mercredi 2 septembre 2020

Animal lecteur - tome 5 - C'était mieux avant

Un être complexe : cerveau, tripes, cœur, tiroir-caisse

Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 4 - Le jour le pilon (2013) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du cinquième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 ou plusieurs pages, en couleurs. Il est initialement paru en 2014, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 54 pages de bande dessinée. Il contient 25 histoires de 1 à 6 pages. : 11 gags d'une page, 5 de 2 pages, 4 de 3 pages, 2 de 4 pages, 2 de 5 pages, et 1 de 6 pages.

À chaque nouveau client, Bernard Ledoux entend une petite voix dans sa tête prononcer la réponse sarcastique qui lui brûle les lèvres, alors qu'il énonce à haute voix une phrase polie. Les clients estiment souvent que c'était mieux avant : c'est l'occasion de faire un historique rapide de la diffusion du livre depuis l'invention de l'imprimerie par Gutenberg (en fait non, par les chinois) au seizième siècle. À chaque nouveau client, le libraire doit adapter sa manière répondre, en adoptant un niveau de langage similaire. Les débuts de l'écriture marquèrent symboliquement la fin de la préhistoire : l'Histoire pouvait commencer et la connaissance se diffuser, pour que les gens deviennent moins bêtes. En 1965 dans une grande surface, Morris, Franquin et Peyo dédicacent : le petit Simon se fait offrir En remontant le Mississippi qu'il perdra dans un déménagement. Pour passer le temps et varier l'attente, le libraire imagine à quel personnage de bande dessinée lui fait penser chaque client qui rentre dans sa boutique. Après deux mois de léthargie économique, l'arrivée du représentant annonce la rentrée de septembre, quand il vient proposer les nouveautés fin août. Un peintre en bâtiment est en plein travail sur son échafaudage quand il trébuche et tombe à la renverse. Quelles sont les raisons qui peuvent faire qu'une série de bande dessinée s'arrête ou qu'une collection s'arrête ? Un client entre et demande si la série Evangelikon se vend bien : le libraire se lance dans une explication sur la motivation de l'auteur partagé entre ses 2 séries concomitantes. Un jour moins animé qu'un autre, le libraire répond à la question d'un de ses clients : qu'est-ce qui lui a donné envie d'être libraire ? Le libraire est en train de ranger un élément para-BD : un Marsu en pierre (9kg) monté sur une queue ressort métallique, peint à la main, tirage limité.



Dans la boutique, un client explique la force de l'effet Madeleine des BD sur lui, au libraire et à un autre client. La grand-messe du festival d'Angoulême impacte aussi bien les auteurs que les éditeurs, les lecteurs, sans oublier les angoumoisins. Un collectionneur s'est fait dérober en pleine rue, une édition originale du Nid des Marsupilamis, dédicacée par l'auteur. Il existe un décalage certains entre les déclarations au micro des participants divers et variés au Festival Angoulême, et ce qu'ils pensent vraiment. Un lecteur vient chercher une BD à la boutique, sur laquelle il n'a que quelques bribes d'information : bonne chance au libraire pour retrouver de quoi il s'agit. Un client régulier de BD Boutik devient un auteur de BD. Bernard Doux prend enfin quinze jours de vacances en Italie avec sa femme, mais il éprouve d'immenses difficultés à se libérer l'esprit de son métier. Les querelles de chapelle entre clients sur le roman graphique, et les écoles franco-belge. Après le départ d'un client, le libraire s'emporte à haute voix contre sa pingrerie. Le libraire accompagne un riche client à une vente aux enchères de planches originales. Dans le futur, toute la lecture sera dématérialisée, ce qui ne fait pas rêver tout le monde. Deux messieurs jouent à ni Oui, ni C'était mieux avant. Un client entre dans la boutique pour chercher la bande dessinée idéale.

