mardi 16 mars 2021

Julius Corentin Acquefacques T07: L'Hyperrêve

Révalité

Ce tome fait suite à Julius Corentin Acquefacques T06: Le décalage (2013) qu'il 'est pas indispensable d'avoir lu avant. Sa première publication date de 2020. Il a été écrit, dessiné, et encré par Marc-Antoine Matthieu. Il contient 48 pages de bande dessinée en noir & blanc.

La page noire est constellée de petits points blancs : une voix désincarnée commente ces grains lointains minuscules, en sachant qu'il s'agit de poussières de rêves pouvant flotter indéfiniment. Mais là où il y a du temps, il y a du changement : les poussières commencent à s'agencer entre elles. Elles dessinent des formes et le rêveur comprend peu à peu ce qu'elles dessinent. Julius Corentin Acquefacques finit par se réveiller dans son minuscule appartement une pièce, et celui-ci lui semble encore plus petit que d'habitude. Il comprend qu'il est encore sous l'emprise pseudologique du rêve. Il lève la tête et voit celle de son voisin Hilarion le regarder : elle est énorme et occupe toute la place à l'endroit où devrait se normalement le plafond. Julius Corentin demande à son voisin ce que signifie ce rêve ridicule. Hilarion lui répond que ce pas le sien, mais celui de Julius Corentin. Ce dernier se demande si ce n'est pas son voisin qui rêve de lui qui rêve. Il lui demande de ne pas essayer de l'embobiner avec ses ratiocinations oniriquesques. Hilarion observe le minuscule Julius Corentin dans un modèle réduit de son appartement, posé sur sa table de salon, et au-dessus d'Hilarion apparaît la tête énorme de Julius Corentin, dans un phénomène de mise en abyme. Il produit effectivement un effet de mise en abyme infini entre Julius Corentin regardant un plus petit Hilarion et ce dernier regardant le premier en plus petit.

Julius Corentin se réveille enfin, et cette fois-ci il est minuscule dans son lit, son appartement étant inchangé. Il entend toquer à sa porte : Hilarion lui demande de l'aider à ouvrir, car lui aussi est minuscule. À l'unisson, ils indiquent qu'ils ont rêvé de l'autre. Ils décident d'aller voir le professeur Igor Ouffe pour lui demander son aide. Étant minuscules, ils estiment qu'ils peuvent sauter par la fenêtre et se laisser porter par l'air dans une chute contrôlée, du fait de leur faible poids. Ils atterrissent sur le rebord du feutre mou d'un passant, et ils décident d'avancer ainsi en sautant de rebord de chapeau en rebord de chapeau. Fort heureusement, le professeur a récemment déménagé dans leur quartier et ils parviennent rapidement à son appartement minuscule situé en entresol. Ils constatent qu'il a réussi à donner l'impression qu'il est plus spacieux avec des images en trompe l'œil. Soudain, Igor leur dit de faire attention parce qu'une vague d'eau passe par le soupirail, un excès d'eaux usées. Les deux visiteurs toujours minuscules ont remarqué un appareil électronique qui semble avoir rendu l'âme, sur le bureau du professeur. Ce dernier leur indique qu'il s'agit d'une expérience mais que tout a explosé cette nuit. Il soulève le chapeau de Julius Corentin, puis la calotte crânienne de Hilarion : il constate que leur oniro-stimulateur a fondu.



C'est parti pour une plongée dans un jeu fond / forme, pour une intrigue se déroulant dans une dimension onirique où tout peut arriver, sans limitation des lois de la physique, ou même de la logique aristotélicienne. De prime abord, l'ouvrage a tout d'une bande dessinée traditionnelle : des pages découpées en cases, des personnages humains que l'on suit du début à la fin, une intrigue en bonne et due forme (l'esprit de Julius Corentin Acquefacques est prisonnier d'un rêve, avec l'esprit de son voisin, et celui d'un professeur de sa connaissance). La narration visuelle montre des êtres humains traditionnels : 3 hommes un peu âgés, chacun avec son vêtement (JCA est en pyjama), une morphologie quelconque (ils n'ont rien de culturiste), en train d'accomplir des gestes, des mouvements, des déplacements. Ces individus évoluent dans différents environnements : l'appartement de Julius Corentin Acquefacques (en abrégé JCA), la cuisine de l'appartement de Hilarion, une rue de la cité anonyme, l'appartement du professeur, sa bibliothèque en désordre, sa collection (de représentation) d'infinis, l'énorme salle qui accueille le personnel travaillant dans son unité de recherche et développement, le vide de l'espace, un néant de blanc. L'artiste utilise un trait de contour un peu épais qui donne du relief à chaque élément et à chaque personnage représenté. Il dessine de manière réaliste avec un bon degré de détails : les boutons sur la veste de pyjama de JCA, les plis et la ceinture de la robe de chambre de Hilarion, l'évier et la cuisinière de l'appartement de JCA (avec les accessoires de cuisine sur le plan de travail), la table de cuisine d'Hilarion (avec l'œuf à la coque entamé), les différents outils dans l'atelier du professeur (voltmètre, pince plate, tournevis, crayon, électrode), les tableaux et les objets de la collection du professeur (dont une belle bouteille de Klein, une Tout Pi / Toupie, un caillou astatique), etc.

