mardi 25 décembre 2018

Droit de regards

Tu n'as jamais joui d'une promesse ?

Ce tome contient une narration visuelle, publiée pour la première fois en 1985, réédité en 2010. Il s'agit d'un roman-photo dont le scénario et le montage ont été réalisés par Marie-Françoise Plissart et Benoît Peeters. Les photographies ont été réalisées par Marie-Françoise Plissart. Il contient également une postface de 4 pages, rédigée par Véronique Danneels, communicatrice et pédagogue en milieu muséal, et professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Tournai. Il comprend également un essai de 47 pages rédigé par Jacques Derrida (1930-2004).


Dans un lit, deux femmes nues sont en train de se caresser dans une étreinte amoureuse. Une photographie sous verre est posée contre l'un des murs. Leurs vêtements blancs gisent au pied du lit. Elles se trouvent dans une très grande pièce dans un appartement cossu. L'étreinte se poursuit, la femme bouclée prenant l'initiative des caresses, puis sa partenaire. Puis elles s'allongent en cuillère, la femme aux cheveux courts et raides derrière la femme aux cheveux bouclés. Leur image se reflète dans un immense miroir de quatre mètres de haut. Elles sont dans une pièce baignée de lumière, avec une hauteur sous plafond de plus de quatre mètres. Dans la pièce d'à côté, deux fauteuils sont en vis-à-vis, de part et d'autre de l'âtre. La femme aux cheveux bouclées s'est allongée sur le ventre, le regard vers la fenêtre. La femme aux cheveux raides est allongée sur le dos et elle fume. Elle se tourne et approche le bout incandescent de sa cigarette du dos de sa partenaire, mais sans le toucher.


La femme aux cheveux bouclés se lève et s'habille, sous le regard de sa partenaire qui est maintenant couchée sur le ventre. Elle met ses chaussures et sort par la porte. Elle arrive en haut de l'escalier et le descend en entrevoyant son image dans un miroir. Elle arrive en bas de l'escalier et sort à l'extérieur dans un immense parc, avec une pièce d'eau agrémentée de jets d'eau devant elle. Elle court vers la pièce d'eau et la contourne, car elle a aperçu une silhouette au loin. Il s'agit d'une troisième femme habillée en noir qui la prend en photo. La femme en blanc court après la femme en noir. Celle en blanc chute dans un escalier et celle en noir la prend en photo. Ce cliché se retrouve au mur d'une autre chambre où deux femmes sont couchées dans un lit, recouvertes par un drap. La femme aux cheveux bouclés est habillée d'un pantalon et d'un chemiser noir ; sa compagne est nue sous le drap. La première se lève et arrache les photographies qui sont accrochées au mur. Elle les prend sous son bras et s'en va. L'autre femme se lève à son tour et s'habille.


Voilà une lecture des plus déroutantes. Il s'agit d'un roman-photo : 100 pages contenant de 1 à 6 photographies en noir & blanc, sans aucun texte. La seule exception se produit en page 50 quand une femme chauve écrit un texte en espagnol le temps de 2 cases, ou plutôt 2 photographies. À l'évidence pour un lecteur de bandes dessinées, la lecture coule de source : une narration visuelle et séquentielle, la disposition des photographies induisant une suite logique de l'une à l'autre, ne serait-ce que chronologique. Abordé de cette manière, cet ouvrage constitue une lecture rapide (en particulier du fait de l'absence de texte). Les personnages sont très incarnés, car il s'agit de photographies, sans le phénomène de simplification, plus ou moins important, que produit le dessin. Du coup, il observe vraiment d'autres individus, plutôt que de pouvoir parfois se reconnaître dans un personnage. De la même manière, les décors sont présents dans toutes les pages, sauf à une ou deux exceptions près pour un très gros plan sur un visage. Pour les différents environnements, la photographie produit le même effet que pour les personnages : ce sont des lieux existants. Ils sont tous situés à Bruxelles, et la postface de Véronique Danneels les cite : le musée de l'Afrique Centrale à Tervuren, les anciens magasins Old England, l'Hôtel Astoria, le Musée du Cinquantenaire, les quartiers sociaux d'après-guerre, entre la rue Blas et la rue Haute. Bien sûr, comme les acteurs, ils ont été choisis par Marie-Françoise Plissart avec une intention d'auteur.


D'ailleurs, le lecteur trouve en page d'ouverture le nom des actrices et de l'acteur par ordre d'apparition : Jean von Berg, Anne Hauman, Brigitte Smagghe, Marie-Sygne Ledoux, Harry Cleven, Marie-Luce Bonfanti, Aleydis Deforge et Fanny Roy. Il se laisse séduire par la relation sexuelle plus érotique que pornographique en ouverture. Il accepte bien volontiers de suivre la femme bouclée rhabillée dans le parc et constater qu'elle est observée. Il perd un peu le fil avec la photographie de la chute de cette femme, qui se retrouve affichée sur un mur, impliquant une forme d'ellipse temporelle, certainement vers un instant situé plus tard. Il se retrouve à nouveau déstabilisé quand, page 25), l'autre femme (ou la troisième, à moins que ce ne soit déjà la quatrième) se retrouve elle aussi devant photographie, mais une autre, qui sert de passage vers une scène vraisemblablement située dans le passé, entre elle et un homme devant la cheminée, celle aperçue page 7, sauf s'il s'agit d'une autre. L'autrice utilise le montage photographique pour jouer avec le temps, à tel point que la structure du récit forme une épanadiplose, se terminant par la même étreinte que celle du début. Enfin presque, parce que la quatrième de couverture comprend une nouvelle photographique qui vient ajouter une coda qui donne un sens un peu différent à ce qui vient de se passer. En cours de route, à nouveau par le biais des photographies contenues dans les photographies, le lecteur s'est retrouvé face à 2 jeunes filles en train de jouer aux dames, sûrement un retour dans le passé mettant en scène 2 des femmes apparaissant au temps présent.



Le lecteur remarque que Marie-Françoise Plissart utilise les codes de la bande dessinée pour le montage. Elle joue avec les dimensions des photographies. Elles sont toutes rectangulaires, sagement juxtaposées l'une à côté de l'autre. Le montage diffère en fonction des séquences. Il peut y avoir une unique photographie de la taille de la page, ou plus petite avec beaucoup de marges Il peut y avoir 4 photographies de la même dimension, 2 sur chacune des 2 bandes, ou bien des photographies de la largeur de la page, ou de la hauteur de la page, ou encore d'autres dispositions. Le lecteur marque aussi la rigueur des cadrages, le jeu avec les miroirs et les glaces, avec les embrasures de porte amenant une autre forme de cadre. Malgré les qualités formelles évidentes et la maîtrise de la narration visuelle, sans oublier le charme des actrices, le lecteur reste un peu frustré de sa lecture au premier degré car l'histoire semble incomplète, superficielle. Il y a bien quelques scènes qui ressortent pour leur mise en scène : celle de la course poursuite dans les escaliers, celle de la chute dans le parc, la visite nocturne des quartiers sociaux d'après-guerre. Il y en a d'autres qui sont étonnamment parlantes comme le face à face entre la femme et l'homme, malgré l'absence de tout mot. De temps à autre, le lecteur est également bluffé par un décor, ou par un angle de prise de vue. Mais l'histoire en elle-même le laisse sur sa faim. Ça lui semble un peu court pour un ouvrage mis en avant comme un sommet du genre par Jan Baetans dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le roman-photo (avec Clémentine Mélois).


Du coup, le lecteur entame le texte de Jacques Derrida (1930-2008), philosophe ayant travaillé sur la déconstruction et la différance. La quatrième de couverture ne donne pas d'indication quant à la nature du texte du philosophe. Le lecteur découvre une sorte de dialogue, entre un homme et une femme. Il comprend progressivement qu'il s'agit d'un commentaire sur le roman-photo Droit de regards qu'il vient de lire, écrit spécifiquement sur cet ouvrage. Tout doute est dissipé quand Derrida cite des numéros de page auxquels le lecteur peut donc se reporter. Le texte commence par : Tu ne sauras jamais, vous non plus, toutes les histoires que j'ai pu me raconter en regardant ces images. Le lecteur comprend ce qu'il devinait confusément : la lecture de Droit de regards nécessite une participation active de sa part pour devenir une histoire, pour faire sens. L'absence de mot nécessite que le lecteur se raconte une histoire. La construction du récit et les photographies l'incitent à chaque page à le faire, lui fournissant plus de matière qu'il ne peut s'en douter.


