jeudi 1 décembre 2022

Barracuda T02 Cicatrices

La vie fut belle parfois.


Ce tome fait suite à Barracuda T01 Esclaves (2010) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en six tomes. Il compte 52 planches, et la première parution date de 2011. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, en particulier les films, et bien sûr L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894).


Trois années ont passé. À la cour du roi d’Espagne, l’heure est à la prière. L’heure est toujours à la prière. Dans une chapelle monumentale, le roi d’Espagne est agenouillé en train de prier, avec dames elles aussi agenouillées, deux gardes en faction. Son recueillement terminé, il se retourne et s’adresse à Dona Alfonsa en lui demandant si elle souffre d’un refroidissement car sa respiration lourde l’a gêné dans ses prières. Elle lui présente ses excuses, lui indiquant qu’elle a la gorge encombrée. Il lui intime que dorénavant elle évitera de respirer pendant ses dévotions car il n’aime pas être dérangé lorsqu’il s’adresse à Dieu. Don Schlirfos, un conseiller, entre dans la grande chapelle, accompagné par le capitaine De la Loya. Ce dernier présente ses excuses car il a échoué à la mission que lui avait confié le roi : mener à bon port Dona Emilia del Scuebo, une amie très chère. Il répond qu’il a voulu mourir pour ça, mais que Dieu n’a pas voulu de lui. Le roi lui confie une nouvelle mission : la ramener vivante et il lui en donne les moyens, deux galions de mille tonneaux, armés chacun de quarante canons. Il ajoute que le père Sanche désire le rencontrer avant son départ.



Don Schlirfos mène le capitaine De la Loya au père Sanche, alité par la maladie. Le prêtre lui explique qu’il a appuyé la demande du capitaine : il souhaite que le marin récupère le diamant Kashar. Il en explique l’origine. Ce diamant appartenait au roi créole Arriego Kashar qui régnait sur une bande de terre, un isthme auquel le royaume d’Espagne a donné le nom de Panama. Cet isthme s’étend entre la mer caraïbe et l’océan Pacifique. C’est par là que passent les grandes routes commerciales en provenance de l’Asie et de la Nouvelle-Grenade. Routes longues et dangereuses, les marchandises étant acheminées à dos de mulet jusqu’à Nombre de Dios et Portobello. Dieu lui a envoyé un songe : relier l’isthme par une voie d’eau. Vasco de Balboa fut le premier à entrevoir cette possibilité. Depuis l’Espagne n’a rien fait. Le premier qui parviendra à réaliser ce rêve deviendra le maître du nouveau monde. Ce rêve, ce doit être celui de l’Espagne. Or, il n’est possible qu’avec l’aide des Créoles qui, mieux que personne, connaissent ces terres. Ils sont prêts à aider les Espagnols, mais à une seule condition : que le diamant du Kashar leur soit restitué. De la Loya sera accompagné par le frère Esteban qui a perdu la vue après avoir tenu le diamant du Kashar entre ses mains, et y avoir danser dans ses reflets l’image du Malin qui tenta de le séduire.


Le scénariste l’avait annoncé dans son introduction et il tient parole : ce tome se déroule entièrement à terre à l’exception d’une case en planche sept pour découvrir le navire du capitaine Morkam qui arrive en vue de l’île Puerto Blanco. Le pirate Blackdog s’en est allé à bord de son navire Barracuda, pour une chasse au trésor : trouver et s’approprier le diamant Kashar, et les autres personnages sont restés derrière, sur l’île. L’introduction de sept pages permet de retrouver le capitaine De la Loya qui a échoué dans sa mission et qui vient se présenter à son roi. L’artiste fait preuve d’une verve visuelle peu commune, s’investissant totalement pour chaque pierre de chaque pilier et de chaque arche de la gigantesque chapelle, chaque statue décorative et chaque tableau derrière l’autel, sans oublier les peintures au plafond. Le cuir des vêtements rutile et la fraise du roi est immaculée. La scène dans la pièce où se trouve le lit du père Sanche marque tout de suite l’esprit par sa mise en scène : un lit avec une couverture rouge aux motifs dorés dans une pièce avec un dallage en pierre, des candélabres sur pied avec des bougies en cercle à bonne distance du lit, des dais rouges, des moines encapuchonnés dans une bure noire. Une vraie mise en scène, rendue plausible par la force de caractère du père Sanche : son visage émacié, ses traits durs, la vivacité de son regard perçant. L’apparition de frère Esteban avec son bandeau sur les yeux, les profondes rides de son visage. Une aura de mystère morbide s’installe, déstabilisant même un individu aussi aguerri que le capitaine De la Loya.



Puis le récit revient à l’île Puerto Blanco : le lecteur retrouve les personnages du premier tome, en particulier les trois jeunes gens Raffy fils de Blackdog, Maria Sanchez del Scuebo, et Emilio/Emilia. La première page précise que trois années ont passé et ils ont grandi, étant franchement adolescents, voire jeunes adultes pour les deux premiers. Le lecteur se rend compte qu’il a envie de savoir ce qu’ils vont devenir, comment cette jeune génération va imposer sa présence, trouver sa voie, influer sur le cours des événements. Le visage du premier devient de plus en plus farouche, marquant un mélange de colère et de frustration irrépressibles, et ses actions montrent une forme d’autodestruction très consciente, en particulier une scène avec un couteau d’une terrible intensité, à la mise en scène dramatique à souhait pour transcrire la rage qui habite Raffy. Le corps de la seconde est resté svelte, parfois presque masculin, tout en étant mis en valeur dans de magnifiques robes près du corps, où la couleur rouge domine. Son visage porte la marque de l’ennui, souvent de l’absence d’émotion, sauf quand elle fait souffrir son mari ou qu’elle fait pendre un esclave. Le cas d’Emilio a conservé toute son ambiguïté, le scénariste jouant sur le fait qu’il reste travesti en femme, et le dessinateur transcrivant à merveille son caractère androgyne.


