jeudi 5 septembre 2019

Simirniakov

Aller de l'avant, c'est aussi prendre des risques.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il a été écrit, dessiné et encré par Vincent Vanoli, auteur de bande dessinée ayant commencé sa carrière en 1989, ayant déjà réalisé plus de 35 histoires complètes en 1 tome, dont la précédente est La femme d'argile parue en 2018. Ce tome comprend 60 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris.

En 1853; en Russie, Simirniakov se lève et ouvre les rideaux de sa grande chambre au premier étage de sa riche demeure de propriétaire terrien. Il regarde les gens s'affairer en bas : étendre le linge, s'apprêter à aller travailler aux champs. Il part faire le tour de ses terres, sur son cheval Vladimir. Toujours en selle, il écoute les informations d'Oboïeski, celui qui administre son domaine : le risque de l'abolition du servage, la possibilité de l'anticiper en créant une forme de représentativité au sein des moujiks, les travaux de réparation de clôture à programmer. Simirniakov continue son chemin et croise des paysans qui lui disent qu'il faut construire une digue pour éviter les inondations. Ils se mettent à faire des mines pour se conformer à l'allure de moujiks que le propriétaire attend, et il demande à Kolia de faire son numéro de vol dans les airs (ce qu'il fait). Simirniakov promet de demander à Oboïeski de faire construire une digue et il poursuit son chemin. Le lendemain matin, Simirniakov s'est assis sur le bord de son lit et il observe l'extérieur à travers la fenêtre. Sa femme toque à la porte pour l'exhorter à se lever et à s'occuper de son domaine qui en a bien besoin, Oboïeski ne pouvant pas s'occuper de tout.

Simirniakov finit par sortir faire un tour à cheval et passer au milieu des champs où travaillent les moujiks, mais sans s'arrêter. Il rentre chez lui où il est attendu par son personnel de maison et sa femme, car il a des invités pour le repas. Au milieu des banalités échangées, sa femme lui rappelle que ses filles reviennent à la maison le lendemain, et qu'elle partira en voyage en Europe avec elles en septembre. Sitôt le repas terminé, son fils Nounourskine indique qu'il sort faire la fête ce soir même. Il sort sur le pas de la porte et appelle le cocher André pour qu'il amène le tarantass. Arrivé au village, Nounourskine demande à André d'aller chercher des tziganes pour qu'ils jouent de la musique, et il retrouve son ami Sarvoskine pour faire la fête dans une auberge, avec leurs potes. Déjà bien éméchés, ils décident de poursuivre leurs libations dans les bois. L'un d'entre eux trouve une bonne idée de mettre le feu à l'isba qu'ils viennent de quitter, ce que fait Nournourskine. Le lendemain, Siminiakov fait l'effort de se lever et d'aller jusqu'à son balcon. Il se fait héler par sa femme qui lui dit que son cheval Vladimir ne veut pas être attelé. Elle prend un autre cheval. Une fois prêt, Simirniakov sort et harnache Vladimir pour aller se promener jusqu'à la Cabane aux Corbeaux. Chemin faisant, ils discutent sur la langueur qui s'empare souvent de Simirniakov.


En choisissant cette bande dessinée, le lecteur ne sait pas trop à quel genre de récit s'attendre, si ce n'est qu'il sera raconté de manière très personnelle par l'auteur. Il comprend rapidement qu'il s'agit d'une sorte de roman mettant en scène un riche propriétaire terrien, et ses relations avec sa famille, ainsi que ses états d'âme sur son existence. En termes de narration personnelle, il est servi dès la première page. Sur le plan de l'histoire, Vincent Vanoli utilise les outils classiques du roman. En termes de narration visuelle, le lecteur est tout de suite frappé par les idiosyncrasies. Il voit que l'artiste a choisi un rendu global plutôt dense, qui peut aller jusqu'à donner une impression générale de fouillis par endroit. La première case est de la largeur de la page, et il n'y a quasiment aucune surface blanche, du fait de nuances de gris appliquées sur presque toutes le surfaces pour apporter une impression de texture aux murs, au sol et aux meubles. L'avantage est que la cellule de texte à fond blanc ressort bien. La quatrième case occupe plus d'un tiers de la page et comporte elle aussi de nombreuses informations visuelles : la façade de la demeure à étage où toutes les poutres sont dessinées avec leur nervure, les 2 femmes en train d'étendre le linge, et un groupe de 8 paysans avec 2 chevaux en train de se houspiller.