Le philosophe attire l'attention du lecteur sur le fait que le titre programme très puissamment la lecture de l'œuvre. Au fur et à mesure de son essai, Jacques Derrida évoque les jeux de mots, ou plutôt les jeux d'image sur le thème des dames (le jeu, mais aussi l'opposition noir/blanc, ou encore les 100 pages répondant aux 100 cases), la possession de la photographie, les faux semblants, la liberté d'interprétation, les symboles (à commencer par les différents cadres), la femme au crâne rasé qui écrit elle aussi une histoire, la simultanéité de la présence des images sur la page, même si leur ordonnancement implique une succession, les éléments signifiants et récurrents (l'eau, les miroirs, les cigarettes, etc.), les duels, le symbole de la chute, les formes d'enfoncement qui évoquent la pénétration, la réalité de ce qui est photographié (c’est-à-dire des objets réels et pas de la pure imagination), et même le fait qu'il s'agit de photographies en langue française, en tout cas se prêtant bien à une interprétation en langue française. Au fil du texte, le lecteur reste abasourdi par la quantité de pistes de lecture qui s'offrent à lui, qu'il n'avait pas soupçonnées pour la majeure partie. Il peut faire la part de l'interprétation faite par Jacques Derrida, et ce qui se trouve réellement sur la page, dans les photographies. Il écrit explicitement : N'importe qui, pourvu qu'il s'entende à voir, a donc le droit de regard, c’est-à-dire aussi d'interprétation pour ce qu'il prend ainsi en vue. Petit à petit, il établit des liens entre différentes photographies. Par exemple, cette dame chauve qui écrit, écrit peut-être ses souvenirs. Elle effectue un travail de mémoire, reconstruisant à posteriori son histoire, comme si elle accolait des souvenirs visuels, les uns à côté d'autres, comme si elle ordonnait des photographies ayant capturé et figé des instants du passé.

Le lecteur ressort complètement tourneboulé de la lecture du texte de Jacques Derrida. Il prend conscience que ce roman-photo ne lui a pas parlé, surtout parce que lui ne s'y est pas assez investi, parce qu'il n'a pas été acteur de sa lecture, parce qu'il ne s'est pas raconté une histoire (ou plutôt plusieurs). Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart ont créé une œuvre qui met en scène la nature relative du récit, le fait que chaque lecteur y perçoit une histoire un peu différente, en fonction de sa culture, de son histoire personnelle. En outre, sa lecture est éphémère, inventive, plurielle, plurivoque. L'histoire d'amour au premier degré se double d'une réflexion sur la nature du récit, mais aussi d'un regard psychanalytique sur les symboles que sont les différents lieux et objets.


Jacques Derrida conclut en indiquant que : Vous connaissez l'état du marché de la culture ou de l'inculture photographique. Il est sans public, il rend invendable et donc illisible un produit de ce type, une œuvre qui n'appartient à aucun genre légitime : ni roman-photo, ni photographie dite d'art, ni cinéma muet, ni bande dessinée, etc. Il faut donc engendrer un public. Par du discours (titres, préface ou postface, signes de reconnaissance, évaluation qu'on suppose accréditées, effets d'autorité), il fallait donc rendre l'œuvre présentable, recevable, exposable, légitime. Ainsi le philosophe explicite les raisons pour lesquelles cette lecture est si déroutante : le lecteur n'a pas d'expérience préalable pour ce genre quasiment neuf, il n'arrive pas à identifier quelles thématiques ou œuvres cette lecture présuppose, il est déstabilisé par l'opposition entre cette forme de langage poétique et son expérience de la vie quotidienne. Il s'aperçoit en cours de route que ses systèmes de référence (BD ou roman) ne sont pas pertinents. C'est une aventure de lecture, la découverte d'une forme narrative inédite, malgré ses apparences de familiarité.



En se lançant dans une histoire sans parole sous forme de roman-photo, le lecteur se dit qu'il va trouver un récit s'apparentant à une bande dessinée, mais avec des photographies. Il n'est pas du tout prêt à l'expérience de lecture qu'il s'apprête à vivre. Il ne s'agit pas d'une comédie dramatique premier degré, ni d'une simple enfilade de photographies utilitaires, ni même d'une histoire. Il s'agit d'une réflexion philosophique à plusieurs niveaux, avec un versant psychanalytique, incitant le lecteur à participer pour raconter, à réfléchir sur la manière dont les images lui parlent, à expérimenter une narration visuelle sans équivalent.


jeudi 20 décembre 2018

Requiem - Tome 07: Le couvent des sœurs de sang

Préparez le correcteur rectal, juste châtiment pour ce sacrilège !

Ce tome fait suite à Requiem - Tome 06: Hellfire Club qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2007, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2018 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Le tome se termine avec 5 pages d'étude graphique dont 3 portraits, et un bestiaire passant en revue les Éphémères, les sphinx de Tanatos et les ogres de Tartarus.

En 1242, en Terre Sainte, au pied du mont Jebel Madhbah, une armée de templiers menés par Heinrich Barbarossa arrive sur une terrasse rocheuse artificielle avec 2 piliers. Barbarrossa est convaincu que c'est l'emplacement où ont été mis en sécurité le tabernacle, l'Arche de l'Alliance et l'Autel de l'encens. À nouveau les croisés doivent affronter une armée russe qui les a suivis afin de les laisser faire le travail de recherche du site. L'affrontement est rapide et tourne au massacre des russes. Barbarrossa enjoint ses compagnons d'armes d'emmener les blessés et les mourants au pied de l'Arche qui guérira leurs blessures. Les survivants arrivent au pied de l'Arche de l'Alliance, et Barbarrossa l'ouvre pour en sortir l'objet qu'elle contient. Le résultat n'est pas celui escompté. Au temps présent, Heinrich Augsburg se trouve toujours dans le couvent des Sœurs de Sang, subissant l'effet du sang qu'il vient de boire, étant à la recherche de Rebecca. Il regarde autour de lui et observe le processus semi industriel de traitement du sang, pour le rendre propre à la consommation.


Ayant suivi le circuit de purification du sang, Heinrich Augsburg en déduit que Dracula et Bathory doivent disposer d'appartements sur place. Il décide d'escalader les canalisations verticales pour atteindre l'étage au sommet. Il sait qu'il doit faire vite, car l'inspecteur Kurse a dû découvrir son évasion et doit déjà être à ses trousses, avec les forces de l'ordre. Il atteint les appartements abritant le harem des vierges de Dracula. Il a la surprise de voir que Sabre Eretica s'y est installé et profite de l'hospitalité des vierges. Trois Sœurs de Sang surgissent menées par Sœur Sadistica. Cette dernière indique qu'elles sont dans l'obligation de castrer les deux intrus, pour le salut de leur âme bien évidemment. Pendant ce temps, au camp du Drap d'Écarlate au royaume de Dystopie, Dracula, souverain de Draconie, et sa suite se présentent devant la reine Perfidie, accompagnée de sa suite et de son bouffon Pishog. Il vient pour conclure un marché : récupérer son opium qui a été volé, contre une cargaison d'or. Mais avant de passer aux affaires, se tient un tournoi opposant les champions des 2 camps.


Arrivé à la fin du tome précédent, le lecteur prenait conscience que Pat Mills avait réussi à bien l'accrocher sur le scénario, avec un suspense très basique : Heinrich Augsburg réussirait-il à retrouver sa bien-aimée Rebecca ? Il l'avait également laissé juste après avoir pénétré dans le couvent des Sœurs de Sang, un nouveau lieu encore inexploré de Nécropolis, et puis la dame sur la couverture en impose, avec à la fois ce costume d'opéra plus grand que nature, son érotisme agressif et l'obsession maniaque du détail d'Olivier Ledroit. Le lecteur se doute bien que l'exploration du couvent ne va pas se dérouler sans heurt et que la probabilité de retrouver Rébecca est assez faible. Il est tout de suite comblé par les retrouvailles avec le personnage dont l'absence s'était fait cruellement sentir dans le tome précédent : Sabre Eretica, toujours aussi charmeur et insouciant. L'esprit entièrement obnubilé par sa quête, Augsburg a peine à croire ce qu'il voit : le grand séducteur Sabre au milieu de vierges pas effarouchées. L'artiste lui a confectionné une tenue de goût : belle chemise de soie violet lilas largement échancrée sur son torse d'albâtre, avec un pantalon violet zinzolin, des bottes en cuir montant jusqu'au genou avec quelques piques, des lunettes de soleil effilées, un rubis en pendentif. Le lecteur sourit en voyant le retour de ce trublion à l'assurance intacte, en train d'être caressé par 3 belles blondes dont une à sa main dans son pantalon. Il a à nouveau sous les yeux la preuve manifeste de la capacité de Ledroit à intégrer un monceau d'informations visuelles en une simple case, compréhensible en lecture superficielle, et révélant des saveurs innombrables en lecture attentive.


