vendredi 11 septembre 2020

L'obsolescence programmée de nos sentiments

Est-ce que nous avons été fidèle à l'enfant que nous étions ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2018. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par Aimée de Jongh pour les dessins et les couleurs. Le tome contient un poème de Herman van Veen en exergue.

Chapitre 1 : l'ennemie dans la glace. En province, dans un hôpital, Méditerranée Solenza contemple sa mère dans son lit : elle vient de rendre son dernier soupir, après neuf mois de maladie. Méditerranée en déduit que la mort n'aime pas le vieux, elle préfère cueillir des jeunes. Tino Solenza, le jeune frère de Méditerranée est également présent. Il indique qu'il va se charger du reste : les pompes funèbres, l'église, avertir la famille, tout ça. Méditerranée range ses affaires dans son sac, jette un coup d'œil à la pomme qui est restée sur la tablette, et s'apprête à partir. Son frère se rend compte que c'est elle maintenant, l'aînée des Solenza. De son côté, Ulysse Varenne plie les couvertures une dernière fois dans son camion de déménagement, sur le plateau à roulette, avec la sangle. Il ferme la porte et va rendre la clé du camion à son employeur des Déménagements Clément. Il dit au revoir à ses collègues Musta, Le Bert et Philou avec qui il formait une équipe : ils s'étaient surnommé la pieuvre à 8 bras. Il part en faisant l'effort conscient de ne pas se retourner. Méditerranée Solenza quitte l'hôpital en pensant à la remarque de son frère Tino : l'aînée des Solenza. Elle prend le bus et remarque aussi bien le petit jeune plus rapide qu'elle pour prendre la dernière place assise, que la maman qui dit à sa jeune fille qu'elle doit laisser sa place aux personnes âgées en montrant Solenza.

Ulysse Varenne sent déjà la déprime le gagner : il n'avait aucune envie d'être mis à la retraite et il ne sait rien faire. Il a déjà arrosé les plantes en pot sur son balcon, passé l'aspirateur, et il n'aime pas la lecture. Il n'a même aucune intention de remplacer le pommeau de douche qui fuit, car c'est le seul qui pleurniche sur son sort. Il n'a pas de petits enfants : son fils n'en veut pas, et sa fille il n'en est plus question. Elle est morte encore adolescente. Sa femme est également décédée il y quelques années ; elle s'appelait Pénéloppe Gardin. Le soir il va se coucher en faisant des sudokus. Retraité à 59 ans. Veuf à 45 ans. Père pour la première fois à 20 ans (pour la seconde à 22). Marié à 18 ans. Il a tout fait plus tôt que les autres, certainement parce qu'il était prématuré à la naissance. Méditerranée Solenza est rentrée chez elle : elle se rend compte que machinalement elle a pris la pomme avec elle. Elle se demande bien pourquoi car elle a toujours eu horreur des pommes, depuis qu'enfant elle a vu Blanche Neige au cinéma avec son père. Elle avait eu tellement peur qu'elle avait mouillé sa culotte, et son père ne s'était pas fâché. Il s'était montré très compréhensif. Elle va se regarder dans la glace de la salle de bain.



La couverture annonce clairement l'histoire : un couple de vieux, la soixantaine dont un préretraité à 59 ans. Le lecteur peut regarder cette histoire sous cet angle et relever tout ce qui d'habitude ne se dit pas : la préretraite, l'ennui faute de savoir faire autre chose que son boulot, le champ des possibles qui s'est réduit à quelques rituels sans plus de nouveauté, les peurs enfantines pas dépassées, le besoin d'amour physique assouvi avec une professionnelle, la déchéance du corps (la peau perdant son élasticité, le ramollissement du corps, sans aller jusqu'à la maladie), être un modèle de charme (poser nu pour être clair), la différence de culture et de vie entre deux êtres. D'un côté, le lecteur a l'impression de pouvoir cocher des éléments dans une liste préparée à l'avance sur des choses qui existent mais qui ne doivent pas être évoquées en bonne société, qui ne doivent pas être abordées dans une conversation. D'un autre côté, le récit n'est jamais misérabiliste, même s'il sait être poignant. Uysse Varenne se retrouve désemparé d'être ainsi à la retraite, de devenir ce qu'il conçoit comme un inactif, d'être dans une routine sans joie, sans plus construire quelque chose ou participer à la société. Méditerranée prend pleinement conscience qu'elle est passée dans la catégorie des vieilles, qu'elle ne retrouvera jamais la beauté de ses jeunes années. Mais l'un comme l'autre ne sont pas dépressifs ou accablés. Ulysse continue d'être charmant, affable, gentiment blagueur ou taquin. Méditerranée continue de travailler dans sa fromagerie, contente de son métier. Ils ont le sourire et le contact facile, leur entourage est sympathique et aimant.

