vendredi 18 mai 2018

Otto, l'homme réécrit

Illusion que de vouloir penser objectivement

Il s'agit d'une histoire complète, indépendante de tout autre, parue en 2016. Cet ouvrage est écrit et dessiné par Marc-Antoine Mathieu, également auteur complet de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves.

Le récit s'ouvre avec une citation de Baruch Spinoza, tirée du livre II de Éthique : Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et qu'ils sont ignorants des causes par où ils sont déterminés. Puis une silhouette humaine couchée se découpe en noir sur fond blanc. L'auteur effectue un zoom de case en case : il s'agit d'un flashmob sur un lac gelé au-dessus du cercle polaire. Dans cette foule compacte, il reste une place vide, où il semble manquer un unique individu. L'histoire revient en arrière au Musée-miroir de Bilbao, alors qu'Otto Spiegel donne sa dernière représentation, réalise sa dernière performance. Il est pris d'un vertige, comme au bord du gouffre et il ne trouve comme issue qu'un seul geste, celui d'une rupture. De retour chez lui, il a la conviction que sa carrière d'artiste spécialisé dans la métaphysique du doute est terminée.

Dans les jours qui suivent, Otto Spiegel apprend la mort de ses parents. Il se rend chez le notaire qui lui présente un cliché de ses parents dans l'accident de voiture, et il prend acte de leur legs : leur pavillon de banlieue. S'y étant rendu, il trouve une malle au grenier. L'ayant ouverte, il trouve des cahiers, des notes, des dessins, des documents photo, audio et vidéo qui retracent de manière exhaustive les 7 premières années de sa vie. Il vient d'hériter de lui-même. Il prend la décision de se retirer de la vie active, d'emménager dans un vaste loft en périphérie d'une ville reculée. Il choisit de consulter ces archives de sa vie à rebours, en commençant par le trois-cent soixante cinquième jour de sa septième année. Il se rend compte qu'il lui faut une journée pour parcourir les enregistrements décrivant une journée de sa vie.



Même si le lecteur n'a jamais ouvert un ouvrage de Marc-Antoine Mathieu, il comprend qu'il va s'aventurer dans une expérience de lecture qui sort de l'ordinaire. Pour commencer, cette bande dessinée se présente dans un format à l'italienne, avec 2 cases carrées par page, à l'exception de 13 pages sur 76. Ces 16 pages sont quand même construites sur une structure similaire : soit les 2 cases sont réunies en une seule, soit décomposées en 4 cases carrées. Ensuite, elle bénéficie d'un fourreau en carton pour la ranger. Enfin, le lecteur contemple l'illustration de la couverture, les ramifications d'un arbre qui forme une silhouette humaine. Tout le long de l'ouvrage, il va retrouver cette image des branchages d'un arbre, utilisée de différente manière. Il y a l'arbre sans feuillage dans le jardin de ses parents (page 27), les nervures d'une feuille qui s'apparente aux ramifications des branchages (page 46). Si le lecteur y prête attention il distingue également la silhouette minuscule d'un arbre sans feuille dans la fenêtre page 37. Le lecteur comprend rapidement que l'auteur utilise des éléments visuels, pour créer des liens entre des séquences, sous-entendant l'existence d'une cause à effet, ou effectuant un rapprochement poétique. Le lecteur accepte bien volontiers de participer à ce jeu des signifiants à détecter et à interpréter. Il peut s'agir d'une sculpture en forme de ruban de Möbius qui est présente sur le parvis du musée Guggenheim à Bilbao, aperçue à la page 11, revue en page 71. Il y a bien sûr la silhouette humaine composée au cours d'une flashmob, qui se retrouve à la fin, dans une forme d'épanadiplose visuelle. Le lecteur est très content de lui quand il arrive à rapprocher les bris de verre occasionnés par le final de la dernière performance d'Otto Spiegel (page 15), et les bris de verre du pare-brise de la voiture accidentée de ses parents (page 23). Il y a bien sûr le dallage de l'entrée du pavillon des parents (page 24), qui apparaît comme un écho du dallage plus simple de la piscine privée de Spiegel (page 20), et qui se retrouve dans une forme onirique en page 43.

Marc-Antoine Mathieu réalise des dessins très sobres, s'inscrivant dans une approche ligne claire. Il simplifie les contours des formes de plusieurs degrés, sans pour autant sacrifier à la densité d'informations visuelles. L'épure permet de conserver une lisibilité immédiate, même lorsque beaucoup d'éléments divers sont dessinés, par exemple quand Spiegel commence à étendre des fils entre les poteaux de soutènement de son loft et les murs et à y accrocher des photographies. Cet artiste joue également sur des similitudes formes pour rapprocher des éléments hétéroclites. Le lecteur en a pris conscience avec les débris de verre, de taille et de provenance très différentes. Il le retrouve à plusieurs reprises, que ce soit un dessin gravé sur un tronc d'arbre qui se superpose au visage d'Otto, ou un code QR (code matriciel) dessiné dans une case juxtaposée à une autre représentant les murs d'un labyrinthe, laissant le lecteur constater la similarité entre ces 2 dessins. Ce n'est pas tout : Mathieu joue également avec les formes géométriques pour intégrer une dimension onirique. En page 20, le lecteur se rend compte que Mathieu déforme la réalité en jouant sur le dallage. En page 57, l'installation artistique causale que Spiegel a réalisée à partir des souvenirs contenus dans la malle se substitue à la forme de sa tête. Tout du long de l'ouvrage, le lecteur est à l'affût de ces éléments visuels signifiants qui prennent des formes très variées et parfois humoristiques, comme le reflet d'Otto dans la glace du hall d'entrée chez ses parents, qui semble couvert de toiles d'araignée (celles qui se trouvent sur le miroir).