Pat Mills a également concocté des séquences jouant sur les forces de l'artiste pour ce fil narratif. Requiem découvre progressivement plusieurs parties du couvent dont l'architecture est monumentale et torturée. Au fil des pages, le lecteur peut ainsi admirer plusieurs vues du couvent, en extérieur avec ses toits en tuiles et ses ornementations gothiques et macabres, avec une vue d'ensemble en plongée lors de la destruction d'un mur, les vitraux et rosaces rouge sang, l'écœurant lac intérieur charriant du sang dans des canaux, entretenus par des nonnes récupérant les corps flottants. Avec l'apparition des Sœurs de Sang pour faire face à Augsburg et à Eretica, le récit entre dans une phase d'affrontements physique, et Ledroit peut s'en donner à cœur joie dans les blessures sadiques, la violence, le gore. D'un même élan, Augbsurg et Eretica s'élancent joyeusement vers leurs adversaires, faisant sourire le lecteur par la même occasion, car il y a une forme de second degré dans leur entrain à aller massacrer de la nonne. Ça commence par un coup de feu qui arrache la tête d'une d'entre elles, avec le sang giclant d'un visage réduit en boucherie sanguinolente. Ça continue avec une mère hurlant la bouche grande ouverte du fait d'un moignon d'épée enfoncé dans chaque orbite, avec le sang s'écoulant le long de son visage. Une énucléation et plusieurs blessures plus tard, le lecteur tombe devant une image d'écartèlement tellement violent que le corps est coupé en deux au niveau du tronc, avec les intestins se déroulant entre les 2 parties séparées de 2 mètres, à nouveau dans un déluge de sang. Le pire est encore à venir avec un personnage de la taille d'un fœtus écrasé sous la botte de cuir renforcée de métal de Requiem, avec une onomatopée bien écœurante, et à nouveau un beau giclement de sang. Il serait injuste de passer sous silence la chair calcinée encore fumante d'un individu sortant avec difficulté de l'âtre d'une cheminée.


Bien sûr ce combat opposant 2 hommes à des nonnes constitue également une occasion trop belle pour jouer sur un féminisme outré (les sœurs défendant la pureté de leur corps), cintrées dans costumes de cuir rouge bardés de clous et laissant voir le banc de l'intérieur de leur cuisse, avec une minuscule ceinture de chasteté de la taille d'un string. L'illustrateur se déchaîne pour mêler une imagerie gothique, avec une imagerie sadomasochiste, sans oublier de leur donner un caractère outré, et des armes tranchantes propices à la castration. C'est visuellement totalement grotesque, impossible à prendre au premier degré, mais une forme expressionniste laissant voir la haine du mal (et aussi le sentiment anti-cléricaliste de Pat Mills). Olivier Ledroit s'éclate tout autant à illustrer les affrontements entre Dracula et Perfidie. Ils commencent sous un format plus policé, plus civil, celui d'une joute entre des guerriers représentant chacun des 2 camps. À nouveau le dessinateur peut s'en donner à cœur joie pour renchérir sur les détails des armures des chevaliers, travaillées au-delà de tout ce qu'a pu produire le baroque, mais dans un registre plus agressif. Le deuxième affrontement met en lice Torquemada, l'énorme loup-garou de dame Demona. À nouveau Olivier Ledroit applique sa démesure au monstre, avec des griffes renforcées par des éléments métalliques, des dents pointues, une fourrure luisante, des bracelets à clou, des protège-cuisses également à clou, une épaulette hérissée de pointes. Il arrive ainsi à combiner la bestialité féroce, à une forme de domestication de surface.


Mais le plaisir des combats entre le camp de Dracula et celui de Perfidie est éclipsé par la munificence de la description des 2 camps. Tout commence par une vision dantesque montrant celui de Perfidie, avec des centaines de soldats minutieusement représentés, se tenant devant les tentes rouge cramoisi, avec leurs étendards, des immenses bêtes caparaçonnées, alors que les vaisseaux de Dracula arrivent dans le ciel, tout cela en une seule case démentielle. Sur la même page, le lecteur peut admirer la manière dont Ledroit oppose Dracula et ses hommes à gauche, à Perfidie et ses troupes à droite, dans la construction même de la double page. Toujours dans cette même page, il peut admirer le visage reptilien de Perfidie et la blancheur de sa peau ainsi que de sa robe, et le regard au strabisme divergent de son bouffon Pishog dont le costume est tout aussi ouvragé que celui de la reine. Olivier Ledroit s'abandonne avec toujours autant de délice à son obsession de remplir chaque centimètre carré de la page, et souvent même chaque millimètre carré, pour un spectacle d'une richesse inépuisable. Alors que le lecteur estime que l'artiste a tiré le meilleur parti de la représentation de la reine Perfidie et que le niveau de détails ne lui permet pas de faire plus, il mesure l'ampleur de son erreur quand elle perd toute contenance quelques pages plus loin et que sa chevelure semble entrer en éruption pour révéler des dizaines de serpents. À nouveau, il ne s'agit pas pour Ledroit de suggérer une vingtaine de serpents. Il les représente tous, en leur donnant des ondulation distinctes, compatibles entre elles.


Avec ces séquences, le scénariste a rappelé au lecteur qu'il ne plaisante pas, mais surtout que le mal continue de sévir sur la planète Résurrection. Heinrich Augsburg continue de se conduire de manière obsessionnelle, toute entier à son objectif de libérer Rebecca, quel que soit le nombre de personnes qu'il doit tuer pour y arriver. Sabre Eretica reste un jouisseur impénitent, refusant toute limite, toute mesure, insouciant des conséquences pour lui, mais surtout pour les individus qu'il pervertit. Le lecteur voit des individus laissant libre cours à leurs pulsions, sans entrave. Même si Heinrich Augsburg semble animé par un sentiment positif (libérer sa bien-aimée), les prologues des tomes 1 à 5 ont établi qu'il ne sait pas penser à autrui comme autre chose qu'une possession devant se plier à sa volonté. Par comparaison, les joutes organisées par la reine Perfidie apparaissent plus civilisées, l'énergie des pulsions étant canalisée dans des rituels civilisés. Mais les dessins montrent que ces affrontements sont l'occasion pour les participants de laisser libre cours à leur sauvagerie et à leur bestialité, à leur instinct de tuer, en rendant les mises à mort le plus spectaculaire possible pour le plaisir des spectateurs. Finalement, cette bestialité est tout aussi immonde que celle de Requiem. La première se part des atours de la civilisation, la seconde d'une apparence d'altruisme. Mais dans les 2 cas, les combattants prennent plaisir à jouir sans entrave de la douleur infligée à autrui.


Cette mise en scène d'une méchanceté à l'état pur rejoint le thème de la séquence d'ouverture. Pour la deuxième fois, elle n'est pas consacrée à Heinrich Augsburg pendant la seconde guerre mondiale, mais à Thurim pendant les croisades. À nouveau la force graphique des pages d'Olivier Ledroit emmène le lecteur au milieu de personnages au comportement halluciné. Il n'a pas assez d'yeux pour pouvoir absorber les détails des casques et des armures des 2 armées. Il voit comment les guerriers se voilent la face avec leur casque, la masquant à leurs ennemis, devenant des individus sans identité, se convainquant qu'ils deviennent autre quand ils massacrent des individus qui ne ressemblent plus non plus totalement à des êtres humains. À nouveau Pat Mills évoque les massacres perpétrés au nom de Dieu, braquant le projecteur sur l'incohérence entre les tenants de la Foi et les actes commis par l'appareil de l'Église. La force de son propos est quelque peu atténuée par l'outrance de la narration graphique, et par celle des situations imaginées. À nouveau, le lecteur retrouve le thème du mal incarné sur Terre. C'est un dispositif narratif qu'utilisent les scénaristes quand ils opposent de manière manichéenne le bien contre le mal, sans zone d'ombre, sans prise de recul. Depuis le début de la série, tous les personnages sont habités par le mal (sauf peut-être Rebecca). En faisant du Mal une force tangible, le scénariste ne dédouane pas ses personnages, au contraire il les condamne sans appel. Ici Pat Mills ne se sert pas de la notion de Mal comme d'un raccourci pour éviter d'avoir à trouver une motivation plausible au méchant, ou pour partager le monde entre bons et méchants de manière simpliste. Il l'utilise pour établir qu'ils subsistent des valeurs morales à partir desquelles juger un homme.


