vendredi 14 décembre 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le roman-photo. Un genre entre hier et demain

Nous Deux, le magazine, est plus obscène que Sade. - Roland Barthes

Il s'agit d'une bande dessinée mâtinée de roman-photo de 60 pages, en couleurs, suivi de 13 pages thématiques d'extraits de roman-photo. Elle est initialement parue en 2018, écrite par Jan Baetans (poète et critique belge), mise en images par Clémentine Mélois. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.


Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 3 pages, plus une page de notes. Il commence par évoquer la très mauvaise réputation du roman-photo en tant que média, ayant quand même provoqué la création d'une association pour la dignité de la presse féminine qui rassemblait des artistes et des intellectuels, chrétiens comme communistes. Il évoque également les tirages de la presse féminine comprenant des romans-photos, ayant atteint des records de 12 millions de lecteurs par semaine dans les années 1970 pour le magazine Nous Deux, créé en 1947. Il cite la petite phrase de Roland Barthes (1915-1980) : Nous Deux, le magazine, est plus obscène que Sade. Il expose le fait que le roman-photo, du fait de ses origines et de son genre de prédilection, a été déconsidéré comme média, au point de ne pas faire l'objet d'étude universitaire, ou sociologique, et qu'il n'a pas bénéficié d'une association d'archivage pour en préserver ses œuvres. Il termine en indiquant que ce média n'a pas opéré un retour en grâce, mais qu'il est peu à peu redécouvert et étudié, ne serait-ce comme témoignage d'une époque, mais aussi par la créativité qui s'y déploie.


La bande dessinée commence par une page comprenant des photographies découpées, avec des traits de crayon venant compléter les têtes ainsi isolées, et quelques phrases de commentaires, avec pour certains des flèches pointant vers une portion de l'image. Les caractéristiques des romans-photos sont décrites : photographies stéréotypés agrémentées de phylactères, personnages toujours en train de parler même quand ils s'embrassent, lectorat essentiellement féminin. Il est ensuite question des débuts du roman-photo en 1947, de son origine et de la recherche de son inventeur (peut-être Cesare Zavattini), de l'implication de grands réalisateurs et actrices italiens. Le roman-photo est tellement considéré comme une production honteuse que les auteurs conservent un anonymat similaire à celui des auteurs de film pornographique, à l'époque. L'ouvrage comporte 6 chapitres : (1) idées reçues et origines, (2) définition et différenciation par rapport à d'autres genres proches, (3) le triomphe du roman-photo, (4) la critique, (5) nouvelles solutions, (6) avenir ?. Il comprend également quelques repères chronologiques de 1946 à 2017 (1 page), 13 pages de photographies réparties en 7 thèmes (Smouic, Je te tiens, Confiance, Baston baston, Voyeurs, Wallo ?, Plans zarb), des propositions des auteurs pour approfondir ses connaissances, et une courte bibliographie pour chacun des auteurs.


Pour un amateur de bandes dessinées, le roman-photo constitue un genre plus contraignant, limité par les coûts de production, alors qu'en BD le budget décor est sans limite, ainsi que les angles de vue, les scènes d'action. Pour un amateur de films, le roman-photo est un parent pauvre à base d'images qui ne bougent pas. En cela, l'introduction rapide de Didier Vandermeulen remplit bien son office en indiquant qu'à son apogée, le roman-photo touchait un public se chiffrant en millions. Il attire l'attention du lecteur sur l'absence d'études universitaires sur le sujet, sur le statut de réprouvé de ce média. En creux, le lecteur peut également comprendre au travers des exemples cités que le roman-photo est à la fois un média et un genre, ou plutôt que l'écrasante majorité de la production se cantonne au genre comédie dramatique et mélodrame, dans la presse féminine. Du coup, après la lecture de cet avant-propos, la curiosité du lecteur n'en est que plus grande sur ce mode de communication à la fois populaire, et à la fois méprisé. Qu'est-ce qui a pu engendrer un tel opprobre sur un mode communication touchant autant de lectrices (et même des lecteurs, il paraît) ?


Ainsi mis en condition, le lecteur se lance dans la lecture de la bande dessinée… qui n'en est pas une. Il découvre un mode narratif hybride, vivant et désuet à la fois. S'il a déjà lu des ouvrages de la petite bédéthèque des savoirs, il sait par avance que les auteurs peuvent facilement succomber à 2 tentations. La première concerne le rédacteur qui peut livrer un texte clé en main au dessinateur. Dans ce cas-là, l'artiste peut se retrouver bien embêté à chercher quoi montrer par rapport à un texte qui se suffit à lui-même dans 50% des pages. La deuxième tentation est de se mettre en scène, ou plus souvent de mettre en scène l'auteur du texte, de le présenter comme sachant et passeur du savoir. Au vu du thème de l'ouvrage, le lecteur pouvait aussi s'attendre à découvrir un roman-photo, pour présenter l'histoire du roman-photo. Il est donc pris au dépourvu par la forme. Au fil des pages, les auteurs utilisent la photographie (une photographie de surligneur pour commencer), le découpage de photographies (des têtes, des silhouettes, des êtres humains en pied, des portions de case de roman-photo), des dessins (parfois prolongeant une photographie), des collages, des publicités de journal (pour un téléviseur dans un magazine des années 1960), des photographies recoloriées ou repassées au dessin, et même des romans-photos, sans oublier des jeux sur le lettrage. Le lecteur peut y voir l'art de la récupération et du détournement, de l'esprit de dada, mais aussi des situationnistes.


