dimanche 10 juin 2018

Sous les pavés

Prenez vos désirs pour des réalités.

Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en avril 2018. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes, ou celle immédiatement antérieure à commencer par Les temps nouveaux 1 - Le retour.

Le 03 mai 1968 à Paris, un haut fonctionnaire appelle le ministre de l'Intérieur pour faire un point sur la situation à la Sorbonne. Il explique que des militants d'extrême droite sont en train de remonter le boulevard Saint-Michel, pour aller casser du gauchiste dans la cour de la Sorbonne. Le ministre donne l'ordre au préfet de police de faire évacuer la Sorbonne, par les forces de l'ordre. Il s'en suit une intervention violente et des échauffourées. Le 19 juin 1968, Jay Ferguson (ressortissant américain de 23 ans) est interrogé par le commandant de police Coutelis, à la direction de la police judiciaire. Il lui montre des photographies prises par Ferguson pendant les échauffourées. Retour au 18 mars 1968, Didier saint-Georges rend visite à Jay et remarque les nombreuses photographies d'une même jeune femme. Il propose à Jay de la retrouver en se allant à la fac de Nanterre, où il se rend directement dans le bureau de Bénédicte Dupont, la responsable du département étudiants. Ils trouvent le nom et l'adresse de la jeune femme : Françoise Bonhivers, habitant dans le septième arrondissement de Paris.

Dans l'appartement de Françoise, Sarah Tanenbaum, nue sur le lit, asticote Armand Dussard (médecin, propriétaire d'une clinique) avec qui elle vient de faire l'amour, sur la brièveté de l'acte. Il part un peu pensif, vaguement culpabilisé. Françoise revient après avoir fait les courses. Les 2 femmes évoquent la situation à la fac de Nanterre. Elles sortent dans une fête, le soir même et elles rencontrent Jay Ferguson et Didier Saint Georges. Le 09 avril 1968, sur le quai de Montebello, les 5 amis se rencontrent : Jay Ferguson, Didier Saint Georges, Sarah Tanenbaum, Gilles Dussard (étudiant en médecine, fils d'Armand Dussard) et Françoise Bonhivers. Le 06 mai se produisent des échauffourées dans le Quartier Latin, avec des rues dépavées, des barricades, et des affrontements contre les CRS. Françoise et Jay qui se trouvaient sur place ont réussi à se mettre à l'abri pendant la charge des CRS. Le lendemain, ils prennent un café dans le septième arrondissement ; ils sont rejoints par Gilles. Ensuite Françoise et Jay se rendent à la fac de Nanterre, en se confiant sur leur histoire personnelle respective.


Quelle gageure que d'évoquer les événements de mai 1968 en 72 pages de bande dessinée ! Non seulement le mouvement a été documenté profusément, mais en plus sous des angles différents montrant son caractère protéiforme et complexe, ne serait-ce que les plans politique, social, culturel, idéologique, économique. Éric Warnauts & Raives ne se contentent pas d'aligner des lieux communs sur mai 1968, pour en brosser une image d'Épinal. Ils ont choisi de raconter les événements à l'échelle de 5 individus, en se focalisant un peu plus sur la relation entre 2 d'entre eux (Françoise et Jay), en montrant les événements par leurs yeux. Néanmoins leur narration ne se limite pas à une suite de scènes de rue ou de discussion, où les personnages se retrouvent au milieu des manifestations et des barricades. Comme dans leur trilogie précédente, ils utilisent également des inserts d'émissions radiophoniques sous la forme de cartouche de texte de la largeur de la page de manière sporadique (à 4 reprises), et les personnages échangent des informations sur les événements et les commentent, avec une conscience politique plus ou moins développée. Ils discutent également avec d'autres personnes venant apporter une opinion avec un point de vue différent et complémentaire. L'ensemble s'avère très dense en information, tout en donnant l'impression d'être léger à la lecture du fait de l'histoire personnelle des protagonistes. Les auteurs ont choisi un déroulement chronologique, en indiquant les dates de chaque scène, avec le dispositif narratif de l'interrogatoire de Jay Ferguson qui se déroule a postériori, mais sans pour autant introduire un jugement de valeur avec le recul que procure la connaissance du déroulement des événements.