Aimée de Jong avait déjà réalisé une dizaine de bandes dessinées avant celle-ci. Ses dessins s'inscrivant dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu souples qui confèrent une forme de texture, de relief, avec un soupçon de spontanéité. Elle prend soin de représenter les décors dans les arrière-plans : la chambre d'hôpital avec les rideaux de séparation entre les différents lits dans la même pièce, le bureau du responsable de planning de l'entreprise de déménagement très fonctionnel avec du mobilier bon marché, le bus avec ses barres de maintien et ses passagers bien sages, l'appartement pas trop petit de veuf d'Ulysse Varenne et le deuxième oreiller sur le lit, les allées du parc de loisirs de la Glissoire; les gradins du stade de Lens, la fromagerie, la salle d'attente du médecin. Le lecteur peut se projeter dans chaque endroit car il apparaît aussi plausible qu'authentique. L'artiste ne se contente pas de poser ses personnages devant un arrière-plan, ils interagissent avec les éléments du décor, se déplaçant en fonction de leur disposition, manipulant des accessoires. Elle met également en œuvre des compétences de costumière : les différentes tenues de Méditerranée Solenza, adaptées à son activité et à la météo, les tenues plus fonctionnelles et moins variées d'Ulysse Varenne.



Le lecteur ressent rapidement une forme de proximité avec ces personnages dont il partage le quotidien grâce aux dessins, et qui sont sympathiques car ils savent sourire et ne portent pas de jugement sur les autres. Cette forme d'intimité est rehaussée par le fait qu'il voit Ulysse nu, et plus tard Méditerranée. Il ne s'agit pas de scènes érotiques, mais l'artiste porte un regard dans lequel le lecteur ressent de l'affection, sans jugement, mais aussi sans fard. Ulysse était un déménageur en bonne forme, avec un embonpoint marqué, et Méditerranée se désole en se regardant dans la glace en songeant qu'elle avait posé pour le magazine de charme Lui dans sa jeunesse. Cette proximité apporte une chaleur humaine remarquable aux séquences les plus délicates : Méditerranée consternée par son dégout irrationnel en regardant une pomme, Ulysse conscient de sa vie étriquée, Méditerranée se regardant nue dans la glace, Méditerranée et Ulysse ressentant que le courant passe entre eux, leur première relation au lit, Ulysse racontant une histoire qu'il a inventée à Méditerranée. La narration visuelle réussit à combiner une partie de la réalité d'une personne de soixante ans (ils sont tous les deux en vraiment bonne santé) avec une ambiance chaleureuse, d'acceptation, mais pas de renoncement.