Très vite, la nature onirique prend le dessus, sortant les personnages de la vie réelle : les étoiles qui s'attirent pour former l'image de l'appartement de JCA, la mise en abyme infinie, le rapetissement, le passage sur l'infini ou le néant du blanc de la page, puis dans le noir du vide spatial infini. Comme à son habitude, le créateur joue avec le rapport entre le fond et la forme en tordant cette dernière. Il y a donc ces trois compères posés sur le blanc de la page dans une case en pleine page : ils sont seuls sur rien, se tenant sur le néant puisque rien d'autre n'a été dessiné sur le blanc du papier, et dans le même temps cette virginité de la page incarne un potentiel infini, uniquement limité par la créativité de l'auteur. D'ailleurs la suite de la séquence montre que ce vide n'est en fait qu'une portion d'une structure complexe se répétant à l'infini, une éponge de Menger, un solide fractal décrit en 1926 par Karl Menger (1902-1985). Quelques pages plus loin, le schéma narratif se reproduit avec le noir de l'espace, symbole de vide infini, mais la scène se développe dans une autre direction. Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises quant à ce jeu fond/forme et à l'inventivité de l'auteur, car celui-ci ne se limite pas à ce qu'il dessine, à la manière de découper les cases, de mettre en œuvre des liens entre les séquences qui ne soient pas une simple causalité ou une simple temporalité, il joue également avec la matière, que ce soit le récit qui se poursuit sur la quatrième de couverture, ou que ce soit des feuilles dont le format n'est pas celui de l'album (surprise), la numérotation des pages suivant alors le mouvement, déviant d'une incrémentation d'une unité de l'une à l’autre (par exemple une page 41,89, ou une page 45 ?, avec un point d'interrogation).



Dans cette ambiance onirique, la succession d'une scène à une autre repose donc parfois sur autre chose qu'une succession chronologique : un développement thématique, ou une réflexion filée sur un jeu de mot. Parfois, le lecteur peut trouver que ce lien est un tantinet artificiel : par exemple l'exploration des jeux de mot à partir du mot Infini. L'ouvrage est décomposé en 7,5 chapitres avec un prologue et une ouverture appelée Infini (avec l'utilisation du symbole mathématique). Le lecteur retrouve ce jeu sur les mots par exemple avec les titres de chapitres : 3 Un fini, 4 L'infiniment fini, 5 Par deçà le fini, 7 L'horizon du fini, 7,5 L'indéfini des événements. En fonction de sa sensibilité, il peut trouver ces liens artificiels et forcés, ou les prendre comme un nouveau paragraphe pour explorer une autre facette de cette notion d'infini. Ce jeu de lien thématique s'effectue également de manière visuelle : une simple ligne traversant la case devient la ligne d'horizon et donc divise l'infini du plan en deux infinis (2 demi-plans), l'exploration de l'infiniment petit conduit à un grossissement d'une case faisant apparaître l'irrégularité des traits pourtant lissés à taille normale, et poursuivant jusqu'à faire apparaître les pixels de l'impression. L'auteur explore donc la notion d'infini dans toutes les directions qui lui viennent à l'esprit. Le lecteur note rapidement que son propos est construit et qu'il dépasse largement l'exercice de style basique sur la polysémie du mot.



