vendredi 10 janvier 2020

50 nuances de Grecs - tome 2

On n'imagine jamais très loin.

Ce tome fait suite à 50 nuances de grecs, Tome 1 : Encyclopédie des mythes et des mythologies (2017) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant pour apprécier celui-ci. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Jul & Charles Pépin. Il s'agit de leur cinquième collaboration après La Planète des sages T1 - Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies (2011), Platon La gaffe, Survivre au travail avec les philosophes (2013) et La Planète des sages - tome 2 - Nouvelle encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies (2015), et le tome 1 paru en 2017.

Ce tome se présente sous la forme de 31 entrées, chacune consacrée à un personnage mythologique ou un thème de la mythologie grecque différent. À l'exception d'une occurrence, chaque entrée comprend un gag sur la page de gauche, réalisé par Jul, et un texte rédigé par Charles Pépin développant le mythe sur la page de droite, souvent avec un lien direct avec le gag. La seule exception est l'entrée consacrée aux oracles qui commencent par un gag en 2 pages et se poursuit avec un texte sur 2 pages. Toison d'or - 2 citoyens sont en train de discuter à propos de la Taxe Déesse, l'impôt sur la Foudre, la réduction des inégalités hommes/dieux, pendant que Jason et les Argonautes sont en train de manifester. Le texte développe la notion de l'esprit tragique, des choses qui obéissent au destin, à l'ordre du Cosmos, aux décisions de dieux capricieux. Pégase - Un homme pas comme les autres est venu demander un autographe à Pégase. Le texte évoque la manière dont Pégase allie la puissance sexuelle du cheval à la légèreté asexuée de l'oiseau, l'enracinement dans la terre et l'élévation vers le ciel. Tantale - Un citoyen décrit à un autre citoyen le supplice de Tantale : attaché à moitié immergé dans un fleuve sous un arbre fruitier.

Hector - 2 soldats planqués dans le cheval de Troie attendent que le cheval soit accepté et emmené à l'intérieur de l'enceinte fortifié. Le texte évoque le statut de héros d'Hector, tout en attirant l'attention sur le fait qu'Hector est un héros différent, défini autant par son héroïsme que par son ancrage dans une quotidienneté, une vie de famille, une cité. Apollon - Apollon se tient debout devant son avocat installé à son bureau, passant en revue ses caractéristiques socialement inacceptables. Le texte explique qu'Apollon est un des Olympiens les plus ambigus : le dieu de la beauté, de la musique et de la poésie cache bien son jeu. Le tragique grec - Pénélope apporte du tzatzíki à Hector et Ulysse en leur expliquant que ça fait partie du régime crétois. Le texte explique que Pénélope incarne la possibilité d'une sortie du tragique, mais que cette pensée du tragique est la grande invention de la mythologie grecque. Hermaphrodite - Hermaphrodite est en train de prendre un bain de mer avec une copine qui ne comprend pas ce qu'il veut dire en parlant de faire son coming-out auprès de ses parents. Le texte propose de s'interroger sur ce que l'on voit quand on se tient devant la sculpture éblouissante de l'Hermaphrodite endormi, dont il est possible de contempler une copie au Louvre, et dont l'original aurait été sculpté par Polyclès.



Il s'agit du cinquième tome réalisé par le tandem Jul et Charles Pépin : le lecteur sait donc à quoi il peut s'attendre : les gags de Jul et les présentations de Charles Pépin. À l'évidence, les planches de Jul offrent une gratification plus immédiate : rapidité de la lecture d'une bande dessinée, plaisir de la caricature, humour du gag, titre référentiel. L'humoriste est en pleine forme du début jusqu'à la fin. Le lecteur commence par sourire du jeu des rapprochements avec les titres ou des jeux de mots qu'ils constituent. Jul évite de déformer des références trop pointues, de manière à ce que chaque lecteur puisse les identifier : mon truc en plumes (chanson de Zizi Jeanmaire), Manger-bouger.fr (le site gouvernemental), Un, deux, trois sommeil (déformation du jeu d'enfant), Eyes wide shut (emprunt direct du titre du film de Stanley Kubrick). Ses jeux de mots lient une expression du langage courant avec le fil directeur de son gag : la toison du plus fort (associant la raison avec la Toison d'Or), Plan à Troie (renvoyant à la ville mythologique), Sortie de boîte (pour le mythe de Pandore et son coffret).

