lundi 26 décembre 2022

Barracuda T04 Révoltes

Il y eut un moment de flottement tandis que le premier boulet fauchait tout sur son passage…


Ce tome fait suite à Barracuda T03 Duel (2012) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en six tomes. Il compte cinquante-six planches, et la première parution date de 2013. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, en particulier les films, et bien sûr L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894).


Au début de la journée, il se passait beaucoup de choses à Puerto Blanco. Certaines assez fâcheuses… Et d’autres assez inattendues, bien que lourdes de conséquences… dans son palais, la gouverneure Jean Coupe-Droit se lève et commence à chausser ses cuissardes. Son serviteur africain Goudron entre dans la pièce et l’informe que Ferrango, le marchand d’esclaves, a surpris son épouse Dona Maria Scuebo alors qu’elle le trompait avec Raffy. Quelques billets anonymes l’ont prévenu de son infortune. Ferrango a demandé que l’on ouvre la cuve aux ailerons pour supplicier Raffy. La gouverneure achève de s’habiller au plus vite afin d’aller empêcher le supplice. Alors qu’elle franchit la porte de sa demeure avec Gourdon à ses côtés, elle est interpellée par la prostituée Fine Flame qui l’attendait. Elle indique qu’elle ne tient pas à ce que Raffy ait la vie sauve. Elle ajoute qu’elle a en sa possession un maroquin rouge qui contient les petits secrets de la gouverneure. Cette dernière est obligée d’accepter le chantage de la prostituée : ne pas intervenir pour sauver Raffy, en l’échange de quoi Fine Flame s’engage à ne pas diffuser les informations contenues dans le maroquin rouge.



Sur le port, Mange-Brèche a fait ouvrir la cuve aux ailerons : il s’agit de l’épave d’un vieux navire dont le bastingage supérieur affleure encore au-dessus de l’eau et délimite un bassin au-dessus duquel une planche a été jetée de la proue à la poupe. À l’intérieur, deux requins, Croque-Misère et sa fille Dent-de-lait, tournent en rond attendant leur nourriture. Alors que des pirates ajustent la planche de part et d’autre, Mange-Brèche demande combien de pichets de rhum il convient de faire boire à Raffy avant qu’il ne traverse la cuve sur la planche, les yeux bandés. Ferrango déboule en trombe et exige le maximum : douze pichets de rhum. Un pirate s’exécute et fait boire Raffy. D’une rue surplombant le port, Jean Coupe-Droit et Gourdon regardent le spectacle, sans intervenir, la gouverneure étant sous le joug de la menace de Fine Flame. Ayant eu les yeux bandés, Raffy entame sa progression hésitante et chancelante sur la mince passerelle. Il parvient à réaliser quinze pas, mais son équilibre commence à être pris en défaut. Tous les spectateurs s’apprêtent à assister au repas des requins, mais l’île est attaquée par deux galions espagnols. Il se produit un court moment de flottement tandis qu’un premier boulet fauche tout sur son passage.


L’arrivée des Espagnols avait été annoncée dans la dernière page du tome précédent : le lecteur sait qu’il va assister à des combats sur l’île de Puerto Blanco. Il se doute que, à l’instar du tome deux, celui-ci va se dérouler essentiellement à terre, et c’est le cas sauf pour les deux dernières pages. Le scénariste maintient son cap d’une histoire de pirates qui se déroule essentiellement à terre. Il est certain que les Espagnols vont débarquer avec des intentions belliqueuses, dans l’objectif d’imposer la loi du roi d’Espagne sur ce sol. Il est tout aussi certain que les membres de la flibuste ne vont pas se laisser faire. Encore une fois, la vie des trois principaux personnages va être le jouet des événements, avec des conséquences imprévisibles. Leur situation sociale sur l’île va s’en trouver chamboulée, en bien, et plus vraisemblablement en mal. Le lecteur se rend compte qu’il est revenu pour l’intrigue, pour l’affection qu’il porte aux trois jeunes gens, et pour l’évasion visuelle des dessins. Comme dans les tomes précédents, Jérémy Petiqueux ne s’économise pas et met l’eau à la bouche du lecteur dès cette magnifique couverture où Raffy est armé jusqu’aux dents avec une intention claire d’en découdre… et une veste un peu trop grande pour lui qui indique qu’il n’a pas encore acquis l’expérience suffisante pour pouvoir prétendre assumer la place de son père Blackdog.



En artiste complet, Jérémy continue d’utiliser la couleur pour rendre compte de la luminosité, et pour installer des ambiances. La page d’ouverture baigne dans une lumière gris-violet, indiquant les petites heures du matin. Dans les pages suivantes, la lumière des torches rend leurs couleurs aux murs et aux personnages. Le supplice de la cuve aux ailerons se déroule dans une teinte orangée, avec un soleil pas encore complètement levé, pour une ambiance avec une touche morbide malaisante, et des eaux teintées de gris. Sur les galions, les armures apportent une touche argentée, sous un ciel gris. De retour dans le palais de la gouverneure, les teintes sont plus claires, donnant la sensation au lecteur d’un endroit plus accueillant, protégé. À nouveau dans la rue, alors que la gouverneure essaye de se faire une idée de la situation, de l’avancée des soldats espagnols dans l’île, le gris reprend le dessus, menaçant. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce bleu noir de la dernière séquence, alors qu’un frêle esquif a pris la mer de nuit, emmenant les fuyards vers des récifs menaçants. L’artiste réalise donc un travail très minutieux avec les couleurs, en créant une palette spécifique pour chaque séquence, allant de naturaliste à impressionniste, tout en jouant sur les dégradés pour accentuer le relief de chaque surface, un travail d’orfèvre.


