jeudi 15 décembre 2022

Ginette

Comme on est en page 69, on s’en fait un ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc de quatre-vingt-dix-sept pages avec l’utilisation d’une seule teinte de rose généralement pour les arrière-plans, dont la première édition date de 2022. Elle a été réalisée par Florence Cestac, bédéaste et autrice, entre autres, de Le Démon de midi ou "Changement d'herbage réjouit les veaux" (1996), copropriétaire et coéditrice de Futuropolis avec Étienne Robial. Il s’agit d’un ouvrage de petites dimensions : 13cm x 18,1cm.


Tout commence avec une introduction de Philippe Druillet – Aaaaaaaaaaah ! Oui ! Oui ! Ouiiiiiii !! Une giclée d’admiration devant l’œuvre profonde de Florence Cestac. Verge haute, chapeau bas ! Ginette, la cinquantaine ou la soixantaine, se tient debout dans son peignoir, cigarette à la main : elle en a déroulé du câble, la Ginette ! Elle va bonnir tout ça car elle sent que ça intéresse le lecteur. Elle est à la retraite maintenant, mais elle monté sa petite affaire toute seule comme une grande. Sans jamais se faire racketter par quelques proxos, souteneurs ou maquereaux en tout genre. Pourtant elle en a connu des beaux. Il y avait le capitaine, gueule de baroudeur mais mauvais comme une teigne, Momo le gros dégueulasse, le chauve sadique qui portait bien son nom. Ou la grosse Mirza avec son claque rue des Tringles à rideaux, Madame De et ses poules de luxe. Et cependant elle n’a jamais eu d’ennui, grâce au commissaire Chinchard, Léon de son prénom. Ce fut un de ses premiers clients, simple flic à l’époque. Gueule d’amour, peau sucrée et bien monté l’animal ! Du poilu, du sauvage, du musqué, du fauve à plein nez. Tout de suite, l’accord parfait : bitte, chatte, nichons tétons, peaux, langues, bouches, mains doigts fesses, poils cheveux, odeurs, jus, phéromones… Ils ont a eu de sacrés bons moments, mais faire vie commune, ce n’était pas le genre de l’indomptable. Par contre, il a été son protecteur pour la vie.



Concrètement, Chinchard avait laissé un petit appareil à Ginette, qui lui permettait de l’appeler au moindre problème. Des tordus, des cinglés, des pervers, des compliqués, elle a croisé de tout. Ginette se souvient du premier. Un mec zarbi qui ne la regarde jamais en face et fait trois fois le tour de la piaule en mode introspection. Puis il s’adresse à elle en lui ordonnant de se déloquer en vitesse et d’écarter les cuisses. Lorsqu’il se retourne après s’être déshabillé, elle constate qu’il exhibe son engin coiffé d’une capote à clous. Alors qu’il s’approche d’elle, la porte s’ouvre derrière lui, et Chinchard s’occupe lui avec perte et fracas. Ginette revient après la baston et il lui explique qu’il lui a renfilé sa capote à l’envers et balancé sur le trottoir : elle ne l’a plus jamais revu. Un autre : le client la suit dans l’escalier. Une fois entrée dans la chambre, elle se retourne vers lui et constate qu’il est venu avec ses trois frères, chacun plus grand que le précédent. Chinchard intervient pistolet à la main et les oblige à avancer en faisant la chenille, chacun ayant pénétré celui qui se trouve devant lui. Elle n’a pas non plus oublié le maître-chien avec son imperméable en cuir et qui lui explique que c’est le chien qui va la pénétrer.


Cette histoire est publiée par l’éditeur Les Requins Marteaux dans sa collection BD.Cul. Effectivement, l’autrice respecte le cahier des charges, avec de la nudité frontale et des scènes de sexe explicites. Dès la planche six, Ginette accueille son client Léon. Dans la première case, elle a son visage à la hauteur du sexe de son client et en apprécie le calibre. Dans la case en-dessous, elle a commencé à lui faire une fellation. Dans la page suivante, le lecteur assiste à une pénétration en gros plan, un cunnilingus, et une expression de jouissance extatique sur le visage de Léon. En page 57, Ginette explique qu’elle en a vu défiler du phallus, et voici quelques morceaux de choix, avec une case en gros plan pour chacun. Le standard sous une belle touffe. Le mandrin sur grosses couilles et belle toison. Le costaud à belles bourses sous pilosité frisée. Le trapu bien coiffé, à roubignoles bien ramassées. Le vermisseau à petits roustons un peu dégarni. Le tout en goutte d’huile sous pelage d’astrakan. Le champignon sous la forêt. L’Œdipe irrésolu. La maraca à bout rond sur grosses testicules ébouriffées. Le fracturé sur couilles pendantes. À chacun, correspond une case avec un dessin en gros plan. Au fil des scènes, il apparaît que la dessinatrice ne réalise pas beaucoup de gros plans, moins de cinq, mais que les rapports sexuels sont très charnels et très explicites. Il s’agit donc bien d’une bande dessinée à caractère pornographique.



