jeudi 8 juillet 2021

Visa Transit (Tome 2)

Comme une discipline qui allie l'errance et la création


Ce tome est le second d'une série indépendante de toute autre, faisant suite à Visa Transit (Tome 1) (2019) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2020. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste. Il compte 126 pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une carte en double page et un trait rouge retraçant le périple des deux cousins, une photographie de la Visa dans une zone à l'herbe courte et jaune devant des montagnes, et la référence des ouvrages d'Henri Michaux et Max Jacob d'où sont extraits les citations contenues dans le livre.


Chapitre IV : la mosquée bleue. Fin juillet 1986, Nicolas et son cousin Guy se trouvent en Bulgarie, toujours conduisant leur Citroën Visa Club dont le moteur produit un ronronnement continuel. En suivant les rives de la Mer Noire, la route ne menait pas jusqu'en Turquie. Elle s'arrêtait net, après la dernière maison du village de Rezovo, pour se terminer en un chemin de terre, une impasse. Voilà comment s'incarnait à cet endroit précis, la limite entre les républiques socialistes et l'orient. Rien de spectaculaire. Quelques mètres plus loin coulait la rivière qui séparait les deux mondes, un lieu qui allait devenir, vingt ans plus tard, l'extrémité sud-est de l'Union Européenne. Nicolas conduit : il fait demi-tour pour revenir en arrière et se diriger vers les zones montagneuses. La route est déserte, et les deux cousins la trouvent déserte. Ils sont en train de cloper, et ils évoquent les prisons turques dont l'image leur est parvenue par le film Midnight Express, d'Alan Parker.



Nicolas et Louis arrivent au poste de frontière, et ils doivent répondre aux questions d'un douanier peu commode, avec son uniforme, sa casquette et ses lunettes noires. Avec un collègue, il leur fait signe de se garer sur le côté, et ils procèdent à une fouille en règle du véhicule. Au bout de quelques minutes, il les interpelle pour savoir ce que sont les livres à l'arrière, en agitant un exemple de La cantatrice chauve : Guy ne se démonte pas et répond que c'est un livre d'Émile Zola. Puis désignant la pile de bouquins par terre, il leur demande si c'est un trafic, ou de la propagande. Il passe ensuite vers l'avant du véhicule, et en désignant le radar 2000, exige de savoir ce que c'est. Finalement, ils peuvent reprendre la route avec leurs livres. Nicolas estime que le douanier s'est bien moqué d'eux, car il 'a vu faire un clin d'œil à son collègue. Il estime qu'il s'est amusé à leur faire peur parce que lui et son cousin sont libres, et lui non. Côté turc, le fonctionnaire avait tamponné leur passeport de manière détendue, mais les cousins ne s'imaginaient pas une seconde le gros problème que ces mêmes tampons leur causeraient à la sortie du pays. Ils continuent leur discussion : Guy est d'avis de jeter tous ces livres en profitant des poubelles turques. Nicolas suggère d'en déposer un tous les cent mètres, comme ça, s'ils ont un problème, quelqu'un pourra retrouver leur trace. Ils profitent d'une descente pour lancer la voiture à fond, tout en s'amusant à répéter les syllabes de Mustafa Kemal Atatürk, juste pour le son.


En entamant ce deuxième tome le lecteur a encore le premier en tête, en particulier il sait qu'il comporte une dimension d'exercice de style, ou plutôt de travail de mémoire, de reconstitution artificielle à partir de souvenirs que les années passées ont déformés, une réflexion sur la nature de la mémoire, et la citation de Diderot en exergue du tome 1. Mais dans le même temps, il est tout de suite fasciné par cette forme de tourisme par procuration. Comme dans le tome 1, les deux cousins parcourent du chemin : passage de la frontière pour sortir de Bulgarie et entrer en Turquie, routes de campagne désertes, rues d'Istanbul, souvenirs de vacances au bord du lac des Settons dans la Nièvre, évocation d'une terrasse de café ensoleillée à Marseille, nuit à la belle étoile en pleine campagne, long séjour à Vitebsk et visite de la ville, et même un petit détour par la centrale nucléaire de Tchernobyl. Même si les cousins continuent à se tenir éloignés de tout monument, même de la mosquée Sultanahmet (dite mosquée bleue), les pages procurent la sensation de faire du tourisme. Les deux premières planches permettent d'admirer un magnifique lever de soleil, avec la voûte étoilée s'éclaircissant au fur et à mesure de ces 4 cases de la largeur de la page pour virer à un délicat orange. Alors que le récitatif évoque la route en cul-de-sac, les images montrent cette rue qui se terminent en chemin de terre, avec un savoir-faire étonnant, les traits un petit peu irréguliers, comme tremblés, donnant l'impression d'une grande précision.