Le lecteur s'immerge donc dans un monde étrange. Les personnages sont affublés de nez difformes au-delà de toute plausibilité morphologique. Il suffit de regarder les nez pour s'en rendre compte. Celui de Simirniakov mesure bien 15 centimètres de long avec une extrémité enroulé comme un escargot. C'est le modèle arboré par la plupart des personnages. Le lecteur peut aussi trouver des nez bien droits dont la longueur ferait rougir Pinocchio, et des nez bien ronds empruntés à Obélix et compagnie. S'il se livre au même examen pour les visages, il découvre des formes possibles d'un point de vue morphologique, des ronds parfaits, des oreilles aussi grandes que la tête, des visages trop étroits au niveau de la mâchoire supérieure, des sourcils qui ressemblent parfois à des bouts de coton collés au-dessus des yeux, des implantations capillaires impossibles, des barbes défiant la gravité, des vêtements souvent informes (sorte de grande robe unisexe très évasée vers le bas). Le lecteur sent que le dessinateur s'amuse bien à donner une apparence incongrue à ses personnages, avec un degré d'investissement incroyable au vu du nombre de personnages qu'il dessine, étant tous différents.


Avec les deux premières scènes, le lecteur s'immerge dans une forme de conte : l'enjeu n'est pas une reconstitution historique visuellement authentique (même si l'année est précisée : 1853) et il y a quelques remarques qui introduisent des éléments anachroniques. Il s'agit donc plus d'un regard décalé sur l'histoire d'un riche propriétaire terrien lassé de jouer son rôle. L'auteur promène le lecteur dans différents endroits : la demeure de Simirniakov, les champs, un bar, les écuries, le monastère du starets, une gare, un quartier populaire urbain, une maison servant de salle de réunion pour l'agitateur. À chaque fois, l'artiste effectue des représentations minutieuses pas forcément exactes, bourrées de détails, et s'amuse même avec un effet fish-eye. Dans un entretien, Vincent Vanoli a indiqué qu'il s'était inspiré des tableaux de Pieter Brueghel l'Ancien (1529-1565) pour la composition de certaines pages. Un peu dérouté au départ, le lecteur s'adapte rapidement aux idiosyncrasies visuelles de la narration, et n'en fait qu'à sa guise : consacrant plus de temps à telle case ou telle page pour en apprécier les facéties visuelles, passant moins de temps sur d'autres trop accaparé par l'intrigue ou la comédie.

Vincent Vanoli introduit également des références littéraires explicites, un personnage nommant Ivan Tourgueniev (1818-1883), Anton Tchekov (1860-1904), Léon (Lev Nikolaïevitch) Tolstoï (19828-1910), immédiatement suivi par une touche de dérision : mon préféré Tostoïevski. De la même manière, l'auteur incorpore également des références à de vrais faits historiques comme la guerre de Crimée (1853-1856). Certains personnages font également référence à des événements pas encore survenus comme l'abolition du servage en Russie en 1861, ou encore la révolution russe en 1917. D'autres se mettent à fredonner des chansons des Beatles. Le lecteur comprend que l'intention de l'auteur est de composer une histoire à la manière d'un roman russe, tout en y incorporant une bonne dose d'absurde et des facéties tant visuelles que dialoguées, ramenant au principe d'un conte haut en couleurs, à la vraisemblance malmenée, mais à la logique interne rigoureuse. Effectivement, cette bande dessinée peut se lire comme un roman russe (ou une parodie de roman russe) : une riche famille, un père à l'âme tourmentée par une remise en question, des paysans sous le joug du servage, une épouse uniquement préoccupée par ses obligations sociales, un fils aîné uniquement préoccupé de jouir de la vie sans égard pour les conséquences de ses actes, trois filles dont la présence réchauffe le cœur du père… et un cheval qui parle pour permettre au père d'énoncer tout haut ses états d'âme et à l'auteur de rabrouer son personnage principal par la voix de son cheval.