Contrairement à l'impression générale, Pat Mills n'a pas simplifié son récit pour le réduire à deux fils narratifs (celui de Requiem, celui de Dracula) débouchant sur des combats plus spectaculaires que cathartiques. Il consacre 2 pages à Igor et au Dictionnaire du Diable, à la fois pour rappeler leur existence et leur objectif, et en même temps pour montrer que la ville de Nécropolis va bientôt voir s'abattre la deuxième plaie. Il fait également avancer le complot fomenté contre Dracula dans 2 autres pages, tout en évoquant de sinistres personnages Edward Teller (1908-2003, père de la bombe H), le professeur Zarinovski, le docteur Konrad Dippel (1673-1734). Mills a déclaré être fasciné par les projets immondes engendrés dans des cerveaux humains pour faire souffrir l'humanité, pour tuer des êtres humains par dizaines, centaines, milliers, une preuve que le Mal existe bel et bien. À nouveau pour ces séquences, Olivier Ledroit fait preuve d'une implication sans faille, pas seulement pour la minutie de ses dessins, mais aussi par l'identité graphique qu'il leur donne, que ce soit les vues du ciel pour Igor, ou par les teintes vertes du cabinet de l'Archi-Hiérophante. Les 2 auteurs s'amusent à intégrer des références discrètes, que ce soit celle au Jardin des délices (1494-1505) de Jérôme Bosch (1450-1516) lorsque Heinrich Augsburg négocie avec Thurim, les paroles de la chanson de l'Ange Bleu, ou encore le livre intitulé Struwwelotto évoquant un recueil de comptines pour enfant Struwwelpeter (1858) de Heinrich Hoffmann (1809-1894).


Ce septième tome recèle une richesse extraordinaire, sous des apparences de récit de fantasy mâtiné d'horreur et violence facile. Olivier Ledroit donne à voir un monde et des créatures d'une consistance sans égale, alors que Pat Mills met en scène toute l'horreur de l'âme humaine, les 2 faisant preuve d'un discret humour pince-sans-rire.



vendredi 14 décembre 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le roman-photo. Un genre entre hier et demain

Nous Deux, le magazine, est plus obscène que Sade. - Roland Barthes

Il s'agit d'une bande dessinée mâtinée de roman-photo de 60 pages, en couleurs, suivi de 13 pages thématiques d'extraits de roman-photo. Elle est initialement parue en 2018, écrite par Jan Baetans (poète et critique belge), mise en images par Clémentine Mélois. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.


Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 3 pages, plus une page de notes. Il commence par évoquer la très mauvaise réputation du roman-photo en tant que média, ayant quand même provoqué la création d'une association pour la dignité de la presse féminine qui rassemblait des artistes et des intellectuels, chrétiens comme communistes. Il évoque également les tirages de la presse féminine comprenant des romans-photos, ayant atteint des records de 12 millions de lecteurs par semaine dans les années 1970 pour le magazine Nous Deux, créé en 1947. Il cite la petite phrase de Roland Barthes (1915-1980) : Nous Deux, le magazine, est plus obscène que Sade. Il expose le fait que le roman-photo, du fait de ses origines et de son genre de prédilection, a été déconsidéré comme média, au point de ne pas faire l'objet d'étude universitaire, ou sociologique, et qu'il n'a pas bénéficié d'une association d'archivage pour en préserver ses œuvres. Il termine en indiquant que ce média n'a pas opéré un retour en grâce, mais qu'il est peu à peu redécouvert et étudié, ne serait-ce comme témoignage d'une époque, mais aussi par la créativité qui s'y déploie.


La bande dessinée commence par une page comprenant des photographies découpées, avec des traits de crayon venant compléter les têtes ainsi isolées, et quelques phrases de commentaires, avec pour certains des flèches pointant vers une portion de l'image. Les caractéristiques des romans-photos sont décrites : photographies stéréotypés agrémentées de phylactères, personnages toujours en train de parler même quand ils s'embrassent, lectorat essentiellement féminin. Il est ensuite question des débuts du roman-photo en 1947, de son origine et de la recherche de son inventeur (peut-être Cesare Zavattini), de l'implication de grands réalisateurs et actrices italiens. Le roman-photo est tellement considéré comme une production honteuse que les auteurs conservent un anonymat similaire à celui des auteurs de film pornographique, à l'époque. L'ouvrage comporte 6 chapitres : (1) idées reçues et origines, (2) définition et différenciation par rapport à d'autres genres proches, (3) le triomphe du roman-photo, (4) la critique, (5) nouvelles solutions, (6) avenir ?. Il comprend également quelques repères chronologiques de 1946 à 2017 (1 page), 13 pages de photographies réparties en 7 thèmes (Smouic, Je te tiens, Confiance, Baston baston, Voyeurs, Wallo ?, Plans zarb), des propositions des auteurs pour approfondir ses connaissances, et une courte bibliographie pour chacun des auteurs.


Pour un amateur de bandes dessinées, le roman-photo constitue un genre plus contraignant, limité par les coûts de production, alors qu'en BD le budget décor est sans limite, ainsi que les angles de vue, les scènes d'action. Pour un amateur de films, le roman-photo est un parent pauvre à base d'images qui ne bougent pas. En cela, l'introduction rapide de Didier Vandermeulen remplit bien son office en indiquant qu'à son apogée, le roman-photo touchait un public se chiffrant en millions. Il attire l'attention du lecteur sur l'absence d'études universitaires sur le sujet, sur le statut de réprouvé de ce média. En creux, le lecteur peut également comprendre au travers des exemples cités que le roman-photo est à la fois un média et un genre, ou plutôt que l'écrasante majorité de la production se cantonne au genre comédie dramatique et mélodrame, dans la presse féminine. Du coup, après la lecture de cet avant-propos, la curiosité du lecteur n'en est que plus grande sur ce mode de communication à la fois populaire, et à la fois méprisé. Qu'est-ce qui a pu engendrer un tel opprobre sur un mode communication touchant autant de lectrices (et même des lecteurs, il paraît) ?


Ainsi mis en condition, le lecteur se lance dans la lecture de la bande dessinée… qui n'en est pas une. Il découvre un mode narratif hybride, vivant et désuet à la fois. S'il a déjà lu des ouvrages de la petite bédéthèque des savoirs, il sait par avance que les auteurs peuvent facilement succomber à 2 tentations. La première concerne le rédacteur qui peut livrer un texte clé en main au dessinateur. Dans ce cas-là, l'artiste peut se retrouver bien embêté à chercher quoi montrer par rapport à un texte qui se suffit à lui-même dans 50% des pages. La deuxième tentation est de se mettre en scène, ou plus souvent de mettre en scène l'auteur du texte, de le présenter comme sachant et passeur du savoir. Au vu du thème de l'ouvrage, le lecteur pouvait aussi s'attendre à découvrir un roman-photo, pour présenter l'histoire du roman-photo. Il est donc pris au dépourvu par la forme. Au fil des pages, les auteurs utilisent la photographie (une photographie de surligneur pour commencer), le découpage de photographies (des têtes, des silhouettes, des êtres humains en pied, des portions de case de roman-photo), des dessins (parfois prolongeant une photographie), des collages, des publicités de journal (pour un téléviseur dans un magazine des années 1960), des photographies recoloriées ou repassées au dessin, et même des romans-photos, sans oublier des jeux sur le lettrage. Le lecteur peut y voir l'art de la récupération et du détournement, de l'esprit de dada, mais aussi des situationnistes.


Les auteurs ne respectent pas la notion de cases, ou de photographies dans un cadre sagement rectangulaire. Ils jouent avec la mise en page très changeante. Ils n'hésitent pas à ajouter une observation avec une flèche pointant vers l'objet ou la remarque concernée, des petits cœurs, des logos (à commencer par celui du magazine Nous Deux, bien sûr), des fac-similés de couvertures de magazine dans un dessin, des photographies avec les gros points de couleurs en quadrichromie, des étiquettes, des phylactères, et des post-it avec annotations. En fonction des pages, le lecteur comprend bien que, pour certaines, ils ne savaient pas quoi intégrer comme image pour illustrer leur propos et qu'ils ont donc joué avec la disposition des textes, les bordures irrégulières ou inexistantes, les juxtapositions et même les recouvrements. A contrario pour d'autres, ils utilisent cette liberté formelle pour rapprocher visuellement des éléments hétéroclites, afin d'attirer l'attention du lecteur sur le lien subliminal qui existe. S'il prend un peu de recul, le lecteur s'aperçoit que les auteurs ont même inclus des découpages de leurs outils dans la narration, le tube de colle, les feutres les ciseaux. Ils soulignent ainsi qu'ils utilisent des matériaux déjà existants pour les remonter autrement et créer une œuvre différente, composite, originale, postmoderne (avec emploi du pastiche, et mélange d'éléments culturels hétéroclites). Les 13 pages thématiques placées après l'exposé s'avèrent d'ailleurs très moqueuses sur les clichés narratifs visuels des romans-photos.


