mercredi 5 septembre 2018

Jessica Blandy, tome 7 : Répondez, mourant.

Je hais tout ce mouvement qui me fatigue, qui me fatigue tant.



Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema (1990) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 1992, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Un homme bien de sa personne a ramené une belle blonde dans son appartement, à bord de son coupé sport. Ils s'embrassent. La femme lui demande d'aller prendre une douche avant les ébats. Il s'exécute et se dit qu'il va falloir qu'il lui montre le grand jeu pour être à la hauteur. La jeune femme entre dans la salle de bain et lui tranche la gorge avec un couteau effilé, puis lui ouvre le ventre. Elle le regarde mourir. Avant de s'en aller, elle inscrit le mot Jalaga sur le miroir de la salle de bain, avec un rouge à lèvre. Jessica Blandy se réveille en sursaut dans son lit, au milieu de la nuit. Elle appelle son chat Mahé, puis va regarder Rafaele (l'enfant qu'elle a recueilli) en train de dormir. Dans un hôpital psychiatrique, Einstein (c'est le seul nom qui lui est donné) essaye de rationaliser ses pensées, de s'obliger à voir le stylo posé sur un livre, et la lampe à côté, plutôt qu'un couteau surveillé par un cobra. Le directeur de l'établissement et un aide-soignant viennent lui dire qu'il est libre de sortir, que sa sœur Linda Bragman l'attend dans une voiture avec chauffeur à l'extérieur.

Jessica Blandy inspecte la dalle béton qui correspond à la base de la maison qu'elle se fait construire en bord d'océan, en présence de l'architecte Ronnie Bragman. Elle lui dit qu'elle est entièrement satisfaite de l'emplacement ; de son côté, il ne sait comment exprimer son attirance pour elle. Un peu plus tard, un autre homme est assassiné au couteau par une belle femme blonde et bouclée, avec le même mot Jalaga tracé sur le miroir de la salle de bains. Plus tard, Linda Bragman discute avec son frère Einstein au bord de la piscine. Elle lui parle des lettres de son mari qui exprime son amour pour Jessica mais qu'il n'a pas eu le courage d'envoyer. Sur ces entrefaites, Ronnie Bragman arrive. Une conversation teintée d'amertume se déroule. Ronnie part se changer pour revêtir un maillot de bain et Einstein en profite pour s'entretenir seul à seul avec lui, sur l'importance qu'il accorde au bonheur de sa sœur. Plus tard, Jessica Blandy se promène sur la plage avec Rafaele et le détective privé Gus Bomby qui lui avoue qu'il a réalisé une enquête sur elle pour Linda Bragman.

C'est reparti pour une immersion dans les affres du mal-être, de la déviance et de la cruauté. Le lecteur qui découvre la série maintenant sait qu'elle est terminée et qu'elle compte 24 tomes. Il sait donc que Jessica Blandy va survivre. Il sait également qu'elle fait montre d'une résilience dont le processus reste énigmatique. Cela peut donc amoindrir pour partie le mystère planant sur l'identité de la femme blonde qui assassine ceux qui auraient pu devenir ses amants, avec un couteau qu'elle appelle Jalaga. D'un autre côté, le lecteur a pu également constater, dans le tome précédent, que les épreuves surmontées par Jessica Blandy laissent des traces sur sa psyché. En 6 tomes, le lecteur n'en sait pas beaucoup plus sur elle. Par exemple, il est incapable de dire d'où provient l'argent qui lui permet de financer la construction de sa propre maison. Il a pu constater qu'elle sait encaisser les maltraitances, et qu'elle dispose d'une forte capacité à faire face aux traumatismes, à se reconstruire après les avoir subis. Mais l'intensité des événements du tome précédent était trop élevée et a laissé une marque psychologique durable et destructrice. Le lecteur le voit parce que Jessica a conservé le couteau Jalaga, parce que son comportement vis-à-vis de Rafaele n'est fait que d'anxiété, et son langage corporel montre une personne à l'entrain émoussé, sans joie de vivre, réagissant comme un individu se sentant menacé ou agressé.


Ainsi, même s'il s'interroge sur l'utilisation meurtrière de Jalaga, le lecteur se rend vite compte qu'il s'inquiète pour Jessica Blandy. Il n'éprouve pas d'inquiétude sur le fait qu'elle se fasse agresser, mais sur une autre forme de vulnérabilité. Elle continue à être sous l'emprise du stress post traumatique. Dans le même temps, elle continue à dormir nue, ce qui dans l'esprit du lecteur devient synonyme du fait qu'elle continue à s'offrir au monde, ou en tout cas à le recevoir sans mettre de barrière. Le lecteur en vient à craindre qu'elle ne subisse d'autres traumatismes, et qu'elle allège son état de stress en commettant des actes violents, qu'elle ne succombe elle aussi à la folie ambiante, souvent meurtrière. Il retrouve également d'autres personnages récurrents dont les silhouettes lui sont devenues familières. Il se rend compte que l'aspect négligé de Gus Bomby n'est pas simplement une facilité visuelle pour le reconnaître plus facilement. Une fois de plus, il constate que Renaud a composé l'apparence visuelle du personnage à partir de ses caractéristiques psychologiques, ou plutôt en concordance avec elles. En le voyant bouger et faire des gestes, le lecteur perçoit son dégoût de lui-même. Il se dit que Bomby se punit lui-même pour un comportement qu'il exècre, sans avoir la force de volonté nécessaire pour en adopter un autre.

