jeudi 29 décembre 2022

Très chers élus - 40 ans de financement politique

Vous avez vu combien coûte une campagne présidentielle ?


Ce tome contient un essai complet, indépendant de tout autre. Il s’agit d’une enquête sur le financement de la politique en France, enquête réalisée par Élodie Guéguen & Sylvain Tronchet, dessinée par Erwann Terrier, et mise en couleurs par Degreff. La première publication date de 2022. L’ouvrage comporte cent quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction des deux journalistes : pour conquérir le pouvoir, l’argent est le nerf de la guerre ; il est aussi, généralement, celui par qui le scandale arrive. Il se termine avec un post-scriptum écrit par les auteurs évoquant le délai de sept à huit mois pour la réalisation et la parution du rapport sur les comptes de campagne de l’élection présidentielle de 2022, un entretien de deux pages avec Jean-Philippe Vachia (le président de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques), et un entretien croisé avec les anciens magistrats Jean-Louis Nadal (procureur général près de la cours de cassation, puis président de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique) et Yves Charpenet (directeur des affaires criminelles des grâces du ministère de la Justice).



Lors de la campagne présidentielle de 2022, dans un salon de l’Élysée, Emmanuel Macron reçoit son équipe avec petits fours et champagne. Dans un petit groupe, un conseiller fait le point : fiscal year 16 a été une année de super croissance pour eux. Ils ont eu de très bons wins. Jamais personne dans l’histoire n’a fait un grand win sans grands efforts. Parce que la valeur travail, elle est au centre de leur équation. Mais c’est leur culture d’entreprise dont il est le plus fier. Elle est business-focus. Intense et ambitieuse. C’est une culture de fight. Ils n’ont pas peur de dire que construire une grande boîte c’est un combat. Et âmes sensibles s’abstenir. Un conseiller plus âgé s’éloigne pour aller se rafraîchir aux toilettes, tout en pestant contre ce jargon de la culture de Fight. Il retourne dans le grand salon mais cogne la porte contre le coude de Macron qu’il n’avait pas vu.


Christian Dagnat est au micro, un banquier qui lève des fonds pour le candidat. Il explique aux donateurs potentiels qu’ils peuvent donner jusqu’à 7.500€ par an, et qu’en faisant de même au nom de leur épouse, ils peuvent monter jusqu’à 15.000€. Puis c’est au tour de Macron lui-même de prendre la parole pour indiquer le montant de levée de fond qu’ils ont atteint à ce jour, et les modes de financement complémentaires à venir, y compris le fait qu’il va s’endetter personnellement à hauteur de 8 millions d’euros. Puis il remercie les participants, alors qu’un conseiller distribue des formulaires de dons. Sur un marché découvert parisien, des militants distribuent des tracts pour la campagne 2022. Sylvain arrive en trottinette et rejoint Élodie : ils ont rendez-vous avec Monsieur X, leur source. Ils l’aperçoivent en train de les attendre sur un banc. Ils lui rappellent qu’ils souhaitent échanger avec lui au sujet de leur enquête sur le financement de la vie politique française. En guise d’introduction, il répond que l’argent est essentiel à la conquête du pouvoir. Il a tout vu de l’arrière-boutique des partis sous la Ve république.



Pas facile de donner un aspect visuel à une enquête journalistique, encore moins quand il s’agit de quelque chose d’un peu abstrait comme le financement des partis politiques et des élections. Les auteurs ont pris le parti d’une forme de promenade dans Paris avec un arrêt pour prendre un café, au cours de laquelle les deux journalistes Élodie Guéguen & Silvain Tronchet se mettent en scène en train de discuter avec un monsieur en imperméable et chapeau mou, promenant son chien, qui incarne l’amalgame de plusieurs de leurs informateurs, sous les traits de Monsieur X, vraisemblablement la soixantaine, et ayant connu plusieurs décennies de fonctionnement des partis politiques, de l’intérieur. Le lecteur bénéficie ainsi d’une longue promenade au cours de laquelle il reconnaît la tour Eiffel, des sorties de station de métro, le mur d’enceinte de l’Élysée, les arcades de la rue de Rivoli, la porte d’entrée du Conseil Constitutionnel avec sa magnifique sphinge, la place Vendôme, la pyramide du Louvre, les bouquinistes des quais de la Seine, la passerelle des arts, la place du colonel Fabien, Les Deux Magots, le jardin du Luxembourg, la promenade le long des quais de la Seine à Paris, le ministère des finances, la place de la Bastille, etc., pour finir place de la République devant le monument à la République du sculpteur Léopold Morice.


