mardi 1 novembre 2022

Carnets d'Orient T04 Le centenaire

Ces fêtes sont une insulte aux indigènes.


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 3 : Les fils du sud (1992). Il a été publié pour la première fois en 1994, après une prépublication la même année dans le magazine Corto Maltese. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs qui compte 63 planches en couleurs. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954. Ce tome s’ouvre avec une introduction rédigée par Benjamin Stora (1950-). Il évoque les festivités du centenaire glorifiant la conquête militaire et plus encore l’œuvre coloniale. Il explique que les aspects sanglants, terribles de la conquête comme les enfumages de populations indigènes en 1845, sont soigneusement gommés dans cette célébration, ou, au mieux, minimisés. Il évoque l’accroissement de l’écart entre les secteurs de l’économie algérienne, le secteur moderne presque en totalité européen, et le secteur musulman traditionnaliste, marginalisé, et en déclin constant. Il conclut sur le refus de la citoyenneté pleine et la déception de la francisation dont naîtront les premiers courants nationalistes algériens.


Le 27 mars 1930, Paul est de retour à Alger et il parcourt les rues de la ville pour s’y réacclimater. Il y a des sensations qu’il n’éprouve qu’ici. Ça ne sent ni l’ambre, ni le jasmin, encore moins la rose. Plutôt la friture, les beignets de sardine, ou les gâteaux au miel, le poivre, les épices… Alors qu’il avance dans les rues et qu’il passe d’un quartier à l’autre, les odeurs changent. Le fumier… L’égout… L’Algérie de quand il était petit, elle n’a pas tellement changé. Tiens, voilà qu’il reprend l’accent. Quand il était petit, il croyait que c’étaient les Français de France qui avaient un accent. Comme cet instituteur qui leur faisait la classe et qui voulait qu’ils parlent pointu. En arrivant en métropole, il y a des mois, il a fallu qu’il réapprenne à prononcer. Depuis la fin de la guerre, il vit à Paris.


Encore presque enfant, c’est sous l’uniforme des zouaves que Paul a vraiment connu ces rues. Il arrive dans le quartier chaud, le quartier des filles, la rue Kataroudjil, la rue Barberousse… Il se souvient de Naïma. À la fin des permissions, avant de retourner au front, il refaisait toujours un tour dans sa rue. Elle lui avait expliqué qu’elle avait fui un vieux mari qui lui avait été imposé et qui la battait. De son côté, dans propriété, Casimir termine ses ablutions matinales dans la salle de bain luxueuse de sa riche demeure de propriétaire. Il passe dire au revoir à sa femme Noémie lui indiquant qu’il part pour Alger, pour aller chercher son frère Paul et y passer quelques jours. En sortant, il dit également au revoir à son fils Octave. Puis il monte dans son automobile qu’il conduit lui-même pour faire la route.



Après un troisième tome extraordinaire, l’horizon d’attente du lecteur est assez élevé : il compte bien voyager dans différents endroits de l’Algérie, percevoir les éléments historiques, et s’attacher à des personnages aussi agréables que l’a été le jeune Paul de son enfance à l’âge adulte. Il est donc plutôt satisfait de le retrouver, ayant entamé la trentaine, étant devenu un journaliste pour un quotidien de Paris, en métropole. Il est devenu un bel homme, habillé avec élégance sans luxe ostentatoire, habité par des convictions humanistes, prenant leur source dans son éducation républicaine, et dans la société multiculturelle où il a grandi, parmi les pieds-noirs, les Espagnols, les Italiens, les Maltais, les Arabes et les Juifs, sans oublier quelques noirs africains. Paul commence par passer trois jours à déambuler dans les rues d’Alger pour raviver ses souvenirs, puis son frère arrive pour l’emmener dans différents congrès, puis dans son exploitation viticole, avant qu’il ne poursuive son périple dans le pays. 