Avec des titres aussi réussis, le lecteur plonge avec un plaisir anticipé dans la bande dessinée, très tenté de lire tous les gags, et de remettre à plus tard les textes de Charles Pépin. De ce point de vue, l'association entre bédéaste et philosophe pourrait donner l'impression que les gags deviennent l'attrait principal de l'ouvrage. En les lisant, il apparaît que Jul est toujours un aussi bon caricaturiste. Le lecteur peut s'amuser à regarder les traits tracés pour représenter les visages et se dire que ça ne rime à rien : yeux trop grands, des points noirs pour l'iris, bouche ouverte en forme de fer à cheval, chevelure griffonnée à la va-vite, on n'est pas dans un registre réaliste. Pourtant s'il ne considère que l'impression générale, il voit des visages incroyablement expressifs, tout différenciés, d'une justesse remarquable. Il peut se livrer à la même considération en ce qui concerne la morphologie de chaque individu, à commencer par les mains à 4 doigts, les bras trop fins, le coude pas toujours marqué, les doigts de pied trop gros, etc. Il n'empêche que le langage corporel est juste et parlant. En outre, ces exagérations permettent de mettre sur le même plan graphique des êtres humains normaux et des créatures comme un cheval ailé, ou Argos Panoptès avec ses yeux surnuméraires, les Hécatonchires avec leurs bras trop nombreux, ou encore des divinités éloignées de l'humanité comme les Érinyes, mais aussi la turgescence de Priape (tout en restant tout public).


Le lecteur ne boude donc pas son plaisir à sourire et rire des gags aux dépens des dieux. Il éprouve une pointe de déception à voir les argonautes autour d'un rond-point (décalquage premier degré des gilets jaunes, pour un rapprochement facile), à découvrir l'identité de l'admirateur de Pégase (un autre rapprochement facile). Les 2 gags suivant passent à un autre niveau, à la fois par la mise en scène et par la chute. Régulièrement, Jul parvient à effectuer un rapprochement incongru et très pertinent avec la divinité grecque ou l'élément mythologique, et un aspect de la société moderne, créant la rupture humoristique qui fait mouche. Le lecteur n'est pas près d'oublier le rapprochement entre la boîte de Pandore et une box pour la télé, ou entre Charybde & Scylla et les embarcations des réfugiés. Les gags de Jul remplissent leur office, liant mythologie et fait de société ou actualité, générant souvent une résonance éclairante, et un décalage comique. Néanmoins, les gags seuls ne suffisent pas à donner sa valeur à l'ouvrage.

Dans le premier tome, Charles Pépin avait également choisi 31 personnages mythologiques et thèmes, proposant des commentaires et analyses oscillant entre philosophie et sociologie, parfois psychanalyse, en faisant ressortir à plusieurs reprises la spécificité de ces mythes préchrétiens. Dans ce deuxième tome, le lecteur retrouve plusieurs figures mythologiques déjà apparues dans le premier : Zeus, Jason, Pénélope, Pégase, Icare. Il en découvre plus de nouveaux : Tantale, Apollon, Terpsichore, Argos Panoptès, les Hécatonchires, les Érinyes. Il n'y a donc pas d'effet de redite. Il retrouve effectivement cet éclairage préchrétien qui permet de mieux voir apparaître les idées ou les valeurs tenues pour des évidences, mais qui n'ont pas existé de tout temps. À ce titre, la première entrée sur Jason et les Argonautes fait très fort en présentant l'espoir comme la marque du faible, les lendemains qui chantent comme une chimère. Au fil de ces 31 entrées, l'auteur aborde des thèmes divers et variés : les limites de l'imagination, penser la différence, la mémoire comme condition de la civilisation, l'âge d'or doux comme l'ennui, le phallocrate impotent, les réseaux sociaux, le mouvement de l'Histoire, l'apprentissage de la maîtrise de soi, le renouvellement de la matière, la nature du temps, la naissance des idées de droit et de démocratie, le sens de l'hospitalité, la frontière entre la sauvagerie et la civilisation. Comme pour le premier tome, le lecteur est plus ou moins intéressé par un thème ou un autre. Il constate que l'auteur continue à établir un lien entre le gag de Jul et son texte, plus ou moins direct, plus ou moins développé. Charles Pépin ne se limite toujours pas à un seul registre, et navigue entre les rappels mythologiques plus ou moins étoffés en fonction de son développement, les considérations philosophiques ou sociales. À chaque fois il propose une lecture originale : le supplice de Tantale renvoie au motif d'un sacrifice, l'état de Priape interroge la relation amoureuse et le besoin de relâchement.

Jul et Charles Pépin réalisent un nouveau tome sur les mythes grecs : nouveaux pour les héros et dieux qu'ils évoquent, nouveaux pour les gags, nouveaux pour les thèmes abordés. D'une entrée à l'autre, le lecteur retrouve la même forme (une page de BD, une page de texte), mais aussi une grande diversité de sujets et de formes d'humour. Il apprécie la richesse du recueil, tout en éprouvant son corollaire à savoir que tout ne l'intéresse pas de la même manière. Il en ressort avec une vision enrichie de la mythologie grecque, de ce qu'elle dit sur les hommes et leur société, avec en prime le sourire.


2 commentaires:

  1. Je ferai sans doute la même remarque qu'au sujet du premier tome.
    En revanche, je pense que lire un album humoristique de temps à autre doit être un exercice rafraîchissant.
    Le coup des "Toisons jaunes", c'est pas mal, quand même ;-) .

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  2. Je me souviens de ta remarque sur les sujets d'actualité. Dans ce tome-ci, il n'y en avait pas dont je n'ai jamais entendu parler.

    A priori, j'étais autant intéressé par les pages BD que par les textes, et après la lecture, je me dis que j'ai plus apprécié les pages de texte.

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