jeudi 4 octobre 2018

Animal lecteur - tome 3 - On peut pas tout lire !

Le monde l'édition : Noël au balcon, Pâques au pilon

Ce tome fait suite à Animal Lecteur tome 2 Il sort quand ? (2011) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du troisième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2012, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 92 strips. Comme l'annonce le sticker sur la couverture, il commence par une introduction de Jean van Hamme, scénariste de séries comme Thorgal, Largo Winch, Les maîtres de l'orge, XIII. Comme le laisse le supposer la mention citant son nom, c'est le geste qui compte, car elle tient en 2 lignes.

Le personnage récurrent de ces strips est le Libraire. Son nom a été prononcé dans le tome précédent : Bernard Doux, libraire à BD Boutik. Il travaille souvent seul, parfois avec un employé ou avec un stagiaire. Il reçoit régulièrement de nouveaux arrivages, et il doit gérer le retour des invendus. Bien sûr il voit défiler différents types de lecteurs, pas forcément assez à son goût, mais parfois trop d'un certain type. Il donne des conseils de lecture. Il oriente le client vers une bande dessinée correspondant à ses désidératas. Il prend lui-même conseil auprès des représentants des maisons d'édition. Il doit faire face aux évolutions du métier, que ce soit les rééditions en intégrale, les séries dérivées, ou les produits sous licence.


Dans les premiers gags, il commence par utiliser l'avis négatif d'un père outragé par la vulgarité d'une BD, pour le transformer en argument de vente pour un lecteur avide de récits épicés. Il doit ensuite donner le change auprès d'un client pour lui faire l'article sur une bande dessinée qu'il n'a pas lue. Il est confronté au comportement d'un enfant venant prendre une bande dessinée et l'emmenant sans payer, comme il peut le faire avec un fichier sur internet. Il doit gérer le relationnel avec des publics aussi divers que les diffuseurs, les éditeurs, les distributeurs, le banquier et les clients. Il se laisse déborder par l'arrivage pléthorique des bandes dessinées à mettre en place en novembre en prévision des fêtes de fin d'année. Il accueille un client ayant décroché de la bande dessinée il y a 40 ans, et qui retrouve exactement les mêmes titres en rayon. Il essaye de soutenir un éditeur prenant conscience de la surproduction actuelle, de l'ordre de 5.000 titres par an. Etc.


En entamant ce troisième tome, le lecteur se demande s'il est vraiment possible que les auteurs se renouvellent assez pour éviter de se répéter, ou même une forme de routine autour des mêmes thèmes, centrés sur le nombre ingérable de nouveautés, les clients qui ne savent pas ce qu'ils veulent (ou qui le savent trop bien) et les trucs et astuces pour fourguer sa camelote. Il s'agit d'ailleurs d'un a priori assez paradoxal, parce que dans le même temps, il espère bien retrouver ces thèmes mettant en scène Bernard Doux, pour un effet de familiarité rassurante et réconfortante. Effectivement le pauvre libraire est envahi par les cartons de nouveautés en novembre, les auteurs mettant littéralement en scène un embouteillage de cartons devant la devanture de BD Boutik. Effectivement, les clients vont de l'individu entré par erreur et tenant un discours équivoque (il se plaint des effets de la vieillesse, et il cherchait en fait une pharmacie), à l'expert qui sait distinguer les manhwas des mangas, et les tebeo des stripverhalen. Pour autant, même avec ces thèmes déjà abordés, le lecteur ne ressent de redite, car Libon & Salma ont acquis assez de confiance en eux-mêmes pour s'aventurer sur le terrain du registre de comique absurde. Par exemple, Libon représente les cartons disposés comme dans un embouteillage ne pouvant plus avancer, et s'invectivant les uns les autres comme des automobilistes énervés. Pour pouvoir fourguer sa camelote, le Libraire se retrouve à jouer du violon à un client, ou encore grimé comme un clown, et même en train de faire du trapèze.


Au fil des 92 gags, le lecteur se rend compte que les auteurs abordent un nombre conséquent de sujets, et qu'ils sont diversifiés. Il ne s'agit pas uniquement de voir un client venir demander quelque chose d'impossible ou le Libraire essayer de faire acheter une bande dessinée improbable ou d'un intérêt limité. Ils abordent des sujets aussi divers et variés que les critères relatifs de la qualité d'une lecture en fonction de la personnalité du lecteur; la répétition des arguments de vente par des personnes qui n'ont pas lu un ouvrage, la génération du tout gratuit (= génération internet), la caractère indémodable des valeurs sûres (Tilleux, Franquin, Macherot, Alix & Lefranc, Blake & Mortimer), l'accélération des phénomènes de mode (une nouveauté chassée par une autre dans la journée), la précarisation des auteurs de BD, la starification (saint van Hamme priez pour nous), le décalage qu'il peut y avoir entre une œuvre et son auteur, la compulsion consumériste, les liseuses électroniques, la gadgetisation de la BD reléguée au stade de cadeau promotionnel, la quadrature du cercle pour un éditeur de BD tout public, les dédicaces en boutique, les études de marché. Les auteurs n'hésitent pas à évoquer des plaisirs rendus étrangement coupables (comme la lecture de BD aux toilettes), ou l'universalité thématique des Schtroumpfs.