Au fil de cette déambulation, les trois interlocuteurs évoquent des affaires ayant été couvertes par les médias, les déclarations des hommes et femmes politiques mis en cause, ainsi que certains de leurs collaborateurs, le dessinateur reproduisant avec fidélité leur apparence, ce qui permet de les identifier aisément. Ces séquences souvenirs emmènent le lecteur dans des endroits très variés à chaque fois bien représentés : un salon de l’Élysée, un chantier de construction, la piscine de pièces d’or de Picsou, le plateau du journal de vingt heures, la roche de Solutré, l’hémicycle de l’assemblée nationale, les bureaux des quartiers généraux de campagne des candidats, des bureaux de police pour interrogatoire, le meeting de Villepinte où se produit Nicolas Sarkozy, le parlement européen, le festival d’Avignon, le circuit des vingt-quatre du Mans, une riche propriété avec une piscine, un loft luxueux, les marches du festival de Cannes, etc. Ces images peuvent illustrer littéralement ce que dit le texte, avec éventuellement une légère redondance, comme elles peuvent aussi introduire une touche d’ironie, de sarcasme, de caricature ou de moquerie ouverte. Par exemple, François Fillon effectue un trajet en voiture du Mans à Paris : il conduit une formule 1 sur le circuit automobile, et une jeune femme se tient sur la piste avec un panneau d’avertissement pour le pilote, sur lequel est marqué Rends l’argent !



D’un côté, les auteurs ont effectué un gros travail de préparation pour que la narration visuelle apporte des éléments supplémentaires au texte de l’enquête, que ce soit une prise de recul ou une touche humoristique. D’un autre côté, la narration visuelle est entièrement asservie à cette restitution d’enquête qui s’avère être à charge. Le titre le laissait supposer : la formulation Très chers élus dirige vers le coût de la vie politique, le coût de la démocratie en quelque sorte. Les deux journalistes évoquent les affaires comme Elf. Cogedim. Urba. Françafrique. Fonds spéciaux Matignon. DCN. Luchaire. Etc. Les sources de financement avérés comme les entreprises de BTP, les offices HLM, Bygmalion, etc. Ils citent explicitement les affaires judiciaires avec condamnation et celles avec de forts soupçons, mettant nominativement en cause Patrick Balkany, François Léotard, Gérard Longuet, Alain Madelin, Claude Guéant, Christian Nucci, Roland Dumas, Éric Woerth, Sophia Chikirou, Wallerand de Saint-Just, Marine Le Pen, François Bayrou, Sylvie Goulard, Marielle de Sarnez, Philippe Laurent, Ségolène Royal, François Fillon, Emmanuel Macron, Anne-Christine Lang, et quelques autres. Ils reprennent chronologiquement les astuces et les malversations avérées pour financer les partis et les campagnes, soit en transgressant la loi, soit en la contournant : fausses factures, les marchés publics avec commission entre 3% et 5%, le brigandage municipal pour l’attribution de site pour grandes surfaces, les fonds secrets de Matignon, les surfacturations, les rétro-commissions, les mallettes d’argent en billets de banque, les sous-facturations, les assistants rémunérés par l’Assemblée Nationale ou le parlement européen, la création de micros partis pour cumuler les dons, les instituts de formation, les fondations adossées à des partis politiques, etc. L’inventivité en la matière force le respect, et constitue une ode à la créativité.


Les auteurs se sont fixés comme objectif de prouver la réalité des fraudes, de détournement d’argent public et d’abus de bien sociaux. Leur énumération de faits avérés fonctionne comme un faisceau de preuves, finissant par être accablant. Pour autant, le ton n’est pas au réquisitoire assoiffé de sang. Ils savent faire preuve d’humour, que ce soit avec des anecdotes énormes (deux Tupperwares remplis de billets, enterrés dans les bois par Didier Schuller et déplacés par des sangliers ayant creusé), un dépôt en billets dans une banque pour un montant de dix millions de francs. Ils ne se contentent pas de pointer du doigt pour accuser : ils se livrent également à une analyse de l’effet des différentes lois relatives à la transparence financière de la vie politique, du fonctionnement de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques créée en 2005. Ils reprennent l’analyse de Julia Cagé dans son livre Le prix de la démocratie (Fayard, 2018), aboutissant à la conclusion que les généreux donateurs fortunés profitent à plein des réductions d’impôts et voient leurs préférences politiques massivement subventionnées par l’ensemble des contribuables, et en prime bénéficier d’une politique qui leur est financièrement favorable une fois leur candidat au pouvoir. À l’occasion d’une page ou d’une autre, le lecteur s’aperçoit également que les auteurs et l’artiste se sont coordonnés pour une autre forme d’interaction, la situation montrée commentant ironiquement les faits évoqués. Par exemple, François Mitterrand et son aéropage effectuent l’ascension de la Roche de Solutré, et le président doit se débarrasser d’un caillou dans sa chaussure, alors qu’il pense en même temps à la manière de blanchir son collaborateur Christian Nucci dont les actions génèrent une gêne comme un caillou dans une chaussure. De la même manière, les différentes activités dessinées en arrière-plan pendant la promenade dans Paris recèlent le plus souvent une action publique qui se trouve directement impactée si l’argent public est détourné.


Une enquête sur le financement des partis et des campagnes politiques en bande dessinée : certainement un essai touffu avec des illustrations qui peinent à apporter des éléments visuels supplémentaires. Au départ, le lecteur se dit qu’il y a un peu de ça, mais dans le même temps la lecture s’avère très agréable, sans le côté pesant qui peut accompagner des exposés denses en information. La balade dans Paris semble relever d’un dispositif artificiel gratuit, mais plusieurs séquences finissent par mettre la puce à l’oreille du lecteur : il y a un effet de résonance subtil et élégant entre les lieux traversés et les activités montrées, avec les malversations évoquées. La démonstration est à charge, ce qui est affiché explicitement dès le début, tout en expliquant des mécanismes très divers et très astucieux. Les auteurs ont l’honnêteté intellectuelle de poser la question caricaturale : Tous pourris ? Ils apportent une réponse nuancée et justifiée, et leur enquête fait autant la démonstration de l’utilisation détournée de fonds publics, que de l’amélioration lente mais aussi progressive de la transparence dudit financement, et de l’augmentation du nombre d’enquêtes, de procès et de condamnation. Extraordinaire enquête, restituée avec une intelligence malicieuse.



2 commentaires:

  1. Ah : la politique fait son entrée sur le blog de Présence.

    "tout en pestant contre ce jargon de la culture de Fight" - Effectivement, la blague prête à sourire. Je pense que la vérité n'est pas forcément si éloignée que ça. La politique a son propre registre, mais ça rappelle vraiment le type de langage un peu infantile que l'on sert dans certaines grandes entreprises.

    "Le lecteur bénéficie ainsi d’une longue promenade" - Je sais que tu es particulièrement friand de ce type d'exercice.

    "finissant par être accablant." - Jusqu'à une forme d'écœurement que le lecteur pourrait ressentir, peut-être ?

    "deux Tupperwares remplis de billets, enterrés dans les bois par Didier Schuller et déplacés par des sangliers ayant creusé" - Sérieusement ? Mais oui, sérieusement ! 😆

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il y a déjà eu une ou deux BD politiques ou s'en approchant fortement : Cher pays de notre enfance, d'Étienne Davodeau et Benoît Collombat, ou deux tomes de la petite bédéthèque des savoirs, celui sur la communication politique et celui sur l'anarchie.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2021/10/cher-pays-de-notre-enfance-enquete-sur.html

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/04/la-petite-bedetheque-des-savoirs-tome_10.html

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2019/12/la-petite-bedetheque-des-savoirs-tome.html

      Une longue promenade : j'aime bien cet exercice, en lecture et en vacances. Ici, il m'a fallu un peu de temps pour identifier le lien entre la balade et le sujet.

      Jusqu'à une forme d'écœurement : en ce qui me concerne, jusqu'à un risque de remise en question des préjugés des auteurs. J'aurais été déçu si la conclusion avait été sans appel et sans nuance, de type Tous pourris et c'est inéluctable.

      Supprimer