vendredi 2 décembre 2022

Le Prince de la nuit T01 Le Chasseur

Vous cultivez le regret éternel des choses du passé et le refus de voir au-delà des apparences.


Article coécrit avec Barbüz, blogueur hautement recommandable - Le Prince de la nuit est une série fantastique, indépendante de toute autre, créée et lancée par le Bruxellois Yves Swolfs, célèbre également pour Durango, Dampierre ou encore Légende. La série est publiée par Glénat depuis son lancement. Si Swolfs a réalisé la partie graphique des sept premiers numéros, avec sa femme en tant que coloriste, il se fait remplacer au dessin à partir du huitième tome, Anna (2018). Le Chasseur est le premier numéro de la série ; paru chez Glénat en novembre 1994, sans prépublication, cet album relié grand format (24,0 × 32,0 cm) inclut quarante-six planches en couleurs. Swolfs en écrit le scénario et en réalise les dessins et l'encrage ; son épouse Sophie en compose la mise en couleurs.


Royaume de France, Moyen Âge, une nuit d'hiver. Un homme à l'allure et au physique inquiétants - un manteau à capuchon dissimule à peine ses yeux rouges et son teint d'albâtre - traverse la forêt, portant un luth sur le dos. Autour de lui, les arbres morts tendent leurs branches tordues, comme sous l'effet de convulsions. Il se dirige vers un château-fort, alors qu'une brume commence à monter et que quelques chauves-souris passent devant une lune pleine. Il se présente au châtelain et à ses convives comme un trouvère. Il explique qu'il va de château en château, et de bourg en bourg, porter chants et nouvelles, bonnes et mauvaises. Peut-être plaira-t-il au seigneur de ces lieux de se divertir en l'écoutant ? S'il a accepté de le recevoir, Jehan de Rougemont rétorque qu'il a perdu le goût des ritournelles depuis longtemps. Quant au reste, peu lui importe ce qui se trame dans ce damné monde. Les gens et les affaires de son domaine lui suffisent. C’est alors que son épouse Marianne intervient et déclare qu'elle a grande envie de chansons et de récits qui lui feront oublier pour un soir l'ennui et la tristesse de son existence. Jehan donne sa permission : dame Marianne et dame Clothilde – qui l'accompagne pour couper court aux ragots - montent dans les appartements de la première, suivies par le visiteur.



Inquiet, frère Thibaut, un moine, proteste. Jehan le fait taire : depuis la naissance de leur fils, son épouse – cette mégère - lui refuse ses faveurs et ne lui adresse plus qu'amers propos et récriminations. Qu'elle fasse à sa guise tant que son honneur à lui n'a pas à en souffrir. Thibaut lui confie qu'il est inquiet, car le regard de leur hôte n'a rien d’humain. Jehan l'écoute et ordonne à un garde de monter à la chambre de ces dames et de veiller devant la porte : au moindre bruit de mauvais augure ou appel à l'aide, qu'il se porte à leur secours sans attendre. Le garde s'exécute. Il monte. Il est surpris : pas de musique, point de bavardage, mais des cris étouffés. Il s'annonce, ouvre la porte, et entre dans la pièce...


Une belle peinture en couverture avec une jeune femme allongée, la gorge offerte au monsieur ténébreux avec de grandes canines, une draperie en arrière-plan. Le rapprochement avec la version classique de Dracula est automatique : Bela Lugosi avec une chevelure plus abondante, dans les films Universal, ou peut-être plutôt Christopher Lee dans les films de la Hammer. Un aristocrate issu d'une époque vaguement moyenâgeuse, avec cette domination sensuelle, voire sexuelle, sur les femmes, assez datée. D'un côté, cet aspect peut attirer le lecteur pour sa qualité iconique ou classique. De l'autre, Ann Rice (1941-2021) est passée par là avec Lestat, débutant en 1976 dans Entretien avec un vampire. Puis une diversification entre la franchise Blade avec Wesley Snipes, une série comme Vampire Diaries, les films Twilight, et de nombreuses variations. La séquence d’ouverture conforte le lecteur dans son a priori : une version très classique, peut-être usée jusqu'à la corde. De fait, l'auteur met en œuvre les conventions basiques du suceur de sang, de l'ail et des crucifix, du cercueil et de l'activité nocturne, sans oublier les pieux au travers du cœur, et les victimes qui reviennent en tant que vampires.



Et pourtant... Pourtant, il est probable que cela fonctionne immédiatement chez le lecteur. Car il y a quelque chose de parfaitement archétypal, chez le vampire de Swolfs. Magnétique, certes ; ténébreux, bien sûr. Une domination sexuelle sur les femmes ? Elle est effectivement suggérée. Cette version, classique, est aussi intemporelle. Mais il y a quelque chose de plus, chez ce Kergan : il exsude le mal, immédiatement. Il n'y a aucun doute à avoir ici, et frère Thibaut ne s’y trompe pas. Ni mélancolie, ni séduction, ni vague à l'âme engendré par l'immortalité. Kergan a soif de sang ; pour étancher celle-ci, il brise des existences sans remords en s'amusant de la douleur qu’il cause, comme si la recherche de la satiété était tout autant un plaisir qu'une véritable nécessité. Impitoyable, il crache son mépris à la face de ceux qu’il domine. Sa véritable personnalité est d'ailleurs révélée en dernière planche. Alors, c'est vrai : Swolfs fait appel au folklore que chacun connaît, les gousses d'ail, le crucifix, le pieu dans le cœur... Mais ces éléments s'intègrent parfaitement dans ce Moyen Âge terrible, terreau fertile pour toutes sortes de superstitions. Et ici, ce qui pourrait passer pour clichés s'intègre dans l'intrigue de façon on ne peut plus naturelle. 