Arrivé à la fin du quatre-vingt douzième gag, le lecteur garde à l'esprit les thématiques récurrentes, sans avoir l'impression qu'elles aient été matraquées ou utilisées jusqu'à l'écœurement, avec plutôt une impression (justifiée) de diversité. Par la force des choses, il s'est retrouvé dans le comportement de plusieurs clients, généralement différents en fonction de son âge. Il peut même porter un regard réflexif sur son positionnement, suivant qu'il reste avide de nouveautés et convaincu qu'il reste des continents entiers (de la BD) à explorer et que chaque semaine apporte son lot de découvertes, ou qu'il estime avoir fait le tour de la question et que 99% de la production n'est que redite, généralement de qualité inférieure. Il en arrive ainsi à se positionner entre ces 2 extrêmes. Il se reconnaît aussi dans l''attitude de l'acheteur potentiel en boutique, ne sachant pas quoi acheter face à la profusion de produits, ou au contraire allant droit au but. Il ne peut que sourire devant quelques comportements compulsifs, comme la soif de voir arriver le tome suivant d'une série. À chaque fois, Libon & Selma se montrent pertinents et incisifs, poussant la logique jusqu'au bout. C'est ainsi qu'un lecteur tient, dans ses mains, le tome 11 de la série Le curé des étoiles, le jour même de sa sortie et qu'il demande au Libraire quand sort le tome 12. Ils savent également inverser le point de vue, avec un auteur produisant à une vitesse prodigieuse, ce qui permet au Libraire de répondre à un autre client que le tome suivant devrait arriver en boutique d'ici une heure ou deux.


Comme dans le tome précédent, le lecteur a la bonne surprise de découvrir que malgré le format très contraint d'un gag en 4 ou 5 cases superposées verticalement, les auteurs réussissent à introduire de la variété visuelle. Libon continue de représenter les personnages de manière caricaturale, à commencer par le gros nez du libraire, mais les autres personnages ont également un nez déformé, et souvent avec des yeux plus gros que la normale et tout ronds. L'artiste peut ainsi exagérer les expressions du visage pour des effets comiques. Les personnages sont souvent représentés en plan taille, avec une réelle expressivité, soulignée par le mouvement de leurs mains ou de leurs bras, et l'inclinaison de leur tête. Libon représente également des personnages en pied en train de se déplacer, d'accomplir un mouvement, de manipuler un objet, et assez régulièrement en train d'interagir avec un accessoire ou un élément du décor. Il ne se produit donc pas d'effet de lassitude qu'il pourrait y a voir avec des personnages évoluant sur une scène avec uniquement un décor en toile de fonds, avec lequel ils n'interagiraient pas.


En outre, Libon & Salma ont conçu plusieurs gags visuels, une demi-douzaine, qui attestent de leur capacité à raconter une blague avec une chute, sans l'aide de mot, ou avec une unique précision ou une unique réplique. Ils prennent soin de raconter chaque histoire autrement qu'avec seulement une suite de têtes en train de parler. Bien évidemment la majeure partie des gags (57 sur 92) se déroule dans le décor de la librairie BD Boutik. Mais au gré de leur fantaisie, les auteurs savent aussi emmener le lecteur dans la chambre d'un mourant, sur la scène d'un théâtre, dans une église, dans un monastère au moyen-âge, sur les créneaux d'un château fort, sur un banc dans un parc public, devant la vitrine de BD Boutik, dans un désert de western, etc. Ils évoquent aussi le temps d'une case Gaston Lagaffe, en un hommage sincère et émouvant à Franquin, avec Gaston s'étant aménagé un repère douillet au milieu des livres des archives du journal.


Le lecteur ressort de la lecture de troisième tome avec le sourire aux lèvres, l'impression d'avoir lu une vraie bande dessinée, le plaisir d'avoir exploré des thèmes évoquant sa passion nourris de la propre passion des auteurs, réconforté par la force de la vocation de Bernard Doux même quand il vante les mérites d'une bande dessinée qu'il n'a pas lue, ou quand il fait preuve de démagogie éhontée pour caser ses produits. Il ne peut qu'être sensible aux critiques adressées aux liseuses électroniques, surtout s'il est lui-même resté attaché au papier. Il s'est reconnu à moult reprises dans le comportement de tel ou tel client, avec quelques tendances obsessionnelles dans la pratique de sa passion pour la BD. Il constate que Libon & Salma font en sorte de ne pas rester en milieu confiné en situant une partie des gags en dehors de la librairie spécialisée, et en évoquant d'autres acteurs de l'industrie de la bande dessinée, les auteurs bien sûr, mais aussi les diffuseurs, les éditeurs, les distributeurs et les représentants. Bien sûr, il cautionne entièrement leur jugement de valeur sur le fait qu'acheter une BD en grande surface, c'est le mal. Enfin, il se demande s'il ne va pas lui aussi aller brûler un cierge en évoquant saint Van Hamme.



3 commentaires:

  1. Jean Van Hamme "pour faire vendre". La logique que tu expliques se retrouve jusque sur l'autocollant promotionnel !
    Je me demande combien de tomes d'une série comme celle-là des auteurs peuvent sortir sans courir le risque de se répéter ou de tourner autour des mêmes thèmes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La préface de Jean van Hamme dans son intégralité : "J'aime beaucoup ce que font Libon et Sergio Salma et je suis ravi de leur facturer cette préface."

      J'aime beaucoup cette forme d'autodérision.

      La série compte 7 tomes qui n'attendent que mon bon vouloir, dans ma pile de lecture.

      Supprimer
  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer