mardi 4 janvier 2022

Le Lama blanc, tome 3 : Les Trois Oreilles

N'entre pas ici qui veut !

Ce tome fait suite à Le lama blanc T02: La seconde vue (1989) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome. La parution initiale de celui-ci date de 1989. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.

À l'issue d'un voyage éprouvant et harassant, après avoir croisé le lama ermite, Gabriel Marpa, encore adolescent, atteint la lamaserie, et frappe au portail de l'enceinte : il supplie qu'on lui ouvre. Finalement le lama Kusho ouvre un vantail et toise le garçon avec dédain lui indiquant que les moines n'acceptent pas n'importe qui. Gabriel pleure et indique qu'il veut devenir un moine. Finalement, Kusho accepte de le laisser entrer et le soumet à sa première épreuve : dans la grande cour, il lui demande de reculer de trente pas, de s'assoir et de ne plus bouger. Gabriel obtempère et s'assoit en position du lotus dans cette immense cours, sans aucune personne autour. Dans un appartement en hauteur, le moine Tzu fait observer le jeune garçon à maître Dondup, celui-ci fait le constat que si le corps est trop faible, il ne résistera pas. Le temps passe et la nuit arrive. Les moines vaquent à leurs occupations sans prêter aucune attention au garçon. Soudain, Gabriel reprend connaissance, se rendant compte qu'il s'était assoupi. Tout son corps est rompu, endolori et sa tête est brûlante : il s'interroge sur son obstination déraisonnable. Il sent la chaleur monter et le soleil commencer à le brûler.


Alors qu'il ressent avec acuité la souffrance de la faim, de la soif, de la douleur Gabriel Marpa se dit qu'il va abandonner. Il voit se matérialiser des apparitions devant lui : Kuten, Atma, Péma, maître Tzu-La, autant de personnes qui l'exhortent à tenir bon, à résister. Gabriel leur ordonne de le laisser en paix, de disparaître, car il vaincra par ses propres forces. Il doit tenir. Très doucement, de nombreux escargots convergent vers Gabriel, montent sur son corps, et forment comme un casque sur sa tête, le protégeant ainsi de la force des rayons du soleil. Depuis l'appartement élevé, Dondup et Tzu constatent que l'enfant a reproduit le miracle de Gautama, du Bouddha. Le roi des escargots et son peuple sont venus jusqu'à lui pour lui offrir fraîcheur et protection. C'est là un signe de leur grand maître Mipam, un miracle. Toutefois, il reste à l'adolescent à survivre à une autre nuit de ces nuits glacées. Quelques heures plus tard, au cœur de la nuit, deux moines traversent la place en portant un porc mort. Le vent arrache la toile qui masque la carcasse et s'envole vers Gabriel, autour duquel elle s'entortille. Il se demande ce que sont le froid et la douleur, comparés aux affres que connaissent ceux qu'on sacrifie au bon plaisir des autres. Sur une terrasse de la lamaserie, Petit Jésus se régale de la viande de porc en émettant des grognements sonores. Il se fait rappeler à l'ordre par un moine qui lui enjoint de retourner dormir.

La fin du tome 2 établissait clairement le fait que Gabriel Marpa possède des pouvoirs extraordinaires et qu'il est promis à un avenir de grande ampleur, après avoir souffert bien sûr puisque c'est un personnage de Jodorowsky. Le lecteur sait donc à peu près à quoi s'attendre dans ce tome : le héros arrive enfin dans une lamaserie, il va souffrir, et il va gagner en sagesse, avant de passer à l'étape suivante sur la voie de l'illumination. Dans le même temps, il ne sait pas trop quelles épreuves il va subir. Ça commence dès l'arrivée à la porte où le lama ne veut pas le laisser entrer. Ça continue avec les 3 jours sous le soleil et les 2 nuits dans le froid glacial, et pour faire bonne mesure, il se fait tabasser par les autres moinillons. Puis le récit passe à une autre phase : celle de la découverte par l'exploration de la lamaserie, avant d'aboutir à cette troisième oreille. La narration visuelle est tout aussi agréable que dans les deux premiers tomes avec des personnages typés tibétains, à l'exception de Gabriel Marpa, une attention portée aux décors qui semblent avoir été conçu d'après de solides références pour restituer l'architecture d'une lamaserie tibétaine et ses aménagements intérieurs, avec une mise en couleurs évoluant entre naturalisme et expressionnisme.


