mardi 22 février 2022

Capricorne, tome 4 : Le Cube numérique

Ces murs racontent une histoire.


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 3 : Deliah (1997) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 1998 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 1 qui regroupe les tomes 1 à 5.


Capricorne est en train de faire un cauchemar, éveillé puisqu'il ne dort plus. Il éprouve la sensation d'être un géant dans New York et de clamer son vrai nom à haute voix, différent à chaque fois : Jack Curtiss, William Erwin, Jacob Kurtzberg, Willis Rensie. Ash Grey le touche délicatement à l'épaule et il revient dans la réalité : il lui rappelle que s'il prononce son vrai nom à New York, cela provoquerait des catastrophes. Or il a oublié comment il s'appelle vraiment : il court donc le risque de dire son nom sans le savoir. Il se dit qu'il devrait quitter la ville pour quelque temps. Grey lui présente une personne qui l'attend : Miriam Ery, une jeune femme qui aimerait écrire ses aventures, comme celle du cimetière, des trois démons et tous ces gens bizarres. Avant que Capricorne ne puisse répondre comme il l'entend, l'inspecteur Azakov entre dans la pièce : il vient demander un coup de main dans une affaire plutôt périlleuse.



Peu de temps après, Azakov, Capricorne, Grey et Ery se retrouve dans un navire, sur une mer agitée. L'inspecteur de police explique qu'il était sur le point de démanteler l'organisation du Dispositif quand leur chef Jeremy a fait alliance avec un individu qui a tout restructuré. La présente affaire est donc un peu sa dernière chance. Il explique : un des meilleurs agents de la police, Albert Ranzig, surveille discrètement les agissements du Concept, sorte d'association militante. Cette organisation est assez active côté propagande : entre autres, ils recrutent tous les hommes de main disponibles. Or Ranzig les a informés que quelqu'un d'autre que le Concept cherchait des hommes pour une opération d'envergure. La police a pu remonter la filière jusqu'à un ancien chantier naval. Tous les indices démontraient qu'un bâtiment aux dimensions impressionnantes y avait été construit récemment. Mais la piste s'arrêtait là. Jusqu'à ce qu'ils reçoivent une photographie prise par un touriste à bord d'un paquebot, montrant un phénomène curieux. Le navire d'Azakov suit une ligne droite entre le chantier et l'endroit où la photographie a été prise. Alors qu'Azakov explique tout ça à Capricorne, Johnson, le radio du navire, les espionne. Il est surpris par le capitaine Durham qui lui enjoint de regagner son poste. Johnson obtempère et en profite pour adresser un message codé à un destinataire inconnu : les pêcheurs lancent le filet. Pendant ce temps-là New York, Astor se félicite de ne pas avoir eu à partir avec les autres, et il soigne ses livres dans la bibliothèque sans fin du 701 de la Septième avenue. Il voit passer un chat et il lui court après. Il parvient à une pièce qu'il n'avait pas encore explorée et dans laquelle un livre sur un présentoir émet un halo surnaturel.


C'est parti pour l'aventure et ça ne traîne pas : dès la planche 4, les personnages sont en pleine mer en route pour l'inconnu. Planche 9 : ils découvrent un phénomène lumineux inexplicable de grande ampleur au beau milieu de l'océan, et planche 12 se produit l'apparition d'un navire dont le gigantisme défit l'entendement. Le lecteur se délecte de mélange de phénomène mystérieux indicibles légèrement parfumés à la HP Lovecraft, et de voyage extraordinaire avec un zeste de jules Verne. Il constate également qu'il y a une once continuité car les explications de l'inspecteur en planche 5 font écho à celles d'Ash Grey en planche 33 du tome 1 également sur de mystérieuses lumières en plein océan. Et pour cause, dans les deux cas, il s'agit du lieu où l'Objet a été retrouvé. L'auteur développe une continuité à la fois lâche et serrée dans sa série. D'un côté, ce tome peut être lu pour lui-même, presque sans avoir lu les précédents. Dans ce cas-là seules deux ou trois pages restent muettes pour le lecteur : Astor dans sa bibliothèque, l'identité de Mordor Gott et son lien avec Capricorne. Pour le lecteur de la première heure, la continuité apparaît comme une évidence (l'Objet du premier tome), mais aussi comme devant être consolidée par des liens qu'il doit lui-même établir, car n'étant que sous-entendus. Ainsi, il lui appartient d'accoler le prénom de Jeremy avec son nom de famille pour relier cette ombre mystérieuse à un personnage récurrent. Il lui faut également faire l'effort de se rappeler de l'origine de Mordor Gott pour comprendre l'impression de Capricorne de déjà le connaître. La série est tout autant tentante car il en découvre un peu plus à chaque tome, que frustrante car il reste bien des choses à découvrir, comme le vrai nom de Capricorne.