Pour autant, le lecteur n'éprouve jamais l'impression de plonger dans un joyeux bazar ou une sorte de fourre-tout à la bonne fortune du pot. Les titres des 6 chapitres font ressortir un plan de présentation aussi classique que rigoureux. De fait, le lecteur a droit à une définition du média en bonne et due forme, avec une comparaison de médias proches pour mieux faire apparaître les limites entre chaque. Il découvre ses origines imbriquées dans celles du cinéma italien des années 1940/1950, établissant ainsi une connexion avec un mode d'expression plus noble, reconnu comme légitime du point de vue artistique. Jan Baetens évoque quelques-unes des raisons du succès de ce média, propre à faire rêver des populations ayant connu la guerre, ne disposant pas de moyens pour voyager loin et souvent. Il rétablit l'évidence que le roman-photo constitue un formidable témoignage sociologique de son époque. Il n'analyse pas le lectorat ou les professionnels composant l'industrie produisant les romans-photos. En creux, le lecteur peut détecter une ou deux informations, que ce soit les guides édités pour produire des romans-photos, ou le fait que les acteurs changent de rôle au fur et à mesure qu'ils prennent de l'âge.


Jan Baetens observe le roman-photo sous d'autres aspects. En tant que média de création, il note que l'absence de considération qui lui est porté conduit à ce qu'aucun créateur ne souhaite se faire reconnaître, ou n'y acquiert une forme quelconque de notoriété. Il s'agit plus d'une production industrielle d'équipe, que d'une création asservie à une vision individuelle. Dans le même temps, le succès de ce média a quand même attiré des vedettes à y participer, de Line Renaud à Joey Ramone, en passant par Johnny Halliday, Dorothée, Nick Cave, Joan Jett, ou encore Lou Reed. Ce même succès a conduit à sa récupération et à des parodies, que ce soit Gébé avec le professeur Choron dans Hara-Kiri, ou plus tard Bruno Léandri dans Fluide Glacial. Contre toute attente, le roman-photo a même attiré des créateurs exceptionnels et donné naissance à des œuvres artistiques à valeur littéraire comme Le cheik blanc (1952) de Frederico Fellini, ou Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart, avec Benoît Peeters. L'auteur évoque également la décroissance de la part du roman-photo, à la fois la diminution de sa place (en termes de pagination) dans Nous Deux, à la fois le désintérêt progressif au profit de la télévision à partir des années 1960. Il évoque enfin la persistance d'un média offrant des possibilités inaccessibles dans les autres, et séduisant toujours des créateurs, donnant naissance à des œuvres uniques comme 286 jours - Roman photo-graphique (2014) de Frédéric Boilet et Laia Canada, Pauline à Paris (2015) de Benoit Vidal, Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, ou encore l'ouvrage hybride (photos + dessins) Le photographe (2003-2006) d'Emmanuel Guibert.


En refermant cet ouvrage, le lecteur a apprécié une expérience singulière de lecture. La partie graphique ne respecte ni les codes de la bande dessinée (ce n'en est pas une), ni ceux du roman-photo (ce n'est pas un), tout en restant entièrement dévolu à la mise en scène de l'exposé, avec une fluidité remarquable, et des détails attestant du savoir-faire des auteurs, de leur recul sur leur sujet et sur la manière de le mettre en scène. Il a bénéficié d'un exposé clair et bien structuré sur le roman-photo, sans une once de pédanterie, sous une forme ludique, parlant autant à son intelligence qu'à sa sensibilité. Il s'agit d'un tome hors norme de la petite bédéthèque des savoirs, qui respecte autant le cadre fixé, qu'il s'en affranchit, un espace de liberté formelle que le lecteur peut supposer similaire à celui offert par le roman-photo.




mercredi 5 décembre 2018

La plus belle femme du monde: The Incredible Life of Hedy Lamarr

Je suis tout simplement une femme compliquée.

Ce comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Sa publication initiale a eu lieu en 2018. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, comprenant 176 pages, avec un scénario de William Roy, des dessins et des couleurs de Sylvain Dorange.

Le 31 mars 1957, selon le principe de l'émission What's my line?, les candidats doivent trouver l'identité de l'invité, en posant des questions, alors qu'ils portent des bandeaux sur les yeux. En 7 questions, ils ont trouvé qu'ils ont en face d'eux la plus belle femme du monde, surnom donné à Hedy Lamarr (1914-2000). En 1919, alors que les autrichiens défilent dans la rue pour manifester contre le traité de Saint Germain en Laye, Hedwig Eva Maria Kiesler fête ses 5 ans avec ses parents et leur gouvernante. Elle reçoit une poupée qu'elle appelle Bécassine. Dans l'après-midi, elle organise une représentation de Hansel & Gretel avec ses poupées dans sa chambre. Son père entre et lui propose d'aller faire une promenade ; elle choisit d'aller dans les bois pour admirer la ville depuis les hauteurs. En revenant en ville, son père lui rappelle le fonctionnement des réverbères, et lui explique celui du moteur à explosion des voitures. Les entendant, un passant fait observer que ce n'est pas un sujet pour les filles.


En 1929, Hedwig a 15 ans et elle sait déjà réparer une boîte à musique mécanique. Répondant à un ami, son père indique qu'il se félicite qu'au sortir de la guerre, la révolution des mœurs profite à la jeunesse, et permet entre autres aux jeunes femmes de s'émanciper. En revenant du lycée, Hedwig Kiesler passe devant un studio de cinéma et elle rentre jeter un coup d'œil à l'intérieur avec sa copine. L'après-midi même, Hedwig va voir sa mère dans son salon, en train de jouer du piano. Elle lui demande de lui faire un mot d'absence pour un cour du lendemain, qu'elle trafique ensuite pour le transformer en 2 jours d'absence. Le lendemain elle retourne dans les studios de Sacha-Filmindustrie, pour essayer de faire un test en tant que scripte. Elle est reçue, mais le responsable lui indique qu'elle doit revenir le lendemain, pour son essai. Elle revient le lendemain et a la chance de tomber sur un tournage manquant de figurants. Elle joue son rôle de figurante et prend conscience qu'elle vient de découvrir sa vocation. Le responsable du studio lui indique qu'elle peut revenir le lendemain pour être engagée comme scripte. À table, elle annonce ses intentions à ses parents, et son père la soutient lui indiquant qu'elle doit aussi prendre des cours de théâtre. En 1933, elle tourne dans un film intitulé Extase, tourné par Gustav Machaty, où elle apparaît nue se baignant dans une rivière.


Impossible de résister à la promesse d'un tel titre : la plus belle femme du monde. Le sous-titre explicite le fait qu'il s'agit d'une biographie de l'actrice Hedy Lamarr. Qu'il ait déjà entendu parler ou non de cette actrice, il est vraisemblable que le lecteur ne connait pas tout d'elle, surtout au vu de la durée de sa vie. En face de la première page de bande dessinée, se trouve une courte bibliographie et filmographie répertoriant les références dont s'est servi le scénariste. Il y figure l'autobiographie Ecstasy and me : La folle autobiographie d'Hedy Lamarr (1966), sujette à caution. La bande dessinée suit Hewig Kiesler depuis ses 5 ans, jusqu'à la dispersion de ses cendres en Autriche, soit 80 années. Il commence par une émission de télévision où des participants associent immédiatement Hedy Lamarr avec l'appellation de Plus belle femme du monde. Il se termine avec une autre émission de télévision au cours de laquelle elle indique qu'elle est simplement une femme compliquée. À part dans les 20 dernières pages, elle est présente dans toutes les scènes. Arès coup, le lecteur réalise que l'auteur s'est essentiellement intéressé à la période allant de 1937 à 1949, puisqu'il y consacre 82 pages (de 56 à 137) sur un total de 176, soit près de la moitié. Il respecte scrupuleusement l'ordre chronologique. Il privilégie essentiellement des séquences de 2 à 5 pages, avec quelques exceptions en 1 page. Il a parfois recours à d'autres modes narratifs que la mise en scène des personnages, comme une lettre adressée par Hedy Lamarr à sa mère, 4 ou 5 unes de journaux, des couvertures de magazine, un flash d'actualités consacré à George Antheil, un dessin technique dans un brevet, et de rares fac-similés de ses films (Extase, Algiers, Ziegfeld Girl, White cargo, Jeanne d'Arc).


La narration présente donc de la diversité, évitant de ressentir une enfilade de faits arides énoncés chronologiquement. Le scénariste a travaillé en concertation avec le dessinateur, de manière à produire une vraie bande dessinée, et pas un texte platement illustré. Outre les autres modes narratifs, le lecteur apprécie le travail de metteur en scène de l'artiste qui ne se contente pas de plans poitrine et de gros plans. Il montre les environnements dans lesquels évoluent les personnages, ainsi que la manière dont ces derniers interagissent avec eux, se déplacent en fonction de leurs caractéristiques. Il ne s'agit pas d'acteurs de théâtre sur une scène, mais bien de prises de vue de film. Du fait de la pagination, il dispose même de la possibilité d'inclure des dessins en pleine page, comme Hedy Lamarr applaudie par les spectateurs du studio de télévision, la photographie du premier mariage d'Hedwig Kiesler, un train progressant sur un viaduc en pierre, la rénovation des lettres HOLLYWOOD, ou encore la Terre vue de l'espace. En pages 44 & 45, il montre comment Mandl couvre sa femme d'attentions dans les cases de la colonne de gauche, et la montée du nazisme dans les cases de la colonne de droite. Le lecteur apprécie la richesse de la narration visuelle, à commencer par la qualité de la reconstitution historique qui atteste de l'époque où se déroule chaque scène, par les tenues vestimentaires, les accessoires, la technologie.