Pour autant Florence Cestac n’a pas changé sa manière de dessiner, ce qui, de prime abord, peut paraître un peu antinomique. Elle évoque la carrière d’une prostituée, et elle réalise des dessins à l’apparence tout public voire enfantine. Dès la couverture, le lecteur constate qu’elle utilise le mode Gros nez pour Ginette, et c’est le cas pour tous les personnages. Dans le même ordre d’idée, elle ne dessine que quatre doigts à chaque main, comme une forme de représentation enfantine. Certaines exagérations comiques relèvent également de conventions tout public : des étoiles à proximité d’une bagarre, un hommage aux Dalton de Lucky Luke pour le client avec ses trois frères, des petits cœurs autour de la tête du chien amoureux de son maître, le couvre-chef en peau de castor avec la queue pour le client québécois, les onomatopées, les exagérations de langage corporel et des expressions de visage à des fins comiques, etc. D’un autre côté, ces caractéristiques dédramatisent les situations, font ressortir le plaisir de la relation sexuelle, et tiennent à l’écart tout aspect scabreux, sadique ou dramatique. Elles affichent clairement que l’intention de l’autrice n’est ni sociale, ni sociologique.


Malgré ses possibles a priori quant aux particularités visuelles, le lecteur se sent quand même titillé par les compétences professionnelles de cette prostituée, par le contentement de ses clients normaux. Les actes sexuels montrés restent dans des pratiques classiques, sans s’aventurer vers des jeux qui nécessitent un degré de consentement plus important, sans exploration de territoire vers ce qui peut être considéré comme des perversions sans être illégales. Cestac met en scène une femme compétente dans son métier, travaillant sereinement parce qu’elle n’est pas sous le joug d’un souteneur ou d’un proxénète, et parce qu’elle bénéficie de la protection de Léon qui intervient en cas de danger. Il n’est pas question de tarif, mais il s’agit bien d’une activité rémunérée, et il n’est pas non plus question de financement de la retraite, alors que Ginette évoque sa carrière après coup. Dans le même temps, ce défilé de clients ne manque pas d’humour et d’à-propos. L’autrice montre une femme qui sait y faire et des hommes qui viennent chercher une partie de plaisir. Il n’est pas question de leur possible régulière ou de misère sexuelle. En revanche, ils ont recours à l’amour tarifé pour assouvir leurs désirs sexuels. L’autrice s’en tient à la mise en scène des ébats, en faisant apparaître un trait de caractère pour chaque client. Une fois passés les tordus, Ginette évoque les surprises marrantes : l’armoire à glace masochiste, le sournois qui sort sa lame puis qui se met à pleurer, celui qui discute les prix, le lapin trop rapide, le ramoneur interminable, celui qui se rase le pelvis et qui pique, le trop bien monté, le québécois avec ses expressions, le bavard épuisant, celui qui se trouve beau, l’adepte du sexe tantrique. Ces cas ne servent pas à dresser une critique féministe et condescendante de la gent masculine qui pense avec ce qu’elle a entre les jambes.



Ginette est touchée par les imperfections, les maladresses, les légères névroses de ses clients, presque dans une attitude maternelle. Chacun vient pour satisfaire ses envies et trouver son plaisir, sans besoin de se soucier de celui de sa partenaire. Chacun exprime ses demandes et expose ainsi ses petites manies, une facette de ses fantasmes, et ceux-ci se situent dans la normalité traditionnelle de l’acte sexuel. Sans pousser le bouchon jusqu’au cliché de la prostituée au grand cœur, Cestac montre que Ginette est parfois sensible à telle ou telle petite manie, qu’elle l’apprécie, ce qui rend ses clients plus humains. En outre, tout le récit baigne dans la bonne humeur, avec quelques cassages du quatrième mur, comme la première page où Ginette s’adresse au lecteur, ou la page soixante-neuf dont Ginette remarque le numéro et propose à son client de se passer à la position correspondante.


Les responsables de cette collection proposent à des bédéistes bien installés de réaliser une bande dessinée à caractère pornographique ce qui constitue un vrai défi du fait des conventions très contraignantes du genre. Florence Cestac relève le défi avec sa verve habituelle. Elle met en scène une prostituée à la retraite qui évoque sa carrière, et surtout ses clients les plus marquants, évacuant d’abord les tordus, avant de passer aux individus normaux en manque de sexe. Ce n’est pas un récit féministe, et peut-être que la représentation de la prostituée est un peu datée, mais c’est un récit féminin avec un regard amusé sur la variété des hommes et de leur sexe.



2 commentaires:

  1. "bonnir" - Je vais parfaire ma connaissance de l'argot parisien.

    "Des tordus, des cinglés, des pervers, des compliqués, elle a croisé de tout." - Je lis les exemples qui suivent, et je me dis qu'effectivement, certaines prostituées ont dû en voir passer, des zozos.

    "Il s’agit donc bien d’une bande dessinée à caractère pornographique." - CQFD, mon cher Watson.

    "elle réalise des dessins à l’apparence tout public voire enfantine" - En effet, il s'agit de ne pas se tromper lorsque l'on veut faire un cadeau.

    "des étoiles à proximité d’une bagarre" - Tu veux dire des idéogrammes ?

    "Ce n’est pas un récit féministe" - Remarque intéressante. Effectivement, ça mérite d'être précisé.

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    1. Les étoiles : des figures géométriques à cinq branches, comme on peu en voir dans les dessins animés pour enfant quand deux personnages se tapent dessus dans une tourbillon.

      Ce n'est pas un récit féministe : je me dis que si cette bande dessinée avait été réalisée par un homme, la critique aurait pointé une vision naïve et faussement romantique de la prostituée au grand cœur qui ne peut pas s'en sortir seule sans son protecteur bien intentionné.

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