La première séquence entremêle avec naturel un reportage naturaliste sur l'arrivée d'un jeune adolescent dans une lamaserie dont les moines ne souhaitent accueillir personne, et l'épreuve nécessitant que le héros mobilise ses forces spirituelles intérieures avec une facette surnaturelle. Les trois premières pages transportent le lecteur aux côtés de Gabriel sur ce sol montagneux rocailleux et aride, devant les portes imposantes du monastère. L'artiste joue sur les couleurs rouge orangé pour renforcer l'impression de climat hostile et d'accueil tout aussi hostile. La troisième planche se termine par une grande case au fond blanc avec seulement quelques petits rochers et la minuscule silhouette de Gabriel assis en position du lotus, immobile dans ce néant, se conformant à l'ordre arbitraire qui lui a été donné. Le lecteur ressent une forte empathie pour ce jeune garçon, sa fragilité, son dénuement, son isolement, coupé de tout, dans milieu qui ne veut pas de lui.

Dans la deuxième séquence, Gabriel endure l'épreuve de la canicule, sans bouger, sans manger, sans boire, avec des hallucinations. Le dessin navigue tout naturellement entre naturalisme et onirisme avec l'apparition des spectres de Kuten, Atma, Péma, Tzu, laissant le lecteur libre de les prendre au premier degré comme des manifestations surnaturelles, ou comme des hallucinations de l'esprit de Gabriel affaibli. Bess joue avec les couleurs pour accentuer l'effet de perception entre réel et imagination. La coordination des deux auteurs est parfaite, et permet au miracle de passer tout seul : les escargots qui convergent vers Gabriel pour recouvrir sa tête afin d'empêcher toute insolation. C'est un passage extraordinaire entremêlant naturalisme et mysticisme, rendant plausible cet événement, sans amoindrir son caractère quasi sacré. Le lecteur est complètement captivé et après la bastonnade, il découvre un récit très agréable, avec moins de souffrance pour Gabriel. Le moinillon Topden fait faire le tour du propriétaire au novice, confirmant ainsi que ce dernier a trouvé une place sécure pour quelques temps au moins. L'artiste montre chaque coin et recoin, ainsi que chaque personnage. Le lecteur peut ainsi jeter un coup d'œil partout avec Gabriel : le dortoir des novices, les grands places désertées la nuit, le garde-manger avec la réserve de gâteaux, la grande salle de jugement avec ses tentures, la caverne de châtiments avec ses tombeaux de pierre, la bibliothèque éventrée, etc. Il y a à la fois des visuels attendus, à la fois des endroits surprenants par leur forme ou par leur usage. S'il y est sensible, le lecteur relève de nombreuses images étonnantes : le chat avançant avec élégance sur une faîtière, les moines en train de jouer une mélopée sur un instrument à vent (Rgya gling), les yeux d'un chat emplis d'étoiles, un âne avec un bonnet, des passages secrets dans la lamaserie, les excavations dans la bibliothèque, l'immense caverne souterraine, le dispositif pour maintenir la bouche ouverte et éviter de se mordre la langue, etc. De ce point de vue, ce tome constitue une aventure divertissante extraordinaire, avec une fibre merveilleuse.


Bien évidemment, connaissant le scénariste, la dimension spirituelle reste bien présente, avec des mises à l'épreuve nécessitant de souffrir pour les surmonter. La première bénéficie d'une mise en images d'une grande évidence, et c'est en lisant les remarques de deux lamas que le lecteur peut prendre la mesure de l'épreuve au regard de la logique interne du récit. Le comportement des escargots correspond bien à un prodige d'un point de vue religieux, et l'épreuve exige d'avoir un corps fort et résistant pour y survivre, induisant que l'esprit ne permet pas seul de triompher. Il en découle que les souffrances indissociables des rites ne sont pas là juste pour tester la détermination de l'individu, mais aussi pour éliminer les faibles constitutions. C'est un concept qui se retrouve en fin de cet album quand Gabriel subit le rite qui lui permet d'acquérir une troisième oreille. Du fait de cette facette du récit, le lecteur garde à l'esprit que chaque scène peut être considérée sous l'angle de ce qu'elle apporte à l'éveil du personnage principal. Avec cette idée en tête, il prend conscience que l'exploration de la lamaserie apporte des éléments d'une autre nature : la maltraitance des enfants ou adolescents novices par les lamas adultes, la corruption politique au sein de la hiérarchie monastique, l'hypocrisie d'une communauté qui prêche des valeurs et se conduit en les bafouant, et plus inattendu une fibre politique avec la présence de chinois invités par le grand lama usurpateur Migmar, pour découvrir le secret que renferme la caverne des anciens. Encore plus surprenant est la nature supposée de ce secret : une immense grotte où une ancienne civilisation aurait entreposée ses trésors et l'essence de son savoir pour le bénéfice de l'humanité à venir, c’est-à-dire une touche de science-fiction.