Sylvain Dorange a vraisemblablement réalisé ses planches à l'infographie, choisissant de ne presque pas utiliser de traits de contour pour délimiter les formes. C'est donc la différence de couleurs entre les formes qui fixe leur limite, leur tracé. Il utilise des couleurs assez douces, un peu sombres, le récit n'en devient pas sinistre pour autant, mais il ne tombe jamais dans une esthétique propre aux bandes dessinées pour jeune public. L'artiste dessine les personnages en simplifiant leur contour, mais en conservant le volume et la géométrie des formes. Les personnages présentent donc un aspect immédiatement lisible, plus tout public que les décors. C'est encore plus flagrant en ce qui concerne leurs visages, pour le coup très simplifiés. Dorange représente les sourcils d'un simple trait noir ou marron foncé (sauf si l'individu est blond), plus secs pour ceux des hommes, plus arrondis pour ceux des femmes. Les yeux apparaissent comme un point noir ou marron au milieu d'un ovale blanc. La peau des visages est lisse, et le nez de la plupart des personnages est exagéré, à mi-chemin entre réalisme et gros nez franco-belge. Cette façon de représenter les personnages les rend plus vivants, plus expressifs, mais aussi moins réalistes du fait de leur éloignement d'une photographie. Le lecteur peut y voir une intention : celle de bien marquer qu'il s'agit d'une reconstruction qui ne se prétend pas être une reconstitution exacte des dialogues et des faits.


Le traitement des décors est un peu différent de celui des personnages. Il peut être plus précis, comme la représentation des façades d'immeubles à Vienne, l'aménagement du bureau du père d'Hedwig, le salon de musique de sa mère, l'aménagement autour de la piscine de la demeure de Mandl, la vue du ciel de Londres, la salle de bal du paquebot Normandie, ou plus impressionniste comme la vue de Vienne en contrebas. Le lecteur peut donc bien voir chaque endroit, s'y projeter, et observer les personnages expressifs jouer leur scène. Par contre la simplification de la représentation des personnages induit une distanciation puisqu'ils sont stylisés, et non représentés de manière photographique. Cela n'empêche pas qu'ils soient reconnaissables et crédibles dans leur rôle. Les partis pris graphiques nourrissent une narration visuelle facile à lire, assez riche en détails et précisions, avec des individus habités par leurs émotions, sans qu'ils ne surjouent ou théâtralisent pour autant.


Grâce à ses dessins à l'apparence simple, la lecture s'avère facile et agréable, sans jamais ressentir l'impression de devoir ingurgiter d'importantes quantités d'informations plaquées sur des illustrations trop académiques. Le lecteur découvre alors la vie mouvementée d'une femme sortant de l'ordinaire. William Roy évoque rapidement le contexte historique de l'après-guerre, propice à une forme d'émancipation des femmes et de la jeunesse. Il montre le père interagir avec sa fille, ce qui fait comprendre au lecteur comment elle a acquis de bonnes bases technologiques. Il montre aussi à quelle occasion la vocation d'actrice d'Hedwig est née. Le scénariste a effectué des choix dans les faits qu'il rapporte, nécessité au vu des contraintes de pagination, ce qui oriente forcément le récit. Hedy Lamarr est montrée comme une femme très indépendante, sans qu'il ne soit porté de jugement de valeur sur les conséquences. William Roy n'évoque pas la manière dont elle a élevé ses enfants, où la raison pour laquelle elle a divorcé de ses maris 2 à 6. Il ne la montre pas non plus en train de travailler son jeu d'actrice, ou de tourner, ou encore son comportement professionnel pendant les tournages. Il montre différentes facettes de sa vie, au travers de scènes biographiques : sa relation avec Louis Mayer (celui de la Metro-Goldwyn-Mayer), sa relation avec son premier mari, sa relation de travail avec le compositeur et pianiste George Antheil (1900-1959), la soutenance de son brevet sur un système de guidage radio pour les torpilles, devant les décideurs de l'armée américaine pendant la seconde guerre mondiale, etc.


Au fil des séquences, l'auteur s'attache donc à montrer les facettes constructives d'Hedy Lamarr : sa réussite en tant qu'actrice, son inventivité d'ingénieur, sa ténacité. Ces réussites se font dans des milieux masculins, et montrent comment elle a été reçue à chaque fois. Le lecteur voit donc comment l'un des premiers réalisateurs n'a vu en elle qu'une belle femme pour en exploiter le corps sur la pellicule, comment son premier mari ne la considérait que comme une épouse-trophée, comment sa beauté a contribué à sa fortune, comment les généraux ne l'ont pas prise au sérieux pour son invention parce qu'elle est une (belle) femme, comment son succès a décliné en même temps que sa beauté. Toutes ses relations avec les hommes ne sont pas négatives : Louis Mayer a reconnu en elle une actrice de premier plan, George Antheil a reconnu ses compétences d'ingénieur. William Roy fait donc d'Hedy Lamarr une féministe avant l'heure, ou plutôt une femme de caractère refusant de se conformer à l'image de la femme et à sa place dévolue dans la société, tout en bénéficiant d'une beauté physique extraordinaire. Cette dernière était à double tranchant, un don précieux pour son métier d'actrice, un poids conditionnant toutes ses relations avec la gente masculine, généralement pour le pire. À ce titre, cette bande dessinée est remarquable pour faire ressortir tous ces aspects, sans jamais être un cours magistral. Le scénariste sait aussi manier la métaphore visuelle, en juxtaposant le devenir d'Hedy Lamarr à celui du signe formé par les lettres géantes du mot HOLLYWOODLAND, installé en 1923 sur une colline, et rénové et modifié en HOLLYWOOD en 1949. D'un autre côté, une comparaison de cette biographie avec celle disponible sur une encyclopédie en ligne fait ressortir plusieurs omissions indiquant que cette BD a été construite avec une orientation bien claire. En particulier, le lecteur constate que la vie d'Hedy Lamarr de 1949 à 200 (soit 50 ans) n'est guère évoquée, et que ses accomplissements sont tout présentés sous un jour positif, sans critique de leurs conséquences, ou de son caractère.



Le lecteur ne sait trop sur quel pied danser à la fin. Il a apprécié de découvrir une vie hors du commun, avec des dessins très agréables et faciles à lire. Au fur et à mesure, il a pris conscience des qualités littéraires de la narration, mais aussi du parti pris implicite du scénariste, de ne présenter Hedy Lamarr que sous un jour positif, la prise de recul ne portant que sur sa capacité à conserver le dessus dans un monde encore essentiellement patriarcal. Entre 4 et 5 étoiles en fonction du sens critique du lecteur, s'il estime que l'intelligence de la présentation prime, ou s'il éprouve quelques regrets devant une présentation discrètement hagiographique.


mercredi 28 novembre 2018

Caroline Baldwin, Tome 5 : Absurdia

Ce ne sont pas les tordus qui manquent dans ce pays.

Ce tome fait suite à Caroline Caroline Baldwin 4 : La dernière danse (1999) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1999 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T2: Volumes 5 à 8. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Il comprend des extraits de parole de chanson tirés de la comédie musicale Absurdia de Xavier Rossey & Alexis Vanderheven.

À New York, un anonyme téléphone à la police pour les avertir du crime qu'il vient de commettre et d'où se trouve le cadavre. L'inspecteur Philips se rend sur place pour effectuer les constats et diriger l'enquête. Alors que Caroline Baldwin est en train de travailler à son poste informatique dans les locaux de la société dont elle est salariée, elle est importunée par Walter, un collègue avec une calvitie précoce, dragueur impénitent. Il lui propose de l'accompagner à un opéra rock appelé Absurdia. Plus tard dans la journée, elle se promène dans la rue avec l'inspecteur Philips et lui parle d'Absurdia. Il lui répond que sa femme adore. Ils évoquent ensuite l'épidémie de cadavres et le fait qu'apparemment les victimes n'ont rien à voir entre elles. Le soir, Caroline Baldwin va prendre un verre dans son bar préféré et papote avec le barman, une vieille connaissance. Elle lui indique qu'elle habite chez Andie dont la mère lui loue l'appartement. Elle finit par trouver la musique en fond sonore, un peu lassante : c'est la bande originale d'Absurdia.