D'ailleurs la page d'ouverture se présente comme un dessin en pleine page, avec un New York onirique vue avec une déformation Œil de chat, une planche très dense du fait du nombre de gratte-ciels, et également un hommage de l'auteur. En effet, Capricorne cite Jack Curtis (acteur, 1880-1956), William Erwin (acteur, 1914-2010), Jacob Kurtzberg (1917-1994, Jack Kirby), Willis Rensie (1917-2005, Will Eisner). Comme d'habitude, le lecteur absorbe les mises en page et les visuels qui sortent de l'ordinaire. Il y a bien sûrs des passages d'action à couper le souffle : le navire agité par les flots, le phénomène lumineux, l'apparition de l'aileron métallique géant, la première vision du bras pincé effilée (également un dessin en pleine page), la vision de la cité engloutie, et bien sûr le cube numérique lui-même. L'artiste ne se contente pas d'en mettre plein la vue dans des images révélations, la narration visuelle au fil de l'eau recèle également des moments mémorables. Dès la planche 2, il joue avec le contraste de rectangles noirs verticaux (des montants de porte et des cadres) et des rectangles blancs ou colorés, montrant que les êtres humains (avec des formes moins géométriques et quelques courbes) évoluent dans un espace très géométrique.


Dans la planche 67, il réalise une vue plongeante des rayonnages de la bibliothèque chargés d'une centaine de bibelots tous différentes dans une case de la hauteur de la page sur la gauche de la page, avec des cases en drapeau sur la droite, montrant les déplacements d'Astor. La planche suivante reprend ce principe d'une case de la hauteur de la page, cette fois-ci sur la droite, et de cases correspondantes sur la gauche, avec en plus des inserts. Le dessinateur continue de faire œuvre de variété dans les mises en page, avec une utilisation toujours pertinente des cases de la hauteur de la page, sans jamais donner l'impression de transformer ces cases en un stratagème pour dessiner moins. Dans ce tome, il met en œuvre à plusieurs reprises des ombres chinoises. Il y a bien sûr la silhouette du mystérieux Jeremy responsable de l'organisation secrète du dispositif, mais aussi la silhouette du gigantesque navire et de sa partie émergée, ainsi que des pinces. Pour le navire, ce choix graphique traduit l'immensité du navire qui rend impossible sa perception dans son entièreté. Le lecteur note également des cases qui se répondent : pas des cases à l'identique, mais des cases similaires ou de même thème. Par exemple, le dessin en pleine page de la cité engloutie (planche 20) répond au dessin en pleine page de New York en planche 1.



Dans ce quatrième tome, Andreas utilise la trame très classique d'une aventure vers l'inconnu, avec une part d'exploration, et une part d'anticipation. Alors même que la personnalité des protagonistes reste peu développée, le lecteur se sent accroché par la découverte et par l'action. L'auteur fait preuve d'une solide inventivité avec le navire aileron gigantesque et le cube numérique qui se trouve sous l'eau. Les séquences d'action piochent dans les situations classiques, et elles sont exécutées avec assez de personnalité pour sortir des clichés prêts à l'emploi. Andreas utilise à nouveau le principe d'un récit dans le récit, avec des hauts reliefs sur un mur racontant une histoire antique, comme il l'avait fait dans le tome 2 avec la construction cyclopéenne en sous-sol du gratte-ciel du 701 de la Septième avenue. Là encore l'utilisation de cases de la hauteur de la page met en avant un élément qui domine les autres : le cube numérique en haut de case, en position élevée par rapport aux humains en bas de case. Puis le récit passe par une phase d'affrontement très personnels entre Capricorne et Mordor Gott, impliquant plus le lecteur qui s'identifie tout naturellement avec le héros. Les trois interludes consacrés à Astor s'avèrent très intrigants, annonçant des développements à venir dans les tomes suivants, dans la logique d'une histoire à suivre sur le long terme.