De fait le lecteur se plonge dans une bande dessinée d'excellente qualité, à commencer par la narration visuelle. La reconstitution historique est impeccable qu'il s'agisse des modèles de voiture, de la mode vestimentaire, ou des différents accessoires. Raives & Warnauts détourent leurs personnages et les autres éléments de décors d'un trait un peu lâche, apportant une forme de spontanéité rendant les cases plus vivantes. Raives complète les informations visuelles ainsi encrées, par une mise en couleurs très riche, effectuée à l'aquarelle. Cette méthode lui permet de rendre compte de manière organique du relief des surfaces détourées, de l'ambiance lumineuse et des ombres fonçant certaines zones, des irrégularités de certains supports, ou encore des éclairages très particuliers, comme les couleurs psychédéliques dans une boîte. Il est indéniable qu'un des attraits visuels supplémentaires de cette bande dessinée réside dans sa dimension touristique. Les pages proposent une promenade dans le Quartier Latin, avec des façades haussmanniennes reconnaissables, un urbanisme parisien authentique, des alignements arbres bien respectés, etc. Le lecteur peut constater que les artistes ont bien fait leur travail de référence, à la fois avec des documents d'époque, mais aussi avec une observation des artères concernées. Ils ont su combiner les 2 pour que leur narration ne donne pas une sensation de dessins figés par une reproduction trop appliquée de photographies d'époque, ni une reconstitution prenant trop de libertés.


Dès la deuxième page le lecteur peut apprécier la qualité de la narration visuelle des auteurs, avec une séquence de 3 pages muettes montrant les manifestants se rapprochant de la Sorbonne, puis la charge des CRS. Les artistes savent montrer des individus normaux avançant calmement d'un pas décidé, mais aussi l'efficacité des forces de l'ordre, sinistres dans leur uniforme noir. Le lecteur se délecte d'autres pages muettes, lors d'une nuit d'émeutes avec incendie de voitures (pages 36 & 37), pour un début de soirée plus calme passée en solitaire par Françoise (page 42), pour une soirée d'étudiants (page 52), pour l'état d'un immeuble après le passage des CRS (en page 61, mais complété par 2 bandes de texte). Le lecteur apprécie également la direction d'acteurs, de type naturaliste, sans exagération dramatique, lui donnant le sentiment de côtoyer de vrais individus. Au fil des séquences, il apprécie de découvrir une image inattendue, qu'elle soit ordinaire (comme le bureau de la responsable du département des étudiants), ou plus spectaculaire (comme un magnifique coucher de soleil sur la Tour Eiffel).

Au travers de cette bande dessinée, le lecteur revit une partie des événements de mai 1968, dans une reconstitution documentée et intelligente, rendue plus vivante par les croisements et les interactions des 5 personnages principaux. En fin de volume, il découvre 2 pages texte de consacrées à la chronologie des événements de l'année 1968, du premier janvier au 31 décembre. Cela le conforte dans le fait que les auteurs savaient qu'ils ne pouvaient pas tout condenser en 72 pages. Là encore dans cette frise chronologique, ils ont fait des choix. À la lecture, il apparaît qu'ils ont souhaité donner une ouverture sur d'autres pays : États-Unis, Tchécoslovaquie, Espagne, Vietnam, Allemagne, etc. Il y figure également des événements qu'ils n'ont pas intégrés dans leur bande dessinée, comme la marche de trente mille étudiants jusqu'à la tombe du Soldat Inconnu en chantant l'Internationale, le 07 mai 1968. Ils intègrent également d'autres éléments majeurs non liés à mai 68, comme la deuxième greffe de cœur réalisée par le professeur Bernard au Cap (02/01/68), les dixièmes Jeux Olympiques d'hiver (février 68), la victoire d'Eddy Merckx au Paris-Roubaix (05/04/68), la deuxième partie de la frise se concentrant sur les faits majeurs de la résolution de la crise de mai 1968 et les faits majeurs internationaux.


