lundi 4 juin 2018

Far Away

Je suis heureuse de vivre ça avec toi.

Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre, initialement parue en 2011. L'histoire a été coécrite par Maryse & Jean-François Charles, et peinte par Gabriele Gamberini. Ces créateurs ont également réalisé Red Bridge (2008/2009) en 2 tomes.

Martin Bonsoir est un routier qui conduit un gros semi-remorque pour le compte d'une entreprise appelée Harris Transports situé à Phoenix en Arizona. Il traverse la région des Laurentides dans la province du Québec, et se dirige vers la ville de La Tuque. Arlos que le soleil de fin d'après-midi fait ressortir les couleurs des feuilles d'automne, il est surpris par une tempête de neige, se trompe à un embranchement, et négocie mal un virage. Son camion se met en ciseau, et les roues patinent. Il se rend compte en plus qu'il n'y a pas de pelle de déneigement sur le camion. Il ne lui reste plus qu'à aller chercher de l'aide à pied. Un panneau lui indique que la ville la plus porche se situe à 4 kilomètres. Il remonte le col de son blouson et commence à marcher péniblement dans la neige. Au bout d'une demi-heure, il aperçoit une lumière. Il s'en rapproche. Il s'agit d'une maison isolée. Il actionne la sonnette, une femme ouvre en tenant à la main un fusil, elle ne comprend rien à ses explications.

Il reprend connaissance allongée sur le canapé où la femme l'a déposé tant bien que mal. Elle l'a recouvert d'une épaisse couverture. Elle lui a également préparé des fèves au lard. Elle lui parle d'une certaine Maria Chapdelaine. Martin Bonsoir accepte l'hospitalité d'Esmé Larivière, pour la nuit. Le lendemain, elle lui prépare un petit déjeuner (des œufs sur le plat et du bacon), et le ramène en pick-up jusqu'à son bahut. Elle lui explique pourquoi il ne démarre pas, et comment le faire démarrer en réchauffant précautionneusement la vanne du système de freinage. Elle le ramène chez lui et le convainc d'attendre le lendemain pour repartir, une fois que la tempête de neige sera passée. Le lendemain matin, elle lui demande de l'emmener dans son camion, jusqu'à sa destination en Arizona. Bien qu'étonné par cette demande inattendue, il accepte la proposition et charge ses 3 valises, et Melchior son animal familier, un écureuil.


Maryse & Jean-François Charles forment un couple qui réalise de nombreuses séries comme India Dreams (depuis 2002), Ella Mahé avec d'autres dessinateurs, Les Pionniers du Nouveau Monde avec Ersel, ou des histoires complètes comme L'Herbe Folle (2016). Mais ce qui séduit immédiatement, c'est la partie graphique. Le lecteur apprécie la texture de la neige sur la couverture, ainsi que le froid qui s'en dégage. Il est ébloui par les couleurs rougeoyantes des feuillages des érables, et leur reflet dans le fleuve, dans l'illustration en pleine page, de la première page. Il regarde la neige coller aux chaussures et au jean de Martin Bonsoir, en page 13. Il découvre la glace striée de la surface gelée d'un lac en page 40, avec les flotteurs de l'hydravion pris dedans. Il retrouve le magnifique flamboiement roux en page 47, avec 2 maisons à l'architecture typique de la région. Il découvre la grisaille des néons de l'autoroute urbaine à l'approche de Montréal en page 48, ou encore le bitume gris d'un parking autoroutier en page 51. Il retrouve la beauté de la nature avec les chutes du Niagara en page 54, un pont à haubans au-dessus d'un des grands lacs en page 68, les plaines du Dakota du Sud en page 74, le Mont Rushmore en page 78, etc.

Gabriele Gamberini réalise toutes les pages en peinture directe, et il sait rendre compte de la beauté des paysages, de leur aspect sauvage, sans jouer sur une vision romantique, mais plutôt naturaliste. Il sait utiliser la peinture par touche pour rendre compte de l'effet général, du jeu de la lumière, d'une impression. L'itinéraire suivi par le routier est une invitation au voyage, une promenade touristique faisant honneur aux paysages naturels du Canada, puis des États-Unis. Si le lecteur a déjà visité ces endroits, il en retrouve la saveur unique, les caractéristiques, les sensations qu'ils lui ont laissées. S'il ne les connaît que par photographies ou films, il éprouve l'impression de pouvoir s'y projeter, de les redécouvrir. Il a l'impression de sentir la résistance et la texture de l'herbe quand Esmé et Martin s'arrêtent pour piqueniquer. Il admire les couleurs du coucher de soleil quand ils arrivent à un resto-routier près de Green River. Il reconnaît les différents types de végétation dans chaque endroit traversé.