Bien sûr, il se crée un phénomène d'accoutumance (peut-être pas de dépendance quand même) dans une série au long cours, et le lecteur retrouve avec plaisir la familiarité d'un univers qu'il a appris à connaître. Ce phénomène fonctionne à plein pour ce quatrième tome, accentué par les révélations savamment distillées par l'auteur. Il y a aussi et avant tout une aventure originale qui rend hommage explicitement et implicitement à des auteurs renommés du genre, avec une narration visuelle dense et travaillée, le tout réalisé par un conteur de haut niveau.



11 commentaires:

  1. Présence, c'est un régal de redécouvrir cette série par tes yeux et tes réflexions. Tu me donnes évidemment envie de tout relire mais j'ai d'autres chats de Astor à fouetter. En tout cas je sens poindre chez toi un début de dépendance, ce qui est bien naturel :)

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    1. En te lisant, je me rends compte que la dépendance est déjà installée. Je croise toujours les doigts pour une réédition d'Arq.

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    2. Oh oui j'adorerai, je n'ai jamais lu Arq. Bon, d'abord je dois me trouver l'intégrale Cromwell Stone... Et vivement que tu arrices au tome 10 de Capricorne, hâte de te lire sur les suivants !

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    3. Au rythme où je vais, je n'aborderai pas le tome 10 avant l'automne.

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  2. "Jack Curtiss, William Erwin, Jacob Kurtzberg, Willis Rensie" - Je peux comprendre Kirby et Eisner, puisqu'on est dans la bande dessinée, mais pourquoi des acteurs et pourquoi ces deux-là ? À part l'hommage, y vois-tu quelque chose de particulier ?

    Je regarde la planche en question ; quel art ! Je me demande combien de temps - de la conception à la réalisation - Andreas a pu passer sur cette composition. Idem pour la planche 7 ; elle est moins instantanément impressionnante, mais quelle combinaison entre utilisation de la perspective et sens du détail !

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    1. J'ai déjà lu des BD ou comics où un auteur s'inspire en toute transparence d'un personnage incarné par un acteur qui joue souvent dans un registre similaire. Par exemple, Errol Flynn est une influence pour Oliver Queen dans les épisodes réalisés par Mike Grell. Je me souviens de couverture de la série Catwoman, réalisées par Adam Hughes où il lui donnait le visage d'Audrey Hepburn, avec une fidélité quasi photographique. Il me semble que les acteurs sont une source d'inspiration pour bon nombre de dessinateurs : si ça marche sur grand écran, autant essayer de capturer et de reproduire ce succès.

      Je suis tout autant impressionné que toi par ces planches : c'est l'un des plaisirs de cette lecture, le fait que l'artiste ne s'économise pas, le spectacle visuel.

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    2. Ca me rappelle, dans le Garage Hermétique, où Moebius refait photographiquement un portrait de Patti Smith où elle incarne Jerry Cornélius, le Major Fatal. Sinon je viens de trouve qui est Curt Davis cité dans la première planche de cette bd : un joueur de baseball. https://en.wikipedia.org/wiki/Curt_Davis

      Sinon, dans mon intégrale Rork, il y a des textes de présentation avec des extraits d'interviews de Andreas, et il admet sans peine être très inspiré de Frank Miller, dès ses premiers tomes de Rork, et de Bernie Wrightson entre autres. Pas mal d'auteurs de comics.

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    3. Merci pour l'identification de Curt Davis.

      Très intéressante cette remarque sur Frank Miller : une influence peut-être plus visible dans Arq ?

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    4. N'ayant pas lu Arq, je ne peux le confirmer. Mais dans Rork, cela se sent un peu, surtout dans la première moitié, et ensuite dans l'utilisation des planches en drapeau. Si tu peux jeter un oeil aux intégrales de Rork, je t'invite vivement à lire les quelques pages introductives de chaque tome (au nombre de deux mais tu le sais déjà).

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    5. Je suis allé sur le site de la FNAC : ces intégrales ne sont déjà plus disponibles en magasin, seulement en commande. Je ne peux même pas aller passer un midi sur place pour les lire. :) Mais je vois que le début des pages introductives est sur BDFugue : tout n'est pas perdu.

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    6. Ouf, tu as un peu de chance alors !

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