navire, échappant pratiquement à l’autorité du capitaine, mais obligée de regarder un marin fouetté avec une garcette, une scène prouvant que l’implication des auteurs ne faiblit pas même lorsqu’il faut raconter et montrer ces atrocités. Puis vient la question de l’évacuation des urines et des excréments : à nouveau les auteurs exposent les faits, sans rien édulcorer ou dramatiser. En page cinquante-trois, le temps d’une unique case de la largeur de la page, le lecteur découvre ce qu’il advient des marins dont la santé a failli sous le labeur et les conditions de vie : pas de dramatisation romanesque, du factuel, encore plus implacable.


Raconter le naufrage d’un des plus grands navires d’une compagnie maritime de commerce, et recréer les conditions de vie des marins : les auteurs s’y appliquent sans beaucoup de panache, en appuyant le thème qu’ils explorent. Certes, mais ils le font avec consistance, sans céder à la facilité, sans changer de cap, avec une honnêteté et une constance remarquables. Rapidement le lecteur se laisse prendre pas cette narration visuelle détaillée et variée, par ces scènes prosaïques bien construites. Il se retrouve à son tour prisonnier du mode de fonctionnement d’une société, dictant leur conduite à chacun, sans laisser de latitude à l’empathie, à l’entraide, à la solidarité, un comble pour des individus vivant à bord du même navire.



3 commentaires:

  1. Celui-là, j'aurais aimé qu'on en fasse un article à quatre mains, mais tu as été trop rapide.

    Ce tome est le premier d’un diptyque. - Surprise. J'étais persuadé qu'il s'agissait d'un one-shot.

    l’arrêt complet de l’empathie d’un groupe d’humains associé à la suspension de leur jugement moral, avec pour conséquences immédiates sadisme et massacre - Eh bien, tout un programme ! Je savais que c'était du costaud, mais là...

    Viennent ensuite un plan en coupe du navire Jakarta sur deux pages, puis les routes maritimes sur un planisphère, et celle empruntée par le Jakarta - Le type de bonus qui donne encore plus de substance à une œuvre (semi-)historique.

    La première planche en jette, tout simplement. Quelle perspective !

    Difficile d’échapper à la promotion de cette bande dessinée à sa sortie - Tu m'étonnes ! Je regrette de ne pas avoir pu assister à une séance de dédicaces.

    Ça commence bien sûr avec la coupe du navire Jakarta, minutieuse et schématique, indiquant la localisation de onze éléments : cale, faux-pont, pont principal, pont, timonerie, cahute, cabine, cabine supérieure, gaillard d’arrière, dunette, gaillard d’avant, poulaine. - Quel régal ça doit être !

    Après l’introduction de quatre pages, le lecteur découvre une superbe vue plongeante sur la cour du bâtiment abritant le conseil des directeurs, avec une perspective impeccable. - J'en parlais plus haut, justement !

    Dame Lucretia est décidément très belle et très élégante.

    Un bel article qui donne envie de lire cet album, bien qu'il me semble percevoir une pointe amère de déception dans ta conclusion.


    Pour un revenir à notre prochain article, je te soumets quelques choix, outre La Passion des anapabtistes et LW&C2 :
    - Le premier tome de l'omnibus "Dracula". Pas évident parce que tu lis en VO. Tu l'as peut-être déjà chroniqué.
    - Le premier tome de "Blame!", version "de luxe".
    - Le premier album de "Cartland", car j'ai l'intention de relire la série et de la chroniquer album par album.
    - Le premier tome de "Je, François Villon".
    - Nez-de-Cuir.

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    1. C'est avec grand plaisir que j'écrirai à quatre mains l'article sur le tome 2. Pour l'instant, je n'ai pas trouvé de date de sortie, ce qui te laisse le temps d'anticiper.

      Les perspectives : peut-être que je me fais vieux et blasé, parfois j'ai l'impression de retrouver les mêmes plans obligatoires dans certaines BD réalistes. Je suis admiratif du dessin (perspective sur la cour, vue du Jakarta en double page) et en même temps j'éprouve la sensation d'une case convenue, pour se conformer à des consignes implicites sur les attentes du lecteur, ou les points de passage obligés. Peut-être que je deviens difficile.

      Coupe du navire Jakarta, minutieuse et schématique : bon exemple d'élément qui semble imposé, qui se trouvait par exemple dans le premier tome de la série Les passagers du vent, de François Bourgeon, en 1979. Ce qui n'enlève rien au fait que l'exécution faite par Timothée Montaigne est irréprochable.

      Pointe amère de déception dans ta conclusion : ça veut dire que la tournure de mes phrases est ratée. J'ai essayé de commencer par le point qui me chiffonne (une forme un peu convenue), pour ensuite indiquer que je me suis laissé prendre par la narration.

      Notre prochain article
      J'ai effectivement déjà lu les épisodes correspond au premier tome de l'omnibus de Dracula. Je ne souhaite pas commencer un deuxième manga avant d'avoir fini la lecture de Lone Wolf & Cub.
      Du coup, je me suis dit que Cartland serait un choix motivant, mais les intégrales, comme les tomes individuels, ne sont plus disponibles.
      Du coup, je choisirais, sauf si tu as changé d'avis, Je, François Villon, que je n'aurais certainement pas mis dans ma liste de lecture de mon propre chef, du fait d'un tas d'a priori irrationnels.

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    2. Ah, dommage pour "Cartland". En fait, entre "La Passion des anabaptistes" et "Je, François Villon", ce qui me manque un peu c'est le côté "notoriété" de l'œuvre. Un choix "motivant", comme tu dis. On va dormir dessus, mais peut-être qu'on s'oriente vers un LW&C2.

      Sinon je te propose une autre suggestion : "Jesuit Joe et autres récits".

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