Marc Antoine Mathieu met en scène des notions philosophiques et mathématiques les rendant visuellement évidentes malgré leur complexité, ou leur degré de conceptualisation. Ainsi le lecteur peut voir l'infiniment grand, ainsi que l'infini contenu dans l'infiniment petit avec de belles illustrations, que ce soit pour écrire un nombre infiniment petit, ou la répétition infinie dans une figure géométrique. S'il dispose d'un peu de culture mathématique, il repère la figure du nœud de trèfle sur la couverture (et s'il est curieux il peut aller chercher ses propriétés dans le domaine de la théorie des nœuds en topologie, branche très complexe des mathématiques), la bouteille de Klein dans la collection du professeur (du nom du mathématicien Félix Klein, 1849-1925, et son programme d'Erlangen, 1872), l'éponge de Menger, un ruban de Möbius, une lemniscate de Bernoulli, des solides de Kepler, le spin d'n électron, un escalier de Penrose, attestant d'une solide culture mathématique et physique. Dans le même temps, il est visible qu'il continue de s'amuser que ce soit en créant un caillou astasique (un caillou avec une forme unique telle qu'il ne possède pas de point d'équilibre et qu'une fois mis en mouvement il est perpétuellement à la recherche d'une stabilité qu'il ne trouve jamais), en mettant en scène un duel par algorithmes interposés entre l'absolu et l'infini, ou avec une remarque brisant le quatrième mur (un personnage disant qu'il faut espérer qu'ils soient encore lus). L'ouvrage regorge tellement de remarques que le lecteur sent bien qu'il en rate de temps à autre, comme le sens de ces eaux usées giclant dans l'appartement en entresol du professeur ou le sens de sa spécialité apéirologiste (= spécialiste de l'infini).

Ce septième tome des aventures de Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves tient toutes ses promesses. Une histoire où le personnage principal est en butte à l'absurdité du monde, comme les héros de Frantz Kafka (1883-1924) dont le nom lu à l'envers a donné celui du héros. Une fugue sur la notion d'infini contemplée depuis plusieurs points de vue. Une narration visuelle qui joue avec la forme, tout en donnant à voir des concepts complexes, aussi bien philosophiques que mathématiques.



5 commentaires:

  1. Un album surprenant d'un auteur exigeant qui a une véritable démarche artistique, semble-t-il.
    Dis-moi si je me trompe : on retrouve ici quelques concepts déjà utilisés dans "Otto, l'homme réécrit", me semble-t-il, bien que cet album-ci me semble plus alimenté par les mathématiques, et l'autre par la philosophie. Encore que... Faut-il dès lors considérer l'œuvre de Mathieu comme un tout avec un fil conducteur, ou n'en isoler que certaines séries ou certains albums qui "se suffisent" à eux-mêmes ?

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    1. Oui, on peut dire qu'on retrouve certains concepts. En fait, je ne connais pas assez bien cet auteur, pour généraliser car je n'ai lu que 2 de ses œuvres. Je dirais que chacun de ces 2 albums se suffit à lui-même.

      Ta remarque me fait penser à la façon dont Scott McCloud évoque le processus de création pour un auteur de BD : à partir d'une histoire, d'une image, d'une structure narrative… d'un concept. Pour Otto et celui-ci, il me semble que Marc-Antoine Matthieu compose ses BD à partir d'un concept. Ici, il décline le concept d'infini sous les différents formats qu'il a recensés et il construit le voyage de ses personnages à partir de là, avec une savante répartition entre les éléments visuels et les réflexions. Il m'a fallu l'aide de mon fils bien plus calé que moi en mathématiques pour identifier tous les objets mathématiques complexes présents dans ces pages. L'auteur ne s'est pas contenté d'une recherche superficielle en 5 minutes avec Google : il utilise à bon escient des concepts qui ne sont pas accessibles au commun des mortels.

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    2. Je reconnais sans honte que je ne connaissais aucun des objets mathématiques présentés dans cette œuvre, à l'exception du ruban de Möbius.
      J'ai regardé en quoi consistaient les autres. Le concept de l'escalier de Penrose est assez célèbre ; je pensais que M. C. Escher l'avait abondamment utilisé dans ses tableaux, mais en fait, il semblerait que ce soit Escher qui a influencé Penrose.

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    3. J'avais eu l'occasion de voir des bouteilles de Klein dans un musée à Prague.

      Pour l'œuf et la poule entre Escher & Penrose, je suis allé consulter wikipedia, et ça a l'air un peu intriqué.

      Wikipedia - L'escalier de Penrose fut repris en 1960 par l'artiste M. C. Escher dans une de ses œuvres, Montée et Descente, dans laquelle l'escalier est intégré au toit d'un monastère dont les moines font pénitence en le gravissant et en le descendant sans fin. C'est d'ailleurs après avoir découvert le travail d'Escher que Roger Penrose s'en était inspiré pour créer ses objets impossibles, et notamment cet escalier avec son père.

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    4. Donc Penrose s'est inspiré d'Escher pour concevoir cet escalier, qui a été ensuite repris par Escher dans ses œuvres. Je trouve que la phrase de Wikipédia n'est pas un exemple de clarté, mais merci de cette précision.

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