M'enfin !!! Qu'est-ce qui leur a pris ?!? Cet album se présente au format franco-belge traditionnel. L'une des caractéristiques de cette série était que les tomes se présentent sous forme demi-album (moitié de la largeur normale) avec des gags sous forme de strips dont les cases sont alignées verticalement, les unes en dessous des autres, plutôt qu'alignées en ligne dans un format habituel ou à l'italienne. Le lecteur découvre avec surprise (et peut-être exaspération) ce changement hérétique, encore aggravé par le fait que les tomes 6 & 7 sont à nouveau au format initial. C'est foutu : sa collection est dépareillée, défigurée, et ça va être encore plus l'enfer à faire rentrer dans la bibliothèque. Les auteurs ne sont que des iconoclastes sans égard pour ceux qui les font vivre (ou alors ils ont des actions chez un marchand de meubles à monter soi-même). D'un autre côté, le lecteur retrouve bien les thèmes habituels de sa série comique préférée : les questions parfois pas très futées des clients, l'histoire de la bande dessinée (cette fois-ci sous l'angle de la naissance et de l'évolution des points de vente), l'investissement affectif des lecteurs (par exemple dans les dédicaces), le rythme saisonnier (avec la présentation des nouveautés par le représentant la frustration générée par les séries arrêtées, l'incidence de la vie privée et des aspirations des auteurs sur leur œuvre, les autres produits en vente dans une librairie (le para-BD), l'échelle de valeurs entre les différents type de bande dessinée (cette fois-ci le roman graphique contre le franco-belge).



Le lecteur relève une forme de renouvellent de certains thèmes récurrents, et des thèmes nouveaux. Cette fois-ci : pas de comparaison ou d'opposition BD contre manga, une seule mention de la surproduction, une seule mention du poids des ouvrage à mettre en place. En fait, le lecteur ayant commencé la série au premier tome sourit de connivence au gag sur le poids, encore plus à celui sur les 40 mètres cubes de nouveautés à faire rentre dans 30 mètres cubes d'espace. En fait, il se rend compte qu'il est vraiment accro quand il sourit en voyant les invendus détruits par le pilon (page 44, en se souvenant des gags correspondants dans le tome précédent) et quand il grimace en découvrant page 18 que son libraire préféré est appelé Bernard Dolce Vita, et non Bernard Doux comme dans les tomes précédents. Quel mépris de la continuité ! Vite remis de ce menu détail (plus révélateur de son caractère obsessionnel, que gênant à la lecture), il découvre avec intérêt comment est née la vocation de libraire de Bernard Doux et comment il a acquis sa boutique. Il suit les passages réguliers d'un client devenant bédéaste, ainsi que le regard du libraire sur la qualité de ses albums. Il se rend compte du degré d'implication émotionnel de Bernard Doux, incapable d'oublier la BD pendant ses vacances et il découvre le festival international de la bande dessinée d'Angoulême sous une douzaine d'angles différents, le scénariste mettant à profit ce format différent pour développer des thèmes sur plusieurs pages.

De son côté, Libon met également à profit ce format traditionnel de bande dessinée, de temps en temps pour une mise en page différente : des dessins de la largeur de 2 pages en vis-à-vis (pages 10 & 11), des découpages très réguliers pour mettre chaque scène sur un même plan d'égalité (page avec 8, 9 ou 12 cases de la même taille, très signifiant pour les 2 reportages à Angoulême), un dessin en pleine page (page 36). En outre les gags ou petites histoires de plus d'une page lui permettent de développer un décor ou environnement sur plusieurs vignettes, comme la ville d'Angoulême, ou celle de Rome à l'occasion des vacances des époux Doux. Il peut aussi développer l'impression de mouvement plus facilement sur les cases d'une même bande, comme les petits sauts du Marsu de 9kg avec sa queue en ressort. Régulièrement, il s'affranchit de dessiner l'arrière-plan d'une case ou d'une série de cases, pour se concentrer sur les personnages, et ainsi focaliser l'attention du lecteur sur eux. Leu représentation relève d'un croisement entre l'école de Marcinelle (ancienne commune belge où Jean Depuis a fondé le Journal de Spirou en 1938), et un détourage plus grossier assez caricatural, accentuant fortement l'expressivité des visages. Impossible de résister à l'expression de l'enthousiasme de certains lecteurs, à l'air idiot d'autres, aux mimiques commerciales du libraire face à ses clients, au sourire encore plus commercial du représentant qui vient proposer ses nouveautés, à la tristesse qui se lit sur le visage d'un enfant dont se moquent ses copains, aux angoumoisins fuyant l'arrivée massive des festivaliers, au délire qui s'empare de Bernard Doux pendant ses vacances, voyant des signes professionnels dans tout ce qu'il regarde, etc..