À la lecture, il apparaît possible de commencer cette série par ce tome, en emboîtant le pas à cet homme, avec la sensation qu’il y a parfois un historique de certaines relations, mais sans que cela n’obère les émotions ou la compréhension. Le lecteur présent depuis le début voit se construire très progressivement une forme de saga familiale au sens large. L’auteur ne joue pas sur des liens complexes avec des répercussions à l’échelle de quatre ou cinq générations : il tire parti d’avoir des personnages qui sont le témoin de l’évolution de l’Algérie sur plusieurs années, ou de faire ressortir à ladite évolution par comparaison avec la situation d’un personnage d’un tome précédent. C’est ainsi que Paul apparaît bien éloigné du voyage aventureux et romantique du peintre Joseph Constant. De même les retrouvailles de Paul avec son frère, avec ses parents, avec son ancienne institutrice, avec le capitaine Broussaud produisent un effet de mise en perspective, de la manière dont les intentions d’apporter la civilisation se sont concrétisées à l’épreuve de la réalité. D’un côté, le lecteur peut estimer que ce dispositif romanesque ressort un peu trop, à la fois un mécanisme apparent, à la fois une forme du roman un peu datée avec des amours contrariés, un secret de famille, une rivalité latente entre frères, une séquelle physique subie lors de la guerre et considérée comme honteuse, etc. Dans le même temps, cette forme correspond aux caractéristiques des romans de l’époque et les personnages présentent une réelle épaisseur : Paul avec sa colère contre l’exploitation des Algériens, Casimir et sa façon de compenser, Octave et sa naïveté confiante, Estelle et sa jeunesse nourrie par deux traditions culturelles, Noémie et son pragmatisme quant à ce qu’elle peut espérer comme position sociale en tant que femme, etc.



Paul est de retour dans son pays natal, en tant que arrière-petit-fils de colon. Il retourne dans les lieux de son enfance, avec maintenant un regard d’adulte, capable de percevoir les changements, avec d’autant plus d’écarts que ses souvenirs sont teintés par les émotions de l’enfant qu’il était. Le lecteur présent depuis le début de la série peut lui-même faire la comparaison avec les lieux d’Algérie représentés dans différents tomes. Les images de l’artiste gagnent en sensibilité et en diversité à chaque fois. La page d’ouverture comprend deux cases de la largeur de la planche : une vue générale en élévation d’Alger depuis le port, puis une vue de la Grande Mosquée (Djamaâ el Kebir), avec une élévation moins importante. Le lecteur mesure l’ampleur du développement de la population et l’urbanisme depuis 1830. Paul déambule ensuite dans les rues de la Casbah, la Médina, quartier historique d’Alger. Le dessinateur mêle des traits encrés de contour très fin, avec une mise en couleur à l’aquarelle, et quelques cases en couleur directe pour figurer le ressenti émotionnel du personnage. Ce passage constitue à la fois une visite touristique, et à la fois un regard personnel sur les lieux. Il en va de même pour les autres environnements : la magnifique demeure de Casimir et de son épouse Noémie, riches propriétaires viticoles, les vignes, le désert, ou plutôt les différentes zones désertiques, les lieux de réunion pour les congrès, une petite ville au bord de la mer, la voie de chemin de fer dans la campagne, la maison des parents de Paul & Casimir, calfeutrée pendant une nuit de simoun, le port d’Alger. Le récit passe par Alger, Tipaza (ville côtière située à 61 km à l'ouest d'Alger), de Tizi à Mascara, Beni Ounif, Figuig (au Maroc). À nouveau, le lecteur prend un grand plaisir à ainsi pouvoir observer l’Algérie par les yeux des personnages, de l’auteur, en se rendant compte qu’il en voit également l’évolution. Ferrandez intègre avec parcimonie des éléments d’archive. Dans le tome précédent, il s’agissait de pages du catalogue d’armes et cycles de Saint Étienne. Dans le celui-ci, il en dispose sur la page de titre de chacun des six chapitres : des cartes postales, des horaires des bateaux, des pages d’un guide touristique, une carte des chemins de fer de l’Algérie, le plan et le guide de la Kasbah, un guide Conty.