Les auteurs ne respectent pas la notion de cases, ou de photographies dans un cadre sagement rectangulaire. Ils jouent avec la mise en page très changeante. Ils n'hésitent pas à ajouter une observation avec une flèche pointant vers l'objet ou la remarque concernée, des petits cœurs, des logos (à commencer par celui du magazine Nous Deux, bien sûr), des fac-similés de couvertures de magazine dans un dessin, des photographies avec les gros points de couleurs en quadrichromie, des étiquettes, des phylactères, et des post-it avec annotations. En fonction des pages, le lecteur comprend bien que, pour certaines, ils ne savaient pas quoi intégrer comme image pour illustrer leur propos et qu'ils ont donc joué avec la disposition des textes, les bordures irrégulières ou inexistantes, les juxtapositions et même les recouvrements. A contrario pour d'autres, ils utilisent cette liberté formelle pour rapprocher visuellement des éléments hétéroclites, afin d'attirer l'attention du lecteur sur le lien subliminal qui existe. S'il prend un peu de recul, le lecteur s'aperçoit que les auteurs ont même inclus des découpages de leurs outils dans la narration, le tube de colle, les feutres les ciseaux. Ils soulignent ainsi qu'ils utilisent des matériaux déjà existants pour les remonter autrement et créer une œuvre différente, composite, originale, postmoderne (avec emploi du pastiche, et mélange d'éléments culturels hétéroclites). Les 13 pages thématiques placées après l'exposé s'avèrent d'ailleurs très moqueuses sur les clichés narratifs visuels des romans-photos.


Pour autant, le lecteur n'éprouve jamais l'impression de plonger dans un joyeux bazar ou une sorte de fourre-tout à la bonne fortune du pot. Les titres des 6 chapitres font ressortir un plan de présentation aussi classique que rigoureux. De fait, le lecteur a droit à une définition du média en bonne et due forme, avec une comparaison de médias proches pour mieux faire apparaître les limites entre chaque. Il découvre ses origines imbriquées dans celles du cinéma italien des années 1940/1950, établissant ainsi une connexion avec un mode d'expression plus noble, reconnu comme légitime du point de vue artistique. Jan Baetens évoque quelques-unes des raisons du succès de ce média, propre à faire rêver des populations ayant connu la guerre, ne disposant pas de moyens pour voyager loin et souvent. Il rétablit l'évidence que le roman-photo constitue un formidable témoignage sociologique de son époque. Il n'analyse pas le lectorat ou les professionnels composant l'industrie produisant les romans-photos. En creux, le lecteur peut détecter une ou deux informations, que ce soit les guides édités pour produire des romans-photos, ou le fait que les acteurs changent de rôle au fur et à mesure qu'ils prennent de l'âge.


Jan Baetens observe le roman-photo sous d'autres aspects. En tant que média de création, il note que l'absence de considération qui lui est porté conduit à ce qu'aucun créateur ne souhaite se faire reconnaître, ou n'y acquiert une forme quelconque de notoriété. Il s'agit plus d'une production industrielle d'équipe, que d'une création asservie à une vision individuelle. Dans le même temps, le succès de ce média a quand même attiré des vedettes à y participer, de Line Renaud à Joey Ramone, en passant par Johnny Halliday, Dorothée, Nick Cave, Joan Jett, ou encore Lou Reed. Ce même succès a conduit à sa récupération et à des parodies, que ce soit Gébé avec le professeur Choron dans Hara-Kiri, ou plus tard Bruno Léandri dans Fluide Glacial. Contre toute attente, le roman-photo a même attiré des créateurs exceptionnels et donné naissance à des œuvres artistiques à valeur littéraire comme Le cheik blanc (1952) de Frederico Fellini, ou Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart, avec Benoît Peeters. L'auteur évoque également la décroissance de la part du roman-photo, à la fois la diminution de sa place (en termes de pagination) dans Nous Deux, à la fois le désintérêt progressif au profit de la télévision à partir des années 1960. Il évoque enfin la persistance d'un média offrant des possibilités inaccessibles dans les autres, et séduisant toujours des créateurs, donnant naissance à des œuvres uniques comme 286 jours - Roman photo-graphique (2014) de Frédéric Boilet et Laia Canada, Pauline à Paris (2015) de Benoit Vidal, Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, ou encore l'ouvrage hybride (photos + dessins) Le photographe (2003-2006) d'Emmanuel Guibert.


En refermant cet ouvrage, le lecteur a apprécié une expérience singulière de lecture. La partie graphique ne respecte ni les codes de la bande dessinée (ce n'en est pas une), ni ceux du roman-photo (ce n'est pas un), tout en restant entièrement dévolu à la mise en scène de l'exposé, avec une fluidité remarquable, et des détails attestant du savoir-faire des auteurs, de leur recul sur leur sujet et sur la manière de le mettre en scène. Il a bénéficié d'un exposé clair et bien structuré sur le roman-photo, sans une once de pédanterie, sous une forme ludique, parlant autant à son intelligence qu'à sa sensibilité. Il s'agit d'un tome hors norme de la petite bédéthèque des savoirs, qui respecte autant le cadre fixé, qu'il s'en affranchit, un espace de liberté formelle que le lecteur peut supposer similaire à celui offert par le roman-photo.




2 commentaires:

  1. Toujours très intéressant.
    Je n'ai pu réprimer un sourire en regardant la galerie de portraits ; amusant de voir Yves Mourousi, Joey Ramone ou Marilyn Monroe se côtoyer.
    Je me demande aujourd'hui quel est le public type de ce médium.

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    1. Initialement, le lectorat était majoritairement féminin et il l'est encore, des adolescentes et des jeunes femmes.

      Ma curiosité va me pousser à lire un ou deux romans-photo de référence, et je ne manquerai pas de donner mon avis dessus, et de rejoindre ainsi le public de ce médium.

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