Le scénariste rajoute d’ailleurs une couche d’ambiguïté quant au comportement de Mister Flynn vis-à-vis de son jeune protégé. Le lecteur retrouve d’autres personnages à la forte personnalité, comme le très soumis Ferrango, la séduisante gouverneure Jean Coupe-droit, ou encore De la Loya. Il découvre un nouveau personnage qui vole la vedette dans deux scènes : le capitaine Morkam. Sa première apparition est très soignée : juste sa tête s’encadrant dans la lorgnette d’une longue-vue, avec un visage couturé de cicatrices, un large chapeau noir, des dreadlocks improbables et une parure de plumes au niveau du col. L’artiste joue à fond le jeu du mystérieux personnage patibulaire sinistre, tout en nuances de noir. Les ruffians fréquentant la taverne locale valent également le coup d’œil. Le dessinateur se montre tout aussi impliqué dans la représentation des décors et la mise en couleurs agissant comme un exhausteur de chaque forme, de chaque élément. La vue en contreplongée de l’intérieur de cette chapelle coupe le souffle, et les paysages de l’île se révèlent tout aussi consistants. Elle comprend également des constructions comme le palais de la gouverneure avec vue imprenable sur la ville, la luxueuse maison que Maria Ferrango s’est fait construire et son magnifique jardin à la française, l’intérieur de la taverne en pierre avec ses roues de chariot suspendues au plafond et supportant des bougies pour l’éclairage, un aperçu nocturne de la ville de Londres, la cabane en bois de maître Donadieu avec son ponton branlant. Les paysages en extérieur constituent également un régal à contempler : la découverte de l’ile de Puerto Blanco depuis l’océan, la plage sur laquelle Flynn entraîne Emilia à l’épée, la clairière en pleine jungle où maître Donadieu entraîne Flynn à l’épée, le chemin sur lequel le capitaine Morkam passe son ennemi par le fil de l’épée.



Finalement, le scénariste pourrait se contenter d’enfiler les scènes convenues à base de cliché du genre Pirate, et le lecteur serait déjà contenté par le plaisir de la narration visuelle. D’un autre côté, il est quand même bien revenu pour la suite, étant resté sur sa faim avec le premier tome. Il se rend compte que Jérémy Petiqueux fait parfois trop bien son travail, la ville devenant tellement concrète que le lecteur finit par se demander comment il peut y avoir autant de constructions, quelle est la population réelle, etc. Le scénariste prend soin de faire évoluer ses personnages, en particulier les trois jeunes qui ont visiblement pris de l’âge et dont les sentiments se sont affermis. L’intrigue progresse également, même en l’absence du navire dont la série porte le nom, et de son capitaine. La chasse au trésor, le diamant Kashar, gagne en importance. Le passé d’un personnage est développé, ce qui ajoute encore au thème de l’ambiguïté sexuelle, avec un parfum d’inceste particulièrement tabou. La vengeance de Maria progresse lentement mais sûrement avec plusieurs mises à mort. Une jalousie et un amour bafoué trouvent leur début. Le scénariste parvient également à intégrer une scène de fête au cours de laquelle les forbans fortunés singent les bonnes manières de la haute société avec un résultat pour le moins en demi-teinte.


Deuxième chapitre de cette histoire de pirates : la narration visuelle s’avère fournie, détaillée, spectaculaire quand le besoin s’en fait sentir, très agréable à l’œil, avec une mise en couleurs naturaliste sophistiquée très bien adaptée. Le scénario manipule les conventions de genre attendues comme les pirates patibulaires, les actes de violence, une saoulerie, l’absence d’honneur chez les malfrats, et des passions qui couvent et qui éclatent. Dès qu’il retrouve les trois personnages principaux, le lecteur fait le constat qu’il est accro et il ne boude pas son plaisir.



2 commentaires:

  1. La couv' : c'est le capitaine Morkam, n'est-ce pas ? On dirait Keith Richards, c'est flagrant ou c'est moi ?

    "Trois années ont passé." - Un point que j'ignore, c'est à quelle époque se déroule cette série. Je suppose que c'est à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe, premier quart maximum, dis-moi si je me trompe.

    "L’apparition de frère Esteban avec son bandeau sur les lieux" - sur les yeux, je suppose ?

    "Le scénario manipule les conventions de genre attendues comme les pirates patibulaires, les actes de violence, une saoulerie, l’absence d’honneur chez les malfrats, et des passions qui couvent et qui éclatent." - J'ai l'impression qu'on est loin de "Barbe-Rouge" ! 😆

    "Dès qu’il retrouve les trois personnages principaux, le lecteur fait le constat qu’il est accro et il ne boude pas son plaisir." - Le type de conclusion que j'adore.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'y avais également vu l'influence de la dégaine de Keith Richards, mais avec une forme de visage un petit peu moins sèche. Je présume que Jérémy a dû doser avec attention ce t hommage pour ne pas non plus donner l'impression de copier ouvertement le 4ème film de la série Pirate des Caraïbes : la fontaine de jouvence.

      Je me souviens que j'avais cherché une indication précise de la décennie pendant laquelle se déroule l'histoire, mais Jean Dufaux ne donne aucune indication précise dessus.

      Merci pour la faute de frappe, je corrige de suite.

      Pour la comparaison avec Barbe-Rouge, je me fis à ton jugement car je ne me souviens quasiment plus de deux ou trois albums que j'ai lu au siècle dernier.

      Je me suis laissé emporter par l'aventure, en mettant de côté toute attente intellectuelle : et vogue le navire !

      Supprimer