dimanche 28 juillet 2019

Le travail m'a tué

On va réévaluer vos objectifs à la hausse pour compenser la baisse.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première parution date de 2019. Le récit a été écrit par Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande, il a été dessiné, encré et mis en couleurs par Grégory Mardon.


En 2019, au tribunal des affaires de sécurité sociale, Françoise Perez arrive avec son avocate : l'enjeu du jugement est la reconnaissance du harcèlement moral et du harcèlement institutionnel. Un journaliste vient interrompre la discussion de l'avocate avec sa cliente, mais l'avocate indique que ce n'est pas le moment, qu'elles doivent se préparer pour l'audience. En 1988, Carlos Perez reçoit la lettre qui lui confirme qu'il est pris à l'École Centrale Paris, il court l'annoncer à ses parents qui sont très fiers de lui. À la sortie de l'école, il passe un entretien et est embauché chez un constructeur automobile national. 5 ans plus tard, il a gravi des échelons et devient chef d'atelier. Il sort avec Françoise, et ils se marient peu de temps après. Peu de temps après, le centre technique déménage à Gonesse, ce qui induit des temps de transport plus longs pour Carlos qui a acheté à Saint-Cloud. Il passe aussi à un aménagement des bureaux en espace partagé, plus bruyant. Dans le même temps, la messagerie électronique prend son essor et il y a de plus en plus de courriels à traiter. Françoise est enceinte de leur premier enfant. Un jour en se promenant avec elle, il voit le modèle de voiture (une Nymphéa) dans la rue, pour la première fois, le centre technique étant séparé des ateliers de fabrication. Avec la circulation, Carlos Perez se rend compte qu'il vaut mieux qu'il prenne les transports en commun, avec les aléas afférents.


Deux ans après l'installation dans le centre technique, la direction change, et les ingénieurs sont convoqués pour une réunion plénière. Un nouveau cadre leur explique que les résultats de vente de la Nymphéa en font un succès, mais qu'il va falloir que l'entreprise s'améliore encore, en révisant ses méthodes de travail, et que des objectifs individualisés vont être instaurés. Dans le lit conjugal, sa femme lui indique que l'individualisation est également une opportunité pour que ses efforts soient reconnus à leur juste mesure. Le lendemain, Carlos Perez est confronté à un carburateur mal conçu. Il décide de demander à son équipe de travailler dessus tard dans la soirée pour le rendre conforme afin que l'équipe suivante dans la chaîne dispose d'un carburateur viable. Il passe toute la nuit au bureau avec plusieurs collègues. Le lendemain, il reçoit un message de sa femme lui indiquant qu'elle est en salle de travail. Il se dépêche de se rendre à l'hôpital et arrive juste à temps.

En découvrant cette bande dessinée, le lecteur a conscience de 2 caractéristiques. La première est qu'elle paraît en 2019, l'année du jugement sur les suicides de France Telecom / Orange : 35 suicides liés au travail entre 2008 et 2009. La seconde est que cette bande dessinée reprend des éléments du livre  Travailler à en mourir : Quand le monde de l'entreprise mène au suicide (2009) de Paul Moreira (documentariste) & Hubert Prolongeau (journaliste), ce dernier étant coscénariste de la BD. Le fait que Carlos Perez travaille comme chef d'atelier pour un constructeur automobile français renvoie aux suicides de trois salariés du technocentre de Renault à Guyancourt entre octobre 2006 à février 2007. Les auteurs ont donc comme intention d'évoquer les circonstances et les mécanismes qui mènent à un tel acte, par le biais d'une fiction entremêlant les éléments de France Telecom et de Renault. Le lecteur peut identifier la création du Centre Technique pour Renault, et les plans de restructuration comme pendant du plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications, plan de 2006-2008) et du programme managérial Act (Anticipation et compétences pour la transformation), ayant pour objectif de diminuer la masse salariale.


La bande dessinée est un média, pouvant accueillir tout type de narration, tout type de genre. L'introduction permet de rattacher le récit à l'actualité, mais plus encore à l'enjeu du jugement, pour la veuve de Carlos Perez, mais aussi pour le monde du travail, pour tenter de mettre les managers et les hauts cadres face aux conséquences de leurs décisions. Le cœur de la bande dessinée comprend 104 pages exposant les faits en suivant le parcours professionnel de Carlos Perez et quelques étapes de sa vie privée. Le lecteur y retrouve des transformations professionnelles rendant compte de la mutation de l'organisation du travail dans ce secteur d'activité : un changement de modèle d'organisation avec une augmentation de la spécialisation et une segmentation des process (le centre technique est déconnecté des ateliers de production : ils ne sont plus au même endroit), une accélération de la mise en place de nouveaux outils (courriels, logiciels de conception assistée par ordinateur, mondialisation), la mise en place de gestionnaires ne connaissant pas le métier, l'apparition du chômage chez les cadres. D'une certaine manière, Carlos Perez n'arrive pas à s'adapter à ces nouvelles conditions de travail malgré ses efforts, restant dans le mode de fonctionnement de l'ancien modèle.