Le lecteur retrouve la même minutie dans les traits encrés délimitant les contours. Le dessinateur travaille dans une veine descriptive et réaliste, pour montrer les lieux, les tenues vestimentaires et les accessoires dans le détail. Le lecteur prend son temps pour savourer des cases ou des pages superbes et mémorables : la vue du dessus de la propriété du la gouverneure avec son palais, ses dépendances et ses jardins, ses beaux escaliers, les gréements sur les navires du port, le bois de la barrique de rhum et de la table sur laquelle est posée, la grande barque où les soldats espagnols ont pris place et ses rames frappant l’eau, la mêlée sanguinolente entre les soldats espagnols et le petit peuple, avec des giclées de sang, les mêmes soldats marchant dans les rues de la ville, la forêt dans laquelle Raffy et Dona Maria Scuebo s’enfuient, les sous-sols du palais de la gouverneure avec ses sols et ses murs de pierre, la mise à sac de la demeure de Dona Maria avec un face à face tendu entre les soldats et les Africains, la séance de torture de Dona Maria (vraiment dure), et le frêle esquif des fuyards sur la mer agitée. Comme il avait pu le constater dans le tome précédent, le lecteur voit que l’artiste a trouvé ses marques, a pris confiance en lui, et sait comment apporter ses visions, ses compétences professionnelles (découpage de la scène, prise de vue, décoriste, accessoiriste, directeur d’acteurs) pour créer des pages racontant plus que ce que contient le scénario, pour l’étoffer, le nourrir, devenir le narrateur à part égale avec le scénariste.



Le lecteur sent que l’auteur passe à la deuxième moitié de son récit, que la majeure partie des éléments de l’intrigue a été exposée, et qu’il n’a plus qu’à en tirer profit. Les relations entre les personnages sont bien établies, qu’il s’agisse des amitiés ou des rancœurs. La dynamique est en place : les jeunes gens essayent soit d’accomplir leur plan, soit de survivre en fonction des revers de fortune provoqués par des événements sur lesquels ils n’ont aucune prise, les Espagnols arrivent, et quelque part Blackdog revient à plus ou moins courte échéance. Bien sûr, le scénariste joue à sa guise de la temporalité (l’attaque des Espagnols survient bien à propos pendant le supplice de la planche), et des événements (Jean Coupe-Droit échappe aux patrouilles pour avoir le temps de voir Fine Flame négocier, puis est attrapée par une patrouille, Dona Maria et Raffy s’enfuient pour être capturés), mais ces rebondissements sont implicitement acceptés dans les récits de genre. Ce tome étant riches en rebondissements, l’intrigue prédomine sur le développement des personnages, ce qui n’obère en rien l’investissement émotionnel du lecteur en eux car ils l’ont été dans les trois tomes précédents. Il observe donc comment les pirates résistent ou non aux Espagnols. Le scénariste fait en sorte que les objectifs personnels des uns et des autres existent bien, empêchant une unité parfaite du côté des habitants de l’île de Puerto Blanco, comme du côté des Espagnols. Le plaisir qu’il prend à écrire cette histoire apparaît dans certains rebondissements, ou l’ironie qui se dégage de certains moments (par exemple la rage des Africains qui leur permet d’avoir le dessus sur la discipline des soldats espagnols, alors que celle du petit peuple n’avait pas suffi face à ladite discipline).


Un tome comblant les l’horizon d’attente du lecteur avec une narration visuelle minutieuse et vivante, une intrigue qui progresse avec un lot de rebondissements amusants. Les créateurs ne sont pas en rythme de croisière, mais plutôt toutes voiles dehors pour un divertissement alerte et vivifiant.



2 commentaires:

  1. "Coupe-Droit", "Goudron", "Fine Flame", "Mange-Brèche" ?... - Charlier n'aurait pas mieux fait.

    "En artiste complet, Jérémy continue d’utiliser la couleur pour rendre compte de la luminosité, et pour installer des ambiances." - Je reste convaincu qu'il manque quelque chose d'organique dans sa mise en couleurs. En revanche, son sens de la perspective et la variété des angles de prises de vues (le couple qui descend l'escalier - Coupe-Droit et Goudron, je suppose) est admirable.

    "Les relations entre les personnages sont bien établies, qu’il s’agisse des amitiés ou des rancœurs." - Important, ça. Parce que ça sert de ciment - entre autres éléments - à la cohérence du scénario.

    "un divertissement alerte et vivifiant" - C'est effectivement comme ça qu'on le prend à la découverte de ton article.

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    1. Je te fais confiance : je ne serais effectivement pas plus surpris que ça que Dufaux se soit inspiré de l'écriture de Charlier pour créer ces noms.

      Il manque quelque chose d'organique dans sa mise en couleurs : totalement d'accord, ce n'est une approche naturaliste qu'en surface, mais en réalité un traitement esthétique où l'impression visuelle prime. C'est bien Coupe-Droit & Goudron.

      Les relations entre les personnages : je n'y prête pas toujours attention, et ça ne me dérange pas plus que ça si ce ciment est lacunaire ou de mauvaise qualité (j'ai lu trop de versions contradictoires d'un même superhéros dans les comics pour m'en offusquer). Dans cette série, j'ai distingué que le scénariste développait cette composante du récit : l'évolution de la personnalité des uns et des autres au fur et à mesure de leurs expériences, et les modifications qui s'opéraient en eux.

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