Comme dans les tomes précédents, les éléments culturels spécifiques à ce pays s’intègrent de manière organique au récit : la Casbah d’Alger, les gâteaux au miel, Les Nouvelles Illustrées, une loubia (plat à base de gros haricots blancs), les ciris (enfants cireurs de chaussure à Alger), le simoun, l’Amenokal du Hoggar, etc. L’objectif du personnage principal est de rédiger un article sur la situation de l’Algérie, à l’occasion du centenaire de l’Algérie. Comme dans les tomes précédents, l’auteur se tient à son choix de présenter la situation du point de vue d’un Français, sans Algérien qui n’expose son avis. Du fait de son histoire personnelle, avoir grandi en tant qu’enfant dans une école publique en Algérie accueillant tous les enfants indépendamment de leur origine, les inclinations de Paul intègrent la notion d’égalité et de fraternité. Il en découle que les inégalités lui sautent aux yeux, ainsi que la manière dont les Français blancs se sont accaparé les appareils de production et dominent l’économie, en profitant de la main d’œuvre bon marché des autochtones. Il s’en suit un récit à charge dans lequel l’humanisme et ses bonnes intentions ont été supplantés par la réalité systémique du capitalisme qui renforce la position dominante de la nation colonisatrice, ayant fait disparaître toute intention d’accompagner un peuple vers l’autonomie. Le point de vue de Paul et donc du récit est explicitement orienté : la plupart de ses interlocuteurs tiennent cet état de fait pour normal et répondent qu’ils ont permis au progrès de se diffuser, qu’ils ont participé ou réalisé des aménagements communautaires, sans en avoir l’obligation. Quelques autres continuent d’œuvrer pour le bien commun, telle une institutrice, et d’autres enfin sont étreints de la culpabilité d’avoir participé à cette œuvre de colonisation. La narration est à charge, parfois un peu appuyée (Paul vomissant littéralement après avoir constaté l’institutionnalisation de l’exploitation du peuple algérien), parfois subtile que ce soit l’instituteur algérien insulté par des métropolitains, ou en arrière-plan la condition féminine (avec cette phrase terrible d’Estelle : la tchiquette promise à la puberté des jeunes garçons).


Un personnage revient au pays après plusieurs années passées à Paris. Il dispose du recul nécessaire pour constater que le centenaire de l’Algérie est une mascarade, une opération de communication menée par le gouvernement et les capitalistes pour défendre leur vision du rapport colonial et leurs profits. Le récit est à charge, ce qui n’obère pas la pertinence des propos, n’empêche pas des passages subtils, et une narration visuelle d’une richesse réelle sans être ostentatoire, avec un regard amoureux de l’Algérie. Extraordinaire.



2 commentaires:

  1. "le magazine Corto Maltese" - Je ne savais même pas qu'il y avait eu un magazine "Corto Maltese". Il faut dire qu'à cette époque, je ne lisais pas de bandes dessinées "sérieusement". Ni BD ni comics, d'ailleurs.

    "voulait qu’ils parlent pointu" - J'adore. "accent pointu" (Régionalisme) : Accent du français, qui, selon les locuteurs méridionaux, est propre au parler des régions septentrionales de la France.

    "une narration visuelle d’une richesse réelle" - Je suis sincèrement admiratif devant le travail de l'auteur sur la couleur et la luminosité.

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    1. Pareil : aucun souvenir d'un magazine Corto Maltese. 22 numéros publiés d'avril 1985 à novembre 1989, d'après wikipedia.

      Parler pointu : honte à moi, j'ai pris la formule au pied de la lettre, sans me douter qu'il s'agit d'une expression. Merci pour cette explication.

      Même ressenti que toi pour la couleur et la luminosité : je trouve qu'il transcrit de manière incroyable ces composantes dans un pays chaud et ensoleillé.

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