Le lendemain, Caroline Baldwin arrive au bureau où elle est accueillie par Rose, l'une des deux secrétaires qui l'informe que le patron l'attend dans son bureau. Elle prend place dans le bureau et le patron lui présente Clark & Rossey, respectivement producteur & créateur de l'opéra rock Absurdia. Ces derniers font appel à l'agence pour retrouver au plus vite le coupable, afin que la première puisse avoir lieu, car le tueur a envoyé un communiqué à la presse exigeant la présence d'Alan Layne dans le premier rôle. Ils quittent le bureau, très confiants dans les capacités de Baldwin, en lui laissant 2 invitations gratuites. Elle reçoit Philips chez elle et ils évoquent les pistes. Ils décident que la prochaine étape est d'aller interroger Alan Layne, 30 ans, chanteur. Le lendemain, ils se rendent donc dans l'hôtel luxueux où Layne loue la suite qui occupe tout le dernier étage. Baldwin se moque de Philips qui a amené les CD de Layne pour qu'il lui dédicace pour sa femme. Layne leur explique qu'il a décidé de prendre ses distances avec le spectacle parce que les producteurs ont choisi de sortir le CD avec les artistes de la distribution anglaise dont il ne faisait pas partie. Philips lui présente les photographies des victimes parues dans la presse, Layne n'en reconnaît aucune.


Dans l'édition intégrale, le lecteur apprend que la trame de cet album est née de la demande de Xavier Rossey (compositeur de chansons) et Philippe d'AVilla (futur interprète de la comédie musicale Roméo & Juliette, 2001) qui lui proposaient de réaliser une bande dessinée pour accompagner leur projet de comédie musicale titrée Absurdia. André Taymans accepte et transpose l'action à New York, l'occasion de représenter Time Square et Broadway. Effectivement, comme dans les albums précédents, le lecteur peut apprécier la qualité touristique des planches. Ça commence dès la première page avec 7 cases transcrivant l'urbanisme et les aménagements de voirie d'une rue newyorkaise. Ça continue avec la première case de la deuxième page pour une vue en contre-plongée d'un immeuble à l'angle de Broadway et la quarante-sixième avenue. La page 12 est consacrée à un dialogue entre Baldwin et Philips pendant qu'ils marchent dans la rue. En pages 16 & 17, le lecteur prend le ferry pour Staten Island, avec Caroline Baldwin. Puis il accompagne Baldwin alors qu'elle effectue une filature. À la vingt-cinquième planche, il admire les façades de Broadway rutilantes de néons. En cours d'album, il admire les toits de New York lors d'une balade en hélicoptère, l'auteur s'étant inspiré d'une balade identique dont il avait lui-même fait l'expérience. Comme dans les tomes précédents, l'artiste laisse le choix au lecteur de passer rapidement sur ces cases, car l'œil saisit immédiatement la composition générale, grâce à des traits assurés et précis, et une mise en couleurs qui fait ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, sans donner l'impression de kaléidoscope criard. Au contraire s'il souhaite prendre le temps de la visite comme un touriste, il peut détailler chaque case, apprécier la richesse de la description et sa précision, des façades, aux boîtes à lettre, en passant par la forme caractéristique des signaux de circulation, et des auvents protégeant les entrées des immeubles luxueux. En hélicoptère, il voit l'absence d'harmonisation réglementaire de la hauteur des immeubles. À Staten Island, il observe un urbanisme plus étalé, avec plus de maisons.


Pour ce cinquième tome, l'auteur reprend le principe d'une enquête policière comme trame. Plusieurs meurtres sont commis par un criminel ayant une revendication sortant de l'ordinaire : que le chanteur Alan Layne assure le rôle principal d'une comédie musicale. Comme dans les tomes précédents, le lecteur peut voir que Caroline Baldwin bénéficie d'un accès facilité aux renseignements de la police, grâce à son amitié avec l'inspecteur Philips. Elle peut même pénétrer sur les lieux d'un crime en même temps que lui, sans que cela ne choque personne. Il ne s'agit donc pas d'un reportage réaliste au cœur d'une enquête de police. Comme il se doit dans une bande dessinée avec un personnage principal, l'héroïne est présente au bon moment, au bon endroit pour être au centre de l'action. Malgré tout, le scénariste déroule bien une enquête, avec des déductions, des ratés, et des coups de chance. L'héroïne est légitime à y être associée car elle fait partie d'un cabinet de détectives privés. Elle apporte sa contribution à l'enquête par ses connaissances personnelles en matière de thérapie médicale, et par sa relation avec un pilote d'hélicoptère. André Taymans construit son récit de manière à visiter différents lieux, pour apporter de la variété visuelle, avec plusieurs scènes d'action pour insuffler du mouvement, en plus de l'attrait touristique. Du coup, le lecteur ne se formalise pas trop quand une page ne comprend que des cases avec des têtes en train de parler, car Caroline Baldwin a besoin d'interroger des personnes et des témoins, et de recueillir des informations pour progresser en tâtonnant. En outre ces pages de dialogue se lisent avec une facilité déconcertante et une réelle curiosité de découvrir des renseignements, même s'ils sont sujet à caution en fonction de l'interlocuteur.


En plus de ces vrais plaisirs de lecture, le lecteur a envie de retrouver Caroline Baldwin car il s'y est attaché. La seconde séquence lui rappelle qu'elle ne travaille pas en indépendante, mais pour un cabinet. Il commence par rencontrer un de ses collègues, cavaleur mais sans le physique de Casanova, assez original, même si finalement il n'est pas développé, et ressort au final comme un artifice narratif arrivant à point nommé à deux reprises. Malgré sa personnalité peu agréable, André Taymans arrive à susciter un minimum d'empathie chez le lecteur, en lui donnant un air inoffensif et vaguement vieillot. Quelques pages plus loin, le lecteur se retrouve en face du patron de l'agence, que Caroline appelle monsieur. Il apparaît comme quelqu'un de compétent et un peu bienveillant, mais sans plus de personnalité. Il faut donc attendre le second rôle pour avoir un personnage plus consistant : l'inspecteur de police Philips. En fait, là encore, il sert plus d'interlocuteur à Caroline, que d'individu développé, même si on apprend qu'il a une femme. Les dessins montrent un individu professionnel, d'une cinquantaine d'années, fumant la clope. Alan Layne apparaît dans plusieurs séquences, comme un individu sympathique, malgré les soupçons qui pèsent sur lui, bien mis de sa personne, et dépourvu de sentiment de supériorité. Il reste Caroline Baldwin, toujours aussi svelte et naturelle, avec des gestes décidés et assurés. Elle n'apparaît ni nue, ni en petite tenue dans cette histoire.


Le lecteur retrouve les dessins d'André Taymans assez inspirés de la ligne claire, pour des pages avec un haut niveau de détails, et un détourage simplifié. Outre les promenades touristiques, il apprécie la rigueur de sa mise en page dans les dialogues, en particulier les deux pages de têtes en train de parler (planches 6 & 7) lors de la réunion dans le bureau du patron de Caroline Baldwin. Il admire comment l'artiste construit ses prises de vue pour montrer l'environnement, par exemple le voyage sur le ferry reliant Staten Island. Il se sent très impliqué dans la scène d'affrontement avec coup de feu à la fin, grâce au savant découpage montrant comment les opposants se mettent à couvert en profitant des carcasses de véhicules dans la casse. Il sait gré à l'auteur d'intégrer une ou deux respirations comiques, à commencer par le retour répétitif du mot Absurdia chez les interlocuteurs de Caroline Baldwin.



Ce cinquième tome se situe dans la droite lignée des quatre premiers, conservant toutes leurs qualités de rigueur graphique, de dimension touristique, d'enquête presque plausible, et de personnage central toujours touchant. Le lecteur partage la peine de Caroline Baldwin quand elle s'anesthésie à coup de whisky au bar pour oublier le sort d'Andie. Il reste très inquiet pour sa santé lors de la révélation de la dernière page, d'autant plus qu'à l'époque il s'agissait d'une maladie quasiment pas évoquée dans les bandes dessinées.



samedi 24 novembre 2018

La petite souriante

Tu n'as pas honte de dire des cochonneries pareilles ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Le scénario a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie), dessiné, encré et mis en couleurs par Benoît Springer, avec l'aide de Séverine Lambour pour la colorisation. Le tome se termine avec un cahier graphique de 14 pages, comprenant des études de personnages et de composition de page, ainsi que le texte intégral de la chanson Elle était souriante, paroles d'Edmond Bouchaud (dit Dufleuve), musique de Raoul Georges.