Bien sûr, cette bande dessinée parle toujours plus aux clients réguliers d'une librairie spécialisée et aux lecteurs de BD. Les auteurs font des références régulières aux auteurs et au série, souvent dans les dialogues, mais aussi parfois dans les dessins. Cela commence avec la couverture : l'amateur de BD n'éprouvera aucune difficulté à mettre un nom sur la vingtaine de personnages, même les deux étrangers (Superman et Astro Boy). Au fil des histoires, il est fait allusion à Tintin aux pays des soviets, Voyage en Italie de Cosey, Les Nombrils, François Schuiten, Joe Bar Team, Morris, Franquin, Peyo, Macherot, des héros récurrents (Gaston, le Schtroumpf à lunettes, Buck Danny, Natacha, Astérix & Obélix, Tournesol, leur tête dessinée dans un phylactère, avec un dernier inattendu), le Marsupilami, Kid Ordinn, Olivier Rameau, Les rivaux de Painful Gulch, etc. L'amateur de BD se rend compte que les auteurs ne lâchent pas quelques noms comme ça au hasard, qu'ils connaissent leur affaire, qu'ils ont leur propre panthéon constitué au fil de nombreuses lectures. Bien évidemment, Raoul Cauvin est évoqué au travers d'un album des Tuniques bleues, sinon cet album d'Animal Lecteur aurait paru incomplet.

Malgré la surprise de taille de changement de format de la série, les auteurs restent fidèles à ce qui en fait sa personnalité : gags et monde de la bande dessinée. Le lecteur prend le même plaisir que d'habitude à découvrir les difficultés professionnelles de Bernard Doux, et à voir son horizon s'élargir avec d'autres thèmes, et même quelques histoires où il n'apparaît pas ou peu.



2 commentaires:

  1. Je lis toujours ces commentaires-là avec un grand plaisir. Il y a là-dedans une vérité que l'on devine à peine, parce l'on se place rarement du côté du libraire, justement. C'est curieux, car avec le recul et la réflexion engendrée par ton article, notamment où tu parles de "querelle de chapelle", je me dis que voilà bien une profession avec laquelle j'en aurai eu, des incompréhensions. Et pourtant ! Entre ceux qui dénigraient ouvertement les comics lorsque je m'y suis remis à la trentaine (je me souvient d'un type à qui j'avais demandé un "Batman", qui m'avait répondu avec dédain, en me montrant un album de Schuiten : "Ça, c'est quand même autre chose."), ceux qui confondent lecteur compulsif et collectionneur ou amateur de produits dérivés, ceux qui pensent que le dessin est tout, et les autres qui ne sélectionnent leurs lectures que sur le nom de l'artiste - tiens, ça me fait penser aux buveurs d'étiquette, dans le milieu du vin.

    C'est curieux, ce changement de format ; je suppose que le titre y fait également référence. C'est pourtant le même éditeur. Comment l'expliquer ?

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    1. Je n'ai pas trouvé d'explication pour ce changement de format ponctuel (il est vrai aussi que je n'ai pas beaucoup cherché).

      C'est vrai que je ne m'étais pas placé du côté du libraire sous cet angle : répondre aux attentes de tous les lecteurs quels que soient ses goûts, quel que soi leur âge.

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