Ainsi à plusieurs reprises, le lecteur ralentit sciemment sa lecture pour pouvoir profiter du paysage. Les méandres de la route dans une forêt de sapin. Le capharnaüm de la circulation automobile à l'entrée d'Istanbul, particulièrement stressant du fait de la présence de piétons, de carrioles à cheval. La traversée du Pont des Martyrs du 15-Juillet et la vue magnifique sur le Bosphore qui évoque à l'auteur une peinture de William Turner (1775-1851), De Crécy réalisant un bel hommage à ce peintre. Les rues d'Istanbul avec leurs maisons en bois tordues et les maisons ottomanes, ainsi que la découverte de la vue de la mosquée bleue. La route qui continue de serpenter cette fois ci entre deux étendues d'herbe jaunies par le soleil. Un magnifique ciel chargé d'orage dans une peinture en double page pour l'ouverture du chapitre VI Suprématisme. Les méandres du fleuve Bérézina vus du ciel. Le coucher de soleil qui n'en finit pas dans la ville de Vitebsk, puis la promenade de jour dans ses rues ensoleillées. La pièce où Nicolas travaille dans cette ville à l'occasion d'un festival des arts graphiques. Le lecteur éprouve la sensation d'en voir beaucoup plus que dans le tome 1, et il se rend compte de la précision des dessins qui conservent pourtant leur allure de croquis, donnant une impression un peu tremblée. La mise en couleurs donne une impression naturaliste, très simple, mais là encore si le lecteur laisse son regard s'y attarder un peu il les voit autrement. En page 120, l'avatar d'Henri Michaux évoque ses propres dessins et son économie de moyens pour les réaliser : quelques traits et quelques taches suffisent à montrer, à évoquer efficacement, alors que la suite de 4 cases fait l'effet d'un zoom sur son nez, jusqu'à faire apparaître les petits traits encrés et les tâches de peinture, illustrant ainsi son propos.


Cette transformation visuelle en évoque une autre sur les mots. Avec ce zoom faisant apparaître les traits et les couleurs en grossissant une petite zone du dessin, l'artiste leur fait perdre leur sens global, la dernière case s'apparentant à des tâches noires informes et erratiques, avec quelques pointes de couleurs, ayant perdu tout pouvoir représentatif, pour ne plus être qu'une composition abstraite, un assemblage semblant être le fruit du hasard. De la même manière, en page 18, les cousins s'amusent à répéter le nom Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) jusqu'à ne plus entendre que les sonorités, que les sons semblent assemblés de manière arbitraire, totalement détachés du sens qui leur est attribué par le langage. Dans une situation comme dans l'autre, il est question de revenir aux éléments constitutifs, soit de de la représentation picturale, soit de la parole, comme s'il était possible de cerner ces matériaux réduits à leur portion congrue, à partir desquels tout le reste est construit. Ces passages résonnent dans l'esprit du lecteur avec le thème central de cette œuvre : le travail de mémoire, son fonctionnement, la manière dont la mémoire reconstitue des souvenirs, peut-être également à partir d'éléments simples.



Comme le premier tome, celui-ci charrie également de nombreuses références culturelles et historiques : le film Midnight Express (1978), William Turner(1775-1851), Henri Michaux (1899-1984), Max Jacob (1876-1944), Canaletto (1697-1768), Raoul Dufy (1877-1953), Franz Kafka (1883-1924) et son Odradek, Marc Chagall (1887-1985), Andreï Tarkovski (1932-1986), Piet Mondrian (1872-1944), Michel-Ange (1475-1564), Kasimir Malevitch (1878-1935, créateur du suprématisme, un mouvement d'art moderne). Côté histoire : Valéry Giscard d'Estaing et les diamants de Bokassa, Alexandre Loukachenko, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, le premier accident nucléaire à Saint-Laurent-des-Eaux en 1969. C'est l'occasion pour l'auteur d'intégrer des réflexions personnelles sur le tourisme qu'il abhorre, sur les agences communication qui effectue des réhabilitations culturo-ludiques pour rendre un lieu attractif aux touristes, ou encore sur sa répugnance relative à l'altérité physique. C'est aussi la suite de sa réflexion sur la mémoire, qu'il compare son fonctionnement à l'écoulement du fleuve Bérézina, ou qu'il évoque une particularité du dessin celle d'inscrire durablement dans le cerveau tout l'environnement (odeurs, sons, ambiance, température) tels qu'ils sont au moment où on pose le trait sur la feuille. À ce titre, le dessin est un excellent extracteur, rehausseur et diffuseur mémoriel. Cela peut fonctionner sur 30 ou 40 ans, voire plus. Il continue également à évoquer l'empreinte indélébile des œuvres d'Henri Michaux sur lui, son sentiment de s'être approprié des pages entières de son œuvre. Ce n'est qu'en gardant à l’esprit cette réflexion sur les processus de la mémoire, que la structure de cette bande dessinée fait sens pour le lecteur : par exemple, la pertinence de consacrer 41 pages à une digression en 1996, ou encore Henri Michaux à moto effectuant une filature de la Visa Club, puis une discussion entre son spectre, celui de Max Jacob et celui de Nicolas.