Vincent Vanoli réalise également le portrait d'une société, ou d'un système économique avec un regard moqueur : le riche propriétaire qui souhaite se libérer du fardeau de diriger son exploitation, le régisseur qui qui fait son travail consciencieusement et pallie les manquements de son maître sans chercher à le supplanter, les moujiks conscients de la forme d'exploitation qu'ils subissent sans chercher à se révolter pour autant. Au travers de ces 3 positions sociales, l'auteur en profite pour évoquer l'âme russe, en tournant en dérision ce mélange de résignation et d'envie de changement. Vincent Vanoli ne s'en tient pas à une simple fable caustique sur un système social : à plusieurs reprises, il pousse la réflexion plus loin que le simple constat. Le lecteur se rend compte que l'évocation anachronique des bouleversements sociaux à venir fait ressortir avec force l'obsolescence du modèle en place, mais aussi le manque de discernement des protagonistes persuadés de l'immuabilité de ce modèle et de sa pérennité. Avec un regard pénétrant, Vanoli décortique aussi bien l'avantage pour les patrons de mettre en place la libre concurrence entre les individus qui s'écharpent entre eux pour des miettes plutôt que de s'unir contre les patrons, que la docilité et la tiédeur des ouvriers qui préfèrent la sécurité d'un système de classes éprouvé plutôt que l'incertitude de l'inconnu, l'arnaque sans nom de la théorie du ruissellement (passage très savoureux), le lyrisme romantique de Simirniakov à l'abri du besoin matériel, ou encore discrètement la religion en tant qu'opium du peuple, tout ça avec une verve sarcastique piquante, sans être cynique.

S'il connaît déjà cet auteur, le lecteur est assuré de découvrir une bande dessinée atypique, et ce n'est rien de le dire. Sous des dehors de roman russe, Vincent Vanoli effectue la description d'une société de manière facétieuse que ce soit par les dessins comprenant diverses exagérations et déformations tout en conservant la priorité à la narration visuelle, ou par l'usage d'anachronismes choisis avec soin pour leur capacité révélatrice. Le tout forme un récit cohérent et savoureux, drôle et critique, intelligent atypique.


4 commentaires:

  1. Très intéressant. Sans ton article, je n'aurais jamais prêté attention à un ouvrage comme celui-là. Je ne connais pas l'éditeur non plus.
    Le sujet est intrigant et outre, sans doute, une passion pour la littérature russe d'une époque, je me demande ce qui a pu pousser Vanoli vers ce sujet-là.
    "Nounourskine" :-) ?

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  2. Ce n'est que la 2ème BD de cet auteur que je lis. Je ne sais rien de plus sur lui que ce qu'en dit sa page wikipedia, à savoir :

    Vincent Vanoli est un auteur français de bande dessinée, né en 1966 à Mont-Saint-Martin en Meurthe-et-Moselle. Il officie dans diverses structures éditoriales parmi lesquelles l'Association ou Ego Comme X. Il a obtenu son CAPES d'Arts Plastiques, et est enseignant.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Vincent_Vanoli

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    1. Oui, j'avais consulté cette page, sans trouver ce que je cherchais. C'est assez lapidaire, comme bio.

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  3. Son site personnel est également assez lapidaire.

    http://vincent-vanoli.fr/bio.html

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