D'ailleurs, il ne se produit pas une véritable impression de déjà vu, ou de collection de stéréotypes. Dans la première page, le vampire s'avance dans un grand manteau à capuche enveloppant sa silhouette jusqu'aux pieds ; le lecteur apprécie le soin apporté aux formes torturées des racines et des branches des arbres, finement représentées. En planche 7, Jehan de Rougemont avance lentement sur un lourd cheval, sans idéalisation de la forme de l'animal. La neige recouvre le sol et les arbres ont perdu tout leur feuillage, pour une véritable vision de l'hiver. Il en va de même en planche 13, alors que Jehan, toujours sur sa monture, mais seul, traverse une zone enneigée et désolée. Un peu plus tard, il effectue un plus long voyage vers le village au pied du château du vampire, alors que le soleil commence à décliner : là aussi, le lecteur ressent bien le froid émanant de la neige, la sensation d'isolement. Les scènes d'intérieur bénéficient du même soin naturaliste sans apprêt romantique. Pour commencer, les salles du château des Rougemont sentent la pierre humide et froide, sans draperie mirifique, sans une foule d'invités richement vêtus, bien que les tenues des nobles soient forcément plus recherchées que celles du commun des mortels. Les trois masures du hameau apparaissent simples et fonctionnelles, faisant ressortir la pauvreté des paysans. Cet état de fait est encore plus mis en évidence par contraste avec le riche cabinet du psychothérapeute de Vincent Rougemont et l'appartement du père de ce dernier, les deux endroits bénéficiant de tout le confort moderne. Même si elle est en pierres, la maisonnette d'Enora ne comporte qu'une seule pièce, et son exiguïté est rendue apparente par l'entassement des objets. L'armure de Jehan n'est pas la carapace rutilante et clinquante qu'un chevalier exhiberait à un tournoi, mais est conçue pour le combat au corps à corps, là encore sans idéalisation, l'affrontement se déroulant d'ailleurs sur le seuil d'une modeste chaumière.



De même, l'artiste représente les personnages dans une veine réaliste, sans les embellir physiquement. Jehan de Rougemont présente un visage aux traits durs, aux expressions quelque peu résignées, attestant d'une forme de mal-être latent dont il a conscience et avec lequel il sait qu'il doit vivre. La silhouette de son épouse Marianne est affinée, avec un visage plus épuré, mais sans aller jusqu'à une douceur exagérée. Il porte également la forme d'une rancœur sourde. Elle porte une tenue finement ouvragée qui atteste de son rang et de la fortune de son époux, d'autant plus remarquable comparée à la bure toute simple de frère Thibaut. La tenue du garde est également détaillée, en cohérence avec l'époque, tout en présentant des détails qui attestent d'une forme de sobriété, voire d'économie. Dans la scène finale, le seigneur vampire apparaît dans une tenue noire et sobre. Par ces choix, le récit se démarque des récits de vampire traditionnels, en se tenant à distance des effets de manche et de tout clinquant visuel. 


La couverture promet un vampire dans la plus pure tradition romantique macabre. La narration visuelle s'avère d'un classicisme prévisible, avec des dessins descriptifs élégants finement exécutés. Le lecteur appréciera la variété des angles de prises de vues, ainsi que celle des plans, avec de belles perspectives (le donjon, par exemple). La mise en page alterne horizontalité et verticalité, le tout structuré par les gouttières blanches de rigueur ; pas de volonté de sophistication ici. Le trait est net, fin, et continu. L'encrage est léger, discret, efficace, et sans surcharge dans la technique d'ombrage. Swolfs, c'est le respect du détail. Ici, tous les arrière-plans sont soignés ; encore une fois, sans excès, sans lourdeur, avec une densité de détail très satisfaisante (les façades d'immeubles haussmanniens, le lit à baldaquin de Marianne, etc.). L'investissement de l'artiste dans la représentation des environnements tire la narration visuelle vers le haut, au-dessus des clichés visuels prêts à l'emploi et vidés de toute saveur. Le travail du Bruxellois se caractérise aussi par cette approche toujours juste de la lumière, que ce soit celle de la salle du banquet, des tristes matinées d'hiver, ou de la forêt aux petites heures de la nuit. Il est bien aidé en cela par la mise en couleurs de son épouse et complice.