Ce troisième tome est à nouveau découpé en 4 chapitres : L'épreuve et les miracles, Le maître des chats, Le maître des ânes, La richesse ou la sagesse. De prime abord, il constitue une phase du récit beaucoup plus accessible et beaucoup plus agréable, avec moins de souffrances physiques, et l'exploration de la lamaserie, entre corruption et merveilleux, avec des touches d'humour, dans une narration visuelle riche et descriptive. Au fur et à mesure, ces découvertes s'enrichissent de l'exotisme des lieux, de la dimension politique du fonctionnement de la lamaserie, d'éléments incongrus (les ânes, les gâteaux), tout cela participant au voyage de Gabriel Marpa vers son destin.



3 commentaires:

  1. "Georges Bess pour les dessins et les couleurs" : Je reconnais volontiers que je suis émerveillé par les planches que tu proposes en extraits. Peut-être autant - voir sinon plus - par les bâtiments et les paysages que par les être humains, mais c'est aussi le cadre qui veut cela, je suppose. Je vois que Bess a collaboré à maintes reprises avec Jodorowsky.

    "Le lecteur sait donc à peu près à quoi s'attendre dans ce tome" : On en avait déjà parlé, mais je rajouterais que ce type d'approche me déçoit souvent, tant mes attentes peuvent parfois être élevées. Mais comme tu le dis, "Dans le même temps, il ne sait pas trop quelles épreuves il va subir".

    "Le moinillon Topden fait faire le tour du propriétaire au novice" : Merci de cette énumération très instructive. Là encore, je me demande si - ou plutôt jusqu'à quel point Bess et Jodorowsky se sont documentés sur la vie quotidienne des lamaseries et ses objets.

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    1. Passé les deux premiers tomes, j'ai été pris par la sensation que si je n'avais pas disposé de l'information sur la date, j'aurais pu croire que ces albums venaient tout juste de sortir, en particulier pour la mise en couleurs.

      Le lecteur a peu près à quoi s'attendre : c'est un choix scénaristique surprenant. Mais dans le même temps, c'est la vie : on naît, et puis après un certain temps on meurt, on connaît déjà la fin. :)

      Le tour du propriétaire - Dans une interview, Georges Bess raconte :

      Un jour, j’ai rencontré Jodorowsky. A l’époque, il avait créé un film qui ne s’est pas fait : c’était « Le Lama Blanc ». J’avais fait un voyage au Ladakh, c’est une partie du Tibet qui se trouve en Inde. J’avais été fasciné par les couleurs, la gueule des gens, l’espace et l’Himalaya. J’étais vraiment choqué par ce que j’avais vu. C’était donc une occasion de revivre les choses en les dessinant. [...] Jodorowsky est d’abord un personnage fascinant, hors du commun. L’écouter dans des conférences, c’est incroyable. Il avait fait des films formidables. Il travaillait dans des bandes dessinées avec Mœbius et Arno. Je me disais que c’était le seul avec qui j’aurai envie de travailler. Par un tas de hasards, je l’ai rencontré. Il a su que je faisais de la bande dessinée et il m’a proposé ce scénario du « Lama Blanc ». Je revenais du Tibet où j’avais été ébloui. Depuis, j’ai fait quinze albums avec lui.

      https://www.planetebd.com/interview/georges-bess/926.html

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    2. Merci d'avoir pris la peine de retranscrire cette belle anecdote.
      Tiens, je trouvais que le trait de Bess était inspiré des comics US : selon l'article que Wkipédia lui consacre, c'est le cas.

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