Le lecteur retrouve également l'inspecteur Bomby peut-être encore plus négligé que Gus Bomby, avec en plus une hygiène corporelle douteuse, mais son langage corporel est tout autre et indique un état d'esprit bien différent. Le lecteur peut voir qu'il est toujours aussi brutal, et habitué à maltraiter physiquement ses interlocuteurs. Au contraire de Gus Bomby qui donne une impression d'individu décharné, Robby est en surcharge pondérale, peut-être à la limite de l'obésité morbide, mais dans le même temps ses postures sont décidées. Son absence totale de bonne manière dénote un individu totalement insensible à l'inconfort que sa présence génère et chez les autres, une forme d'égocentrisme décomplexé, mais aussi d'acceptation de son incapacité à s'intégrer en société. Cette forme de sans gêne se double d'un esprit perspicace et pénétrant qui rend ses interlocuteurs encore plus mal à l'aise. Du fait de ces éléments visuels révélateurs de la psyché des personnages, le lecteur regarde avec plus d'attention les nouveaux venus pour essayer de lire une partie de leur caractère dans leur apparence et leurs comportements. Einstein retient immédiatement son attention avec ses gestes mesurés trahissant un esprit sur le qui-vive, un individu très conscient de sa personne, un obsédé du contrôle. Cette maîtrise de soi est la manière dont il lutte contre ses délires interprétatifs, ce qui le rend totalement imprévisible en fonction du degré d'efficacité de maîtrise.

Alors que dans les premiers tomes il pouvait ne pas être totalement séduit par la finesse des traits de contour et une forme de froideur des dessins, le lecteur se rend compte qu'il est entièrement sous leur charme vénéneux, fasciné par la description clinique qu'ils composent, par leur degré de précision, par ce qu'ils révèlent. C'est comme si Renaud donnait à voir chaque individu avec une netteté trop crue, sans filtre qui vienne diminuer l'observation pour la rendre plus acceptable, plus tolérable, sans possibilité d'échapper à ce que révèle l'observation. La justesse de la représentation fait exister les personnages, en dépit des conventions du dessin, des traits de contour, des choix opérés pour conserver une lisibilité immédiate à chaque case. L'artiste apporte toujours le même soin à représenter les différents environnements, qu'il s'agisse des aménagements intérieurs (avec la décoration inattendue du salon de l'institut psychiatrique) ou des extérieurs (en particulier la sensation reposante de la promenade sur la plage). S'il y est sensible, le lecteur peut également remarquer plusieurs séquences visuellement très réussies : l'intense concentration d'Einstein observant le coupe-papier, l'incongruité de la dalle de béton du futur pavillon au milieu d'un paysage naturel, l'intimité troublante de la cabine où se change Ronnie Bragman, la présence de l'inspecteur Robbie dans le salon luxueux de Linda Bragman, tellement déplacée qu'elle en devient obscène, la brume sur la plage rendant irréelle la silhouette de cette femme en robe de soirée… Renaud sait rendre naturelle chaque scène, même les plus fabriquées de toute pièce.

Sachant très bien qu'il va observer des comportements anormaux, le lecteur est d'autant plus sensible aux moments normaux. Il guette même les manifestations de relations humaines normales, saines. Même s'il n'a pas de culture cinéphilique, il est touché par l'échange entre Jessica Blandy et Ronnie Bragman sur la filmographie de Janet Leigh dans My sister Eileen (1955) et dans Scaramouche (1952). Il prend toute la mesure d'à quel point ce centre d'intérêt commun leur permet de tisser un lien affectif honnête. Dans la foulée, il ressent donc naturellement le dégoût de Jessica à l'idée d'une relation physique, et la frustration mêlée d'incompréhension de Ronnie d'être ainsi repoussé sans ménagement, et sans signe avant-coureur. Certes Jean Dufaux raconte un polar avec une trame sans réel suspense, mais cela n'enlève rien au malaise que ressent le lecteur confronté à la maladie mentale (d'Einstein), à la dépression (celle naissante de Jessica, celle déjà bien installée de Gus Bomby), aux morts dépourvues de sens des victimes égorgées, aux pensées morbides (le comportement dépourvu d'espoir et d'illusion de Robby), aux formes de violation de l'intimité des individus (espace privé, espace intime au sens de la proxémie), au manque d'estime de soi, etc. Cette ambiance influe sur le sens de chaque élément du récit : une obsession relève forcément d'un trouble psychiatrique, le terme de femme fatale prend un sens littéral, le vomi incarne l'impossibilité de digérer une partie du monde extérieur, la cuite devient le signe d'une méthode destructrice pour se soustraire au monde. Ce malaise est tellement prégnant et omniprésent, que même une simple remarque innocente de l'enfant Rafaele incite le lecteur à en faire une interprétation porteuse d'un sens obscène.

Pour ce septième tome, Jean Dufaux & Renaud ont choisi de raconter une histoire complète en une partie, mais sans oublier ce qu'a vécu Jessica Blandy dans l'histoire précédente. Le lecteur se laisse prendre par l'apparente simplicité de l'intrigue au suspense vite éventé, et à l'évidence des dessins. Comme dans les tomes précédents, il ressent de plein fouet les névroses et les psychoses des personnages, les déséquilibres mentaux légers ou prononcés qui pèsent sur eux de manière destructive. Il est d'autant plus touché par cette ambiance morbide qu'elle s'exprime au travers des actes, mais aussi des postures, des réactions, par des signaux non verbaux. Il ressent de l'empathie pour chacun des personnages, condamnant les actions meurtrières ou visant à faire souffrir, constatant les dégâts physiques et surtout psychologiques qu'elles infligent, mais constatant également que les personnes qui les commettent souffrent elles aussi.


2 commentaires:

  1. Ouaouh. Le moins que l'on puisse dire, c'est que chaque tome de cette série semble te retourner. Le constat que tu en tires et l'analyse que tu en fait sont aussi fascinants que rédhibitoires.

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    1. Je vais une petite pause avant de reprendre la série pour mieux en apprécier la saveur... et puis, c'est vraiment noir.

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