Il est évident que l'auteur s'est intéressé à la question linguistique, tout en souhaitant garder un texte parfaitement intelligible. Son texte est travaillé, mais reste intégralement accessible malgré le vocabulaire choisi. La façon très formelle dont chaque personnage s'exprime est mise en évidence ; le phrasé est parfois un tantinet grandiloquent, un rien empesé, pour un effet théâtral, emprunté, peut-être un peu artificiel en certains endroits. 


Bien que le naturalisme soit gommé au profit de l'action et de l'intrigue, Swolfs essaie de rendre compte de ce que pouvait être le Moyen Âge. Pour l'auteur, nul doute qu'il s'agissait d'une société construite sur la notion de rapport de force. Il y a d'un côté la soumission au seigneur, c'est-à-dire au maître. Gueux et gardes n'en mènent large ni face à Jehan ni face à Kergan et leur obéissent sans discuter par peur de l'autorité incarnée et des conséquences ; cela étant, les paysans savent qu'ils peuvent se tourner vers Jehan pour les protéger. De l'autre, il y a la soumission à l'homme : sans pouvoir espérer aucune aide, Marianne doit subir les appétits et la domination de son époux, celui-ci décidant de sa vie et de ses droits comme il l'entend et selon son humeur.



En entamant cette histoire, le lecteur se doute bien de ce qui l'attend : un vampire ténébreux et immoral, buvant le sang de jeunes femmes faibles et séduisantes, prêt à bondir férocement sur tout homme tentant de l'attaquer, avec un chasseur sur ses traces. C'est plié d'avance. Plié ?... Pas tout à fait. Dans un premier temps, Jehan de Rougement ne peut pas croire à l'existence d'une créature telle qu'un vampire, puis il doit se rendre à l'évidence et il l'accepte, l'époque se prêtant bien aux croyances en des créatures surnaturelles. Seul, il se met alors en route sur le chemin de la vengeance. La qualité du duel tient ses promesses : d'abord à distance, par proies interposées. Le vampire ne joue qu’un rôle en arrière-plan, la lutte contre lui servant de révélateur à la nature profonde de Jehan. Puis, le face-à-face, qui répond aux attentes des plus exigeants. Autre point : le lecteur sera surpris par un intermède de quatre pages se déroulant en 1933, qui permet à Swolfs d’éviter deux écueils : celui de la simplicité de l'intrigue et celui de la linéarité, tout en ajoutant une bonne dose de mystère. Le récit reprend son chemin moins balisé qu'on ne pourrait le penser : le regard de Jehan s'est fait plus froid, comme si une étincelle de chaleur humaine y faisait défaut, et une séquence révèle l'origine de son mal-être, ce qui dépouille le justicier de toute aura romantique. Le monstre en a créé - révélé ? - un autre.


À la fin, le lecteur se rend compte qu'il a voyagé dans un récit aussi sombre que prévu, mais pas de la manière dont il l'avait anticipé. Sa curiosité est aiguisée pour la suite ; il est à la fois intrigué par la lignée des Rougemont, à la fois dubitatif quant aux interjections du vampire qui en appelle à Belzébuth son maître, au risque d'intégrer une dimension démoniaque de pacotille avec l'inévitable marchandage d’âmes. Le lecteur s'interroge sur le but du vampire, ce qu'il représente, car c'est bien lui le personnage central de la série, même si Jehan lui dispute la vedette dans ce tome. Kergan n'est-il qu'une âme damnée venue troubler le cours des choses ? Une incarnation sophistiquée du mal ? Swolfs n'aborde pas encore cette question ; le choix de réaliser une série implique une réponse complexe, mais nous n'en sommes qu’au premier tome, après tout. De plus, le scénariste, intelligemment, se retient de tout miser sur le vampire, focalisant son récit sur le chasseur très humain, montrant un individu ayant accepté sa part de ténèbres sans pour autant avoir réussi à se pardonner. Un vague doute subsiste chez le lecteur quant à la direction que prendra la suite, mais sa curiosité est éveillée, autant par les origines du vampire que par le déploiement de l'intrigue à travers les siècles.



3 commentaires:

  1. J'ai beau le lire et le relire, voilà un article dont la qualité supérieure m'estomaque à chaque fois. 😆

    Très beau choix d'images. Je n'avais trouvé que celles de BDGest.

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    1. As-tu commencé à avoir des idées pour un article en commun du premier semestre 2023 ?

      En fait, je ne suis parvenu à trouver qu'une seule image de plus, celle avec les loups, et composer une mosaïque à partir des couvertures des autres tomes : pas beaucoup d'images facilement accessibles pour ce tome.

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    2. Non, mais merci pour la piqûre de rappel.
      En fait, j'y ai pensé, mais sans avoir d'idée. Tout à l'heure tu évoquais "1629". J'y pensais ; mais j'aimerais que le soufflé promotionnel retombe un peu, donc ça ne serait pas pour tout de suite.
      Je me souviens qu'à une époque, on avait rapidement discuté de "Green Manor". Mais ça ne me paraît peut-être pas suffisamment symbolique pour moi pour que je souhaite en faire un article avec toi.
      Si tu as quelque chose à me proposer, je suis preneur.

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