Hubert Prolongeau, Arnaud Deallande et Grégory Mardon ont ambition de retracer ce drame pour de nombreux salariés au travers d'une bande dessinée. Afin de donner à voir cette histoire de vie, Grégory Mardon a opté pour un trait semi-réaliste, avec une apparence de surface un peu esquissée. En ce qui concerne cette dernière caractéristique, le hachurage pour les ombres est fait avec des traits pas très droits, pas très parallèles, n'aboutissant pas proprement sur le trait détourant la forme qu'ils habillent. Les personnages sont tous distincts, en termes de morphologie et de visage, avec parfois une impression de corps construit un peu rapidement (le raccord des bras aux épaules en particulier) et d'expression de visages qui peuvent être un appuyées pour mieux transcrire l'état d'esprit du personnage. Cela donne plus une sensation de reportage, de dessins croqués sur le vif, que de bâclage. Les protagonistes sont vivants et nature, le lecteur ressentant facilement de l'empathie pour eux. Il voit le visage de Carlos Perez se creuser au fur et à mesure qu'il encaisse et qu'il en perd son sommeil. Il est saisi d'effroi en page 45 (page muette) en découvrant le masque de mort qu'est devenu son visage, et la fumée de cigarette qui sort par la bouche, comme s'il s'agissait de son âme en train de quitter son corps.


Il n'y a que 3 personnes qui relèvent de la caricature : Sylvain Koba (le premier nouveau chef direct) de Carlos Perez, Nicole Perot celle qui succède à Koba, et la jeune directrice des ressources humaines. En voyant leur langage corporel et leurs expressions, le lecteur voit des personnes manipulatrices, des salariés ne faisant que leur boulot, des êtres réduit à leur fonction, appliquant la politique de l'entreprise sans recul ni état d'âme, encore moins d'empathie pour les employés qu'elles reçoivent. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir une exagération qui en fait des individus mauvais, ou bien l'expression du ressenti de Carlos Perez vis-à-vis d'elles. Il n'en reste pas moins que l'artiste se montre très habile à faire apparaître leur ressenti, en particulier l'esprit de domination de Nicole Perot, et sa jouissance à obtenir satisfaction, à imposer ses choix à son subalterne. À ce titre, Mardon réussit des cases terrifiantes : en page 79 Carlos Perez voyant Nicole Perot dans une légère contreplongée qui montre son ascendant sur lui, en page 80 quand le visage de Perez s'encadre entre le bras et le buste de Perot comme si elle le tenait dans une prise d'étranglement.

De prime abord, les différents environnements semblent dessinés avec la même rapidité pour une apparence facile et un peu esquissée. Au fur et à mesure, le lecteur est frappé par la diversité des lieux, leur plausibilité et leur qualité immersive. Il peut effectivement se projeter en esprit dans le petit jardin du pavillon des parents de Carlos Perez. Il a l'impression d'être assis à ses côtés pour son premier entretien d'embauche dans le bureau du recruteur où il n'y a pas encore d'ordinateur. Il a l'impression de jouer le photographe lors de la photographie prise sur les marches de l'église pour le mariage. Il s'installe dans l'open-space en éprouvant tous les désagréments de ce manque d'intimité et de cette ambiance de travail bruyante. Il voit le hall monumental du centre technique remplissant une fonction de prestige, contrastant avec la qualité dégradée des espaces de travail des employés. Il attend impatiemment le RER avec Carlos Perez, maugréant comme lui contre son irrégularité et les incidents à répétition. En page 81, le lecteur suit Carlos Perez alors qu'il inspecte le site technique de l'entreprise en Argentine, et il se trouve vraiment à inspecter une chaîne de montage, à vérifier l'installation par rapport aux processus décrits dans la base de données informatique.