Le pouvoir de conviction de l'artiste est tout aussi puissant pour les séquences d'intérieur : l'ameublement et la décoration de la maison d'Esmé, les couchettes dans la cabine du poids-lourd de Martin, le luxe de la suite où ils dorment lors de l'escale aux Chutes du Niagara, la décoration du resto-routier, etc. À chaque fois, Gabriele Gamberini donne l'impression de réaliser une photographie du fait du niveau de détails (le lecteur a l'impression de pouvoir mordre dans une miche de pain), tout en conservant une dimension tactile à chaque élément. Ainsi, même un accessoire aussi industriel que la cage en montant de fer de l'écureuil est à la fois dessiné rigoureusement, chaque barreau étant distinct, et à la fois doté de particularité, la lumière jouant de manière différente sur chaque barreau en fonction de ses irrégularités. Le lecteur observe cette même capacité de précision et d'unicité dans les tenues vestimentaires. L'artiste a fait en sorte de doter Martin Bonsoir de tenues décontractées et fonctionnelles. Il est visible qu'Esmé a choisi ses tenues pour leur praticité pendant le voyage, tout en conservant une classe certaine. Il est possible par contre que le lecteur se sente plus partagé en ce qui concerne le rendu des visages. Les postures des personnages sont naturelles, et les expressions des visages sont nuancées et très parlantes, permettant de bien ressentir l'état d'esprit des protagonistes. Toutefois, les visages ne sont pas peaufinés, ce qui peut induire une forme de décalage, par rapport au reste de ce qui est représenté. Mais le lecteur se rend vite compte que cela n'obère en rien l'expressivité des personnages, ou la justesse du jeu des acteurs. La direction d'acteurs montre des individus adultes, se comportant comme tel, sans exagération ou caricature. Le lecteur en apprend autant en regardant les personnages évoluer, bouger, accomplir les gestes du quotidien, qu'avec les échanges verbaux.

Totalement enchanté par la narration visuelle, le lecteur s'immerge sans s'en rendre compte dans le récit. Il découvre donc 2 personnages qui se rencontrent fortuitement et qui font un bout de chemin ensemble. Il en apprend un peu sur l'histoire personnelle de Martin Bonsoir, son père parti avant sa naissance, sa double nationalité, et très peu sur Esmé Larivière. Il les regarde coexister sans grande difficulté, Esmé étant enchantée de l'aubaine de pouvoir ainsi découvrir du paysage, Martin appréciant la compagnie de cette femme plus âgée que lui, un peu attentionnée sans être envahissante, sachant lui montrer les merveilles qu'il traverse avec un entrain certain. Le lecteur prend conscience après coup du naturel de leur comportement, quand dans la dernière partie du récit il en apprend plus sur eux. En particulier, il trouve naturel qu'Esmé dispose d'une bonne connaissance des endroits qu'ils traversent de Trois Rivières, à Sanigaw, en passant par Fort Michilimackinac. De la même manière, il voit en Martin Bonsoir, un individu sympathique, capable d'accepter une autre personne dans la cabine de son camion, sans la trouver importune, sans se renfermer pour retrouver sa solitude habituelle. Les auteurs décrivent un routier dans la routine de son métier, sans condescendance, ni volonté romantique. La remarque sur Maria Chapdelaine (1913) de Louis Hémon ne constitue pas une moquerie, mais un indicateur de sa culture littéraire.


Très vite, le lecteur apprécie de partager l'intimité de leur relation naissante. Il ressent le plaisir simple qu'éprouve Esmé à faire la route avec quelqu'un au comportement amical. Comme Martin, il apprécie le charme de la gentillesse d'Esmé, ses remarques constructives, sa capacité à formuler la beauté des paysages, à apprécier à sa juste valeur la chance de voir passer une harde de bisons dans les plaines. Certes Martin Bonsoir effectue son métier, mais il ne semble ressentir de pression particulière ou d'inquiétude. Esmé est en villégiature a priori sur un coup de tête, sans inquiétude particulière quant à ses conditions de voyage ou à son compagnon de route. Le lecteur éprouve un réel réconfort émotionnel à pouvoir être ainsi témoin d'une histoire simple, dans un cadre extraordinaire. Il n'est pas très surpris quand la première fâcherie survient et il sourit quand une demi-douzaine de semi-remorques aide Martin Bonsoir à retrouver Esmé Larivière. Il en oublierait presqu'il s'agit d'une histoire, et qu'elle doit avoir une fin. Les époux Charles racontent effectivement une histoire et les éléments un peu étranges que le lecteur avait accepté comme artifice sans conséquence pour créer ce rapprochement trouvent leur explication pour une conclusion qui touche au cœur. Il mesure alors toute l'affection qu'il avait développée pour ces 2 personnes, et la peine qu'il ressent en voyant l'histoire se terminer.


Maryse & Jean-François Charles et Gabriele Gamberini ont réalisé une histoire extraordinaire, à la fois au travers d'une narration visuelle exceptionnelle pour sa qualité touristique, mais aussi pour sa justesse de sa direction d'acteurs, et pour l'intelligence émotionnelle du récit.


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