Ce deuxième tome comble toutes les attentes du lecteur : une virée touristique très personnelle, des kilomètres avalés, l'évocation d'une époque révolue, une immersion dans le paysage culturel et historique de l'auteur, des paysages à couper le souffle, une remémoration savamment composée, filant le thème de la matière changeante des souvenirs, de la fluidité de la mémoire.



3 commentaires:

  1. "Conduisant leur Citroën Visa Club dont le moteur produit un ronronnement continuel." C'est d'ailleurs représenté dans la troisième planche que tu as insérée en extrait. C'est curieux ; je pense que l'effet doit être très réussi, et peut-être créer une sorte d'agacement progressif, non ? Ou l'effet finit-il par s'immiscer dans la lecture de façon routinière ?

    Le suprématisme : Voilà un mouvement dont je n'avais encore jamais entendu parler. Le nom de Kasimir Malevitch ne m'est pourtant pas inconnu, et quelques toiles me sont revenues à l'esprit, dont son tableau "Black Square and Red Square".

    "Et même un petit détour par la centrale nucléaire de Tchernobyl." Sérieusement ? Mais comment ont-ils pu ne serait-ce que s'approcher de ce lieu à peine trois mois après la catastrophe ?
    "Le premier accident nucléaire à Saint-Laurent-des-Eaux en 1969." Jamais entendu parler non plus. Wikipédia indique qu'il y en a eu un second en 1980, "le plus grave jamais répertorié sur un réacteur en France".

    "Ou encore sur sa répugnance relative à l'altérité physique." Je ne comprends pas cette phrase. Peux-tu m'en dire plus ?

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    1. Pour le bruit de moteur, pas d'agacement progressif en ce qui me concerne, en fait je n'y faisais même pas attention au bout d'une ou deux pages dans ce tome 2, au bout d'un peu plus de pages dans le tome 1, un peu comme une odeur nouvelle gênante au début, puis on n'y fait plus attention au bout de quelque temps.

      Le suprématisme : typiquement une référence qui m'a conduit sur Wikipedia et une recherche d'images par google car je ne connaissais pas, même pas le nom de Malevitch. Je suis sorti de ma zone de confort. :)

      Le passage à Tchernobyl : je me suis mal exprimé. Ce n'est pas Nicolas et Guy qui y passent, c'est le récitatif qui évoque à nouveau l'accident : pages 67 lorsqu'ils boivent du thé avec des feuilles qui ont certainement été irradiées, page 82 en Biélorussie quand un artiste prend sa pastille d'iode quotidienne, pages 124 à 127 quand le spectre d'Henri Michaux se rend à Tchernobyl.

      La répugnance à l'altérité physique : Nicolas et son cousin ont fabriqué un objet bizarre sans fonction, et l'ont baptisé du nom inventé de Chôr. Ils sont en vacances au bord du lac des Settons avec leurs parents. Ils décident d'aborder des inconnus pour leur présenter cette absurdité (le chôr) comme un trésor et voir leur réaction. Après coup, avec le recul des années passées, les cousins se disent que c'était une drôle d'idée : tester comme ça les limites du grotesque. Nicolas ajoute page 56 : Quand j'y repense, le plus déstabilisant, c'était d'approcher les gens d'aussi près. Toute cette répugnante altérité faite de peaux grumeleuses, de varices, de poils de torse et de dents jaunes. Il y a un peu plus loin (pages 61 & 62) un développement sur la coupe de cheveux Giscard qu'ils qualifient de coupe du capot, et sur l'angoisse liée au vieillissement prématuré, un sentiment de décrépitude programmée.

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    2. D'accord, merci pour ces précisions.

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