Arrivé à la fin du tome, le lecteur est en droit de se poser la question de ce qu'il a vraiment lu. Il s'agit donc par la force des choses d'une reconstitution partielle et partiale des événements de mai 1968. En premier lieu, il se demande à quoi sert vraiment le dispositif narratif de l'interrogatoire se déroulant après les événements principaux. Finalement les auteurs ne s'en servent pas vraiment comme d'un outil pour introduire un recul et donc un éclairage a posteriori avec la connaissance de ce qui s'est passé. Ils l'utilisent une fois ou deux pour montrer le décalage entre la déposition de Jay Ferguson et ce qui s'est vraiment passé, mais sans effet comique ou accusateur, ni pour Ferguson, ni pour le rôle de la police. Ayant refermé la BD, le lecteur se dit qu'ils l'ont utilisé pour lui montrer ce qu'il reste des faits au travers de ladite déposition : des événements dépassionnés, privés de ressenti, de l'exaltation qui a donné une partie de son sens à l'implication des uns et des autres.

À plusieurs reprises, le lecteur observe que les auteurs insistent sur la violence des forces de l'ordre, envers la jeunesse qui manifeste. Les 2 premières pages muettes condamnent sans appel cette violence. En page 38, une jeune femme explique qu'elle a vu un CRS la viser, un autre explique comment les habitants leur versaient de l'eau dessus pour atténuer les effets des gaz lacrymogènes. Mais en page 48, un adulte (le père dans une famille bourgeoise) explique que les médias font en sorte de ne jamais parler des violences commises par les manifestants, en particulier contre les CRS. Dans le contexte du récit, cette phrase devient ambivalente car elle est prononcée par un individu incarnant l'ordre établi, une forme d'autorité paternaliste. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut partager le point de vue clairement affiché des auteurs, ou s'en tenir au fait que pour beaucoup d'étudiants ce fut un premier contact avec une violence relevant d'une situation de combat qu'ils avaient pour partie provoquée. Au cours de la lecture, le thème de la lutte des classes ressort également à plusieurs reprises, en particulier au travers de la possibilité du rapprochement du mouvement étudiant, avec les revendications des ouvriers et la grève générale. La chronologie en fin de volume permet de se faire une idée plus nuancée de ce rapprochement potentiel. Par ailleurs les auteurs développent également le thème de l'émancipation de sa classe sociale avec un avis tranché : toute tentative est vouée à l'échec, que ce soit pour Françoise dont les valeurs sont incompatibles avec celles de la classe de la grande bourgeoisie, ou pour Gilles qui ne peut pas renoncer aux plaisirs matériels que lui procure l'argent.


Avec cette bande dessinée, les auteurs réussissent le pari un peu fou de présenter leur vision de mai 68, sans sacrifier à ses différentes dimensions et sans s'éparpiller. Le lecteur en ressort avec la sensation d'un récit très cohérent, bien nourri, sans volonté de faire croire qu'il couvre tous les aspects de ce mouvement. Il a passé un moment de lecture très agréable grâce aux planches magnifiques des artistes, prenant le temps de la lecture pour mieux la savourer. Il en ressort un peu dépité quant au bilan que dressent les auteurs, bilan formulé par Bouba en page 46, indiquant que la classe ouvrière n'est plus une classe révolutionnaire et que les étudiants ne sont que l'avant-garde d'eux-mêmes. Dans le même temps, il constate également que les personnages ont tous été transformés par cette expérience, la majeure partie en mieux, et que même si les auteurs ne mettent pas ce point en avant, les étudiants ont pu faire entendre leur voix, ce qui a donné lieu à des transformations durable en profondeur, vers une société moins paternaliste et plus participative.


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