Sous le charme de la narration visuelle, le lecteur découvre l'intrigue : le rapprochement de Méditerranée et d'Ulysse qui formeront peut-être un couple. Zidrou se montre aussi positif dans sa narration qu'Aimée de Jongh, sans non plus porter de jugement, par exemple sur l'absence de goût pour la culture d'Ulysse, ou sa visite occasionnelle à une prostituée plus jeune que lui. Il sait intégrer des moments humoristiques tout en restant respectueux de ses personnages : par exemple la remarque sur le pommeau de douche seul à pleurnicher sur le sort d'Ulysse, la réaction de Méditerranée quand Ulysse lui ramène le numéro de Lui dans lequel se trouvent ses photographies de nu, la comparaison de leurs goûts en matière de chanson (Maurice Chevalier, Francis Lopez, Charles Trenet pour l'une, Pierre Perret, Henri Salvador, Carlos pour l'autre). Le lecteur relève des éléments narratifs sophistiqués comme la remarque sur une durée de 9 mois en fin de récit qui renvoie à celle de 9 mois en ouverture de récit, ou des petites remarques nées de l'expérience comme le prix à payer par une femme pour rester indépendante. Le savoir-faire et la bienveillance du scénariste font que le lecteur prend un grand plaisir à lire cette bande dessinée, même s'il remarque ces petits éléments narratifs soigneusement soupesés. Par exemple, l'aversion de Méditerranée pour les pommes renvoie à sa peur enfantine de la sorcière dans Blanche Neige, et le lecteur finit par établir la connexion avec le symbole de la pomme comme fruit défendu du plaisir (plutôt que de la connaissance). Le récit se compose de 7 chapitres, le dernier comportant 7 pages. Le lecteur peut estimer qu'il forme un épilogue détonnant du fait d'un élément peu plausible. Mais cet élément n'est pas biologiquement impossible. En revanche le choix de Méditerranée et d'Ulysse semble irresponsable, et peu plausible au vu de leur caractère réciproque. Cependant, s'il le prend plus comme une métaphore que comme un événement littéral, le lecteur y voit alors l'image de cette histoire commune que les deux amoureux souhaitent construire, aussi improbable à leur âge que l'événement attendu.

Le lecteur ne peut s'empêcher d'éprouver une franche sympathie pour Méditerranée et pour Ulysse, deux personnages gentils, et finalement plutôt en bonne santé. Il est tout aussi séduit par les dessins expressifs et sensibles d'Aimée de Jongh. Peut-être qu'il va trouver cette histoire un peu trop gentille pour être crédible, un peu trop optimiste, sans problème de famille par exemple, ou un peu trop bienpensante (encore qu'Ulysse ne soit pas un modèle d'individu progressiste). Pour autant, cette gentillesse narrative n'empêche pas un sous-texte moins consensuel, moins radieux. En particulier, même si ce n'est pas exprimé, le lecteur ressent bien que les deux personnages ont accepté le fait qu'il leur reste nettement moins de temps à vivre, qu'il n'en ont déjà vécu. Sur ce point, la tonalité du récit n'est pas morbide, mais elle n'est pas naïve. Une belle histoire.



4 commentaires:

  1. On sent vraiment, à lire cet article, que tu as ressenti une vraie tendresse pour les personnages et pour cette histoire. J'aime beaucoup ta description de la partie graphique ; c'est très imagé.
    Mais enfin... Faut-il vraiment se considérer vieux à soixante ans ? Ou n'est-ce qu'un état d'esprit, au fond ?

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    1. Oui, c'est vrai, ces personnages m'ont touché dans leur normalité, leur fragilité, leur besoin d'affection.

      Se considérer vieux : ayant dépassé 50 ans, mon corps est là pour le me rappeler, surtout quand je compare avec la capacité de récupération des enfants. Je ressens un autre phénomène : il ne m'est plus possible de faire autant de découvertes renversantes que quand j'avais lu moins de choses. Est-ce un signe de vieillesse ? Ou d'expérience ? Y a-t-il réellement une nuance à faire concernant les lectures ? Dois-je considérer que j'ai perdu en souplesse intellectuelle ? D'un autre côté, je suis peut-être resté jeune dans la mesure où je prends toujours autant de plaisir à lire.

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  2. Je ne sais pas si c'est un signe de vieillesse ou d'expérience. C'est peut-être une forme d'inertie émotionnelle qui s'est installée avec le temps et qui, à mon avis, est due au fait que l'on a tendance, avec l'âge, à approfondir des loisirs que l'on pratique depuis longtemps plutôt que de sortir de sa zone de confort et d'élargir sa palette, au risque d'avoir une vue superficielle d'un loisir dans un premier temps et de répéter le même processus dans un second. Est-ce mal ou quelque chose de regrettable ? Je n'en sais rien.

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    1. Inertie émotionnelle et approfondir les loisirs que l'on pratique depuis longtemps : pour les autres, je ne sais pas, mais pour moi, c'est très vrai. C'est, entre autres, pour ça que je me contrains à lire des BD en dehors de ma zone de confort.

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