Quelque part en France, vraisemblablement dans le Sud, une nuit, non loin d'un troupeau d'autruches, un homme est en train de manier une lourde masse ensanglantée. Il s'agit de Josep Pla (Pep), et il vient d'écrabouiller le visage de sa femme Dora, la tuant sur le coup. Il charge le corps de sa femme et la masse, sur le plateau de son pickup. Il conduit jusqu'à un puits isolé et prend le cadavre de son épouse par les épaules. Contre toute attente, elle reprend connaissance et lui demande le beurre. Il se dégage d'elle, reprend la masse et abat la masse jusqu'à avoir une certitude. Alors qu'il traîne le cadavre jusqu'au puits, il lui revient en mémoire une chanson qu'il appelle La petite souriante (en fait Elle était souriante). Il jette le corps dans le puits asséché, retourne vers le plateau pour y déposer la masse, et ramasse 3 dents restées dessus, qu'il met dans sa poche. La pluie se met à tomber, lavant le plateau.


Pep monte dans la cabine et commence à se déshabiller pour enlever ses vêtements pleins de sang. Son téléphone portable sonne. Il décroche et indique qu'il a fait le travail à son interlocutrice, son amante. Il conclut sur le fait qu'avec la mort de Dora, il va y avoir plus de boulot avec les autruches. Il rentre chez lui avec son pickup et après s'être changé. Il se gare, entre dans la maison, et accroche sa casquette à la patère. Il entend la voix de sa femme qui l'accueille. Il pénètre dans la cuisine et se retrouve face à Dora avec des bigoudis sur la tête, toute souriante. Il réussit à conserver sa contenance. Il ressort pour téléphoner depuis le bâtiment où les autruches sont abattues. Il rappelle son amante pour la mettre au courant de ce fait inexplicable : Dora est encore en vie. Il brule ses vêtements dans la chaudière. Il retrouve les 3 dents dans sa poche. Le lendemain, Isabela, la fille de Dora, revient du pensionnat, déposée par Ruben, le vétérinaire. Elle explique à sa mère que des cours ont été annulés, suite à des restrictions budgétaires et qu'elle est bien contente d'être là pour fêter l'anniversaire de ses 18 ans le lendemain. Dès que sa mère commence à évoquer la possibilité d'aider Pep, son beau-père, au magasin, Isabela se lance dans une colère expliquant qu'elle ne peut pas supporter ce rustre sans éducation.


Avec la couverture, le lecteur découvre un ouvrage intriguant : une image minimaliste annonçant un meurtre (une autruche en train de picorer un cadavre), une touche d'horreur corporelle, un récit de sous-genre derrière cette couverture artificiellement fatiguée, une forme d'absurdité existentielle avec ces animaux regardant la mort d'un humain avec indifférence pour la mort humaine. Les auteurs ne perdent pas de temps avec, d'entrée de jeu, la description d'un meurtre sauvage (à la masse), et la manière de faire disparaître le corps. Le lecteur observe des dessins très efficaces, descriptifs, avec des tracés de contour assouplis pour rendre compte de l'immédiateté de ce qui est montré sans afféterie. Il regarde les gestes fermes et brutaux de Pep, en notant que son visage exprime dans le même temps une forme de dégoût, de tension et d'inquiétude. Il note la manière dont Benoît Springer accole les plans différents pour augmenter l'impact de la scène (l'alternance du visage et de la masse en page 6). Il apprécie le niveau de détails lorsque Pep se change dans la voiture, lui permettant de s'y projeter, ainsi que la manière dont le dessinateur donne à voir l'environnement pour que le lecteur dispose d'une vue d'ensemble. Les auteurs sont en phase pour montrer l'aspect très pragmatique du meurtre, la nécessité de devoir remettre des coups de masse parce que le travail n'a pas été bien fait du premier coup, le poids du cadavre à traîner jusqu'au puits, l'absence d'élégance pour le jeter dedans. Les auteurs décrivent une réalité très concrète et pragmatique, sans fioritures. La mise en couleurs de Springer et Séverine Lambour renforce le parti pris descriptif.


Les artistes définissent une teinte dominante par séquence : un bleu gris pour la nuit de la scène d'ouverture, un marron acajou pour l'incinération des vêtements, un marron tabac pour le petit déjeuner entre Isabela et Dora, un orange roux pour la visite des pensionnaires de l'hospice. Ils équilibrent savamment les zones traitées avec des aplats, et celles traitées avec un discret dégradé. Cette approche a pour premier effet d'établir une ambiance tranchée pour chaque séquence, mais aussi comme conséquence d'aplatir un peu les dessins pourtant riches en détails et en volume. Il faut donc que le lecteur conserve une attention suffisante pour pouvoir apprécier la narration visuelle. À cette condition, il observe que le dessinateur sait croquer des visages très expressifs, sans avoir besoin de les exagérer. Au vu de la nature du récit (un crime sordide avec préméditation), il ne fait pas de doute que les personnages ont un grain, que leur vie émotionnelle est perturbée par des conflits intérieurs pour lesquels ils ne disposent pas de stratégie de gestion. Le regard du lecteur étant ainsi orienté, il voit effectivement passer des émotions assez crues sur les visages, bousculant sa tranquillité, plus par leur justesse que par leur intensité. Zidrou ne se livre pas à une étude de caractère, mais les dessins montrent des personnages habités par des conflits.


La séquence d'ouverture atteste de la maîtrise de la mise en scène, du cadrage et du découpage par Benoît Springer. Le comportement des personnages fait ressortir ses qualités de directeur d'acteur. Au fil des séquences, le lecteur peut aussi observer, s'il s'en donne la peine, ses qualités de chef décorateur. Il y a donc pour commencer cette zone semi naturelle avec les puits et les clôtures, puis la maison bon marché de Pep, avec une cuisine fonctionnelle, une chambre simple et agréable à vivre. Le lecteur peut ensuite observer l'intérieur de la construction qui sert d'abattoir, à la fois dans sa géométrie, et dans ses installations techniques, les enclos des autruches, la zone naturelle autour de l'exploitation. Il bénéficie même d'une vue du ciel de l'exploitation (page 38) permettant de voir la disposition des bâtiments, le chemin d'accès et son d'isolation. Finalement sous des dehors un peu fades, la narration visuelle du récit s'avère très riche, avec des lieux bien campés, et des acteurs habitant leur rôle avec une conviction épatante.


Zidrou a choisi de montrer toute l'horreur brutale du meurtre dès la séquence d'ouverture, avec même la nécessité de se remettre à frapper sauvagement le corps parce que la victime n'était pas si morte que ça. Benoît Springer dose ses effets avec doigté : des grosses tâches de sang, mais sans giclement à plusieurs mètres de distance, dans des quantités réalistes, dans des teintes à nouveau impressionnistes. Il montre aussi le corps déformé par l'impact des coups, mais sans gros plan, laissant le libre choix au lecteur de s'y attarder ou non. En 10 pages, le scénariste a posé la dynamique du récit : Pep a-t-il bien assassiné sa femme et son retour en fait une créature surnaturelle, ou bien a-t-il tout imaginé du fait d'un cerveau dérangé ? Disposant de 54 planches, l'auteur a choisi un axe narratif auquel il se tient pour que le récit présente une réelle consistance : la réalité du meurtre. Il s'installe donc un jeu avec le lecteur qui se demande ce qui s'est vraiment passé, s'il est dans un simple polar avec enquête et individus pas très bien dans leur tête, ou s'il s'agit d'un récit de type horreur surnaturelle. Il regarde donc les personnages en notant les bizarreries comportementales, en leur supposant des intentions. Zidrou révèle vite l'instigateur du meurtre, ainsi que la motivation pour le commettre. Le lecteur plonge dans un drame de la jalousie, reposant sur les conventions du polar, mais sans dimension sociale, sans utiliser ces conventions comme révélateur d'un milieu, ou d'une pathologie psychiatrique. Le lecteur apprécie la maîtrise des conventions narratives du genre polar, mais peut rester un peu sur sa faim du fait du manque d'enjeu autre que découvrir la réalité des faits. En effet il ne développe pas d'empathie pour ces individus qu'il ne côtoie pas très longtemps, et il se doute bien qu'il n'y aura pas de fin heureuse. S'il se pose encore des questions après la dernière page, il lui suffit de réfléchir au lien avec la chanson Elle était souriante, pour éclaircir l'intention de l'auteur dans son esprit.



La lecture de cette bande dessinée laisse le lecteur sur une étrange impression. Il a pu apprécier la capacité du scénariste à mettre en œuvre les conventions du polar, et la facilité de lecture des planches. Au fil des séquences, il s'est rendu compte de la richesse de de la narration visuelle avec des performances d'acteur épatantes, tout en appréciant les moments inattendus comme la visite de la ferme. D'un autre côté, il peut ressentir une sorte de manque, la personnalité des protagonistes n'étant pas approfondies, l'intrigue étant très linéaire, le récit ne se prêtant pas à une lecture au deuxième degré sous un angle moquer ou sarcastique.