En entamant sa lecture, le lecteur a bien conscience de la nature du récit et de sa fin inéluctable. Il n'y a pas d'échappatoire possible pour Carlos Perez. Il n'y a pas d'issue heureuse. Il l'observe en train de se heurter à un changement qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne comprend pas, qui remet en cause ses valeurs professionnelles et personnelles. Carlos Perez fait des efforts pour atteindre ses objectifs individualisés et pour répondre aux attentes de ses chefs : chacune de ces actions est à double tranchant. D'entretien en entretien, ses objectifs (comme ceux des autres) sont revus à la hausse, arbitrairement, sans prendre en compte la réalité du métier, sans espoir de les atteindre un jour, puisque dans le meilleur des cas une fois atteints ils seront à nouveau revus à la hausse. Les auteurs réussissent des passages bien plus subtils. Ingénieur de formation, Carlos Perez est envoyé dans une usine implantée en Roumanie pour augmenter la production et rationaliser une masse salariale sans la faire augmenter. Il se rend compte après coup qu'il a joué le même rôle que ses propres chefs : devenir gestionnaire sans état d'âme en profitant de la méconnaissance du droit du travail par les employés pour mieux les exploiter. Ayant assisté à une déclaration du PDG à la télé, il prend l'initiative de développer une solution technique par lui-même pour résoudre le problème évoqué par le PDG. Il apporte une solution technique sans rapport avec la stratégie financière de développement du groupe, dans une incompréhension complète du système. C'est un tour de force des auteurs à la fois par l'intelligence de l'analyse, à la fois par leur capacité à en rendre compte sous forme de bande dessinée, que de montrer à quel point Carlos Perez et cette direction désincarnée ne jouent pas au même jeu.

Il y a une forme d'inconscience à penser qu'il est possible de traiter d'un sujet aussi complexe et douloureux que la souffrance au travail, en une simple bande dessinée de 115 pages, en même temps il s'agit d'un engament total et nécessaire. Arnaud Delalande, Hubert Prolongeau et Grégory Mardon racontent l'histoire d'un individu, ce qui permet au lecteur de se projeter, de se reconnaître en lui, d'éprouver de l'empathie. Les dessins présentent une apparence d'urgence, et reflète un monde de flux en phase avec le monde de l'entreprise qui doit fourguer toujours plus de marchandises en menant une véritable guerre économique contre ses concurrents, des adversaires à écraser, à éliminer. En terminant cette BD, le lecteur a dans la bouche un goût amer : le gâchis en vie humaine, un libéralisme capitaliste sans âme qui ne fonctionne que pour son propre intérêt, son propre développement, des individus faisant fonctionner un système sans se poser de question, sans recul, une évolution implacable et inéluctable, arbitraire pour l'individu qui n'a pas les moyens de l'enrayer. À la fois, le lecteur est écœuré par cette vie massacrée, par un système institutionnalisé que les employés appliquent sans état d'âme ; à la fois il aurait bien aimé en découvrir plus, à commencer par ce qui permet aux collègues de Carlos Perez de s'adapter.



4 commentaires:

  1. Celui-là m'a fait de l'œil, mais j'ai préféré l'écarter, peut-être à tort.
    Je me demande si ces tragédies ne sont pas le résultat d'une certaine forme de management à la française, datée, vieillotte, avec un système de castes encore fort et un autoritarisme assez prononcé.
    Ton dernier paragraphe est extrêmement fort. Effectivement, d'un côté il y a ceux qui suivent la marche en ordre discipliné (on a vu ce que ça pouvait donner chez nos voisins en 1933) et de l'autre le cas individuel ; pourquoi lui a-t-il craqué et pas les autres.

    Je note que tu illustres de moins en moins tes articles ; est-ce un choix ?

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  2. Forme de management à la française : de ce que je peux en connaître, les auteurs décrivent un changement radical de type de management, avec des encadrants intermédiaires qui gèrent des centres de coût (terminologie déjà révélatrice en elle-même : ce ne sont plus des centres de profits), sans connaissance technique du ou des métiers des salariés. Le cas particulier mis en scène dans cette bande dessinée renforce l'incompréhension entre technique et gestionnaire, 2 cultures ayant peu de choses en commun. Tel que mis en scène, l'individualisation des résultats a pour conséquence de saper l'esprit d'équipe, d'isoler chaque individu dans un milieu professionnel bruyant. L'autoritarisme subsiste sous une forme plus douce, mais tout aussi terrible. Les encadrants sont eux-mêmes soumis à une forme de management identique, l'individu se retrouvant contraint pas un système entretenu par tout le monde et auquel tout le monde est soumis.

    Pour les images, c'est un choix, leur utilisation étant en fait très encadrée.

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    1. Dans les grosses boîtes cotées en bourse (c'est important), il y a comme une course à la transformation, à l'indicateur de performance, au processus de transformation, et en fin de compte à l'efficience. J'ai déjà assisté à une transformation comme celle-là. Les effectifs supprimés sont considérés comme une nécessité incontournable et c'est souvent comme cela que c'est présenté. Il est aberrant de voir à quel point les annonces de suppressions de postes s'accompagnent d'une augmentation de la valeur du titre en bourse. Comme si, finalement, la force de travail était un mal nécessaire. Ça me rappelle Steve Jobs, que tout le monde idolâtre, qui ne voulait pas payer d'impôts, et qui était fasciné par les usines entièrement robotisées, sans employés.

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  3. Je crois que cette transformation pour les entreprises cotées en bourse correspond au processus de financiarisation dans lequel les produits financiers rapportent plus que la production de biens ou de services.

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