Le lecteur peut parfois se retrouver débordé par le potentiel de sens d'une image. En page 12, il est indiqué qu'Otto avait façonné une œuvre prolifique fascinante autour de ce que les spécialistes nommaient une métaphysique du double. Plusieurs de ses performances utilisaient un miroir, ou un jeu de miroir. Les souvenirs contenus dans la malle laissée par ses parents jouent également le rôle de miroir renvoyant une image très minutieuse de son passé. Du coup, l'esprit du lecteur est en éveil pour repérer les éléments visuels qui s'apparentent eux aussi à des miroirs ou à des jeux de miroir. Ils sont nombreux, se répondant entre plusieurs séquences. Le lecteur finit par se dire que le cadre du miroir (mis en évidence en page 41) s'apparente lui aussi à un symbole visuel récurrent, une limite qui contient la réflexion du miroir. Du coup, par ricochet, les fenêtres s'opposent au miroir puisqu'elles ne renvoient pas d'image (même si elles s'inscrivent dans un cadre), encore qu'elles donnent à voir l'image de ce qui est de l'autre côté. Le lecteur se rend vite compte qu'il ne lui est pas possible d'envisager tous les sens potentiels de chaque élément visuel.

À l'instar de ce qu'ont fait Alan Moore et Dave Gibbons dans Watchmen, Marc-Antoine Mathieu fait exprès de densifier les mailles du réseau en ajoutant des signes visuels ou textuels. En entrant dans le bureau du notaire (page 22), Otto Spiegel remarque une immense peinture : il s'agit de Tezcatlipoca, le dieu aztèque de la mémoire. Or la mémoire est l'épine dorsale du récit. Au cours du récit, il intègre d'autres références culturelles de nature très diverse : le ruban de Möbius (une surface avec une seule face et un seul côté), les attracteurs étranges (un système dynamique différentiel, prenant la forme d'une structure fractale) conçu par le météorologue Edward Lorenz, le galet de Makapansgat (un galet de 260 grammes en jaspérite rouge-brune portant des marques naturelles d'usure et d'ébréchure qui le font ressembler à d'un visage humain rudimentaire). Il ne s'agit aucunement d'étoffer un récit superficiel avec des citations piochées sur internet, mais d'expliciter les sources de certaines séquences, en toute transparence. L'auteur laisse le lecteur libre de ses envies. Soit il connaît déjà ces références culturelles et il peut en confronter sa compréhension à l'usage qu'en fait Marc-Antoine Mathieu. Soit il ne les connaît pas, et il peut se contenter de ce qui est dit dans l'ouvrage, ou aller consolider sa culture dans une encyclopédie.



Outre ces références clairement identifiées, l'auteur surprend le lecteur par son inventivité, comme la taille de l'enregistrement de 7 ans de la vie d'un individu (8 pétaoctets, soit 8 millions de milliard d'octets), le GEIPS (groupe d'études internationales de la psychologie du soi), la codification d'un individu sous la forme d'un code QR, les 2.828 images qui retracent l'évolution du visage d'Otto Spiegel depuis sa naissance jusqu'à ses 7 ans. Sous des dehors épurés, des textes concis, il s'agit en fait d'une lecture très dense. Sous un aspect très rigide (cases carrées au rythme de 2 par pages, courts textes sous les cases), le récit regorge de trouvailles et d'innovations, y compris des variations sur ce canevas, que ce soit des cases réunies ou subdivisées, ou des phylactères en page 60 & 61, ou encore des cases muettes dépourvues de texte.

Le lecteur s'immerge donc avec facilité dans la crise existentielle de cet artiste, ce créateur pour qui ses propres œuvres sont devenues muettes, dépourvues de sens, vides de sens même. Marc-Antoine Mathieu a imaginé un dispositif par lequel il est donné au créateur de regarder ses années de développement en tant qu'individu, les 7 premières, celles dont on dit qu'elles comptent le plus. Le créateur va pouvoir voir au-delà des illusions, déjouer les jeux de miroir, retrouver la myriade de détails qui composent le quotidien, visualiser le temps, cette invention qui a tout mis en séquences et en logique. Il va découvrir comment il s'est formé en tant qu'individu, découvrir une partie des sources de ses inspirations, de ses questionnements au travers de ses performances. Il effectue l'expérience que plus il en connaît sur lui-même, plus il est déterminé par cette connaissance, plus il est libre également. L'auteur joue à plusieurs reprises sur ce paradoxe qui veut que les positions extrêmes d'une situation finissent par se rejoindre. Au travers de cette histoire, il questionne la liberté de l'individu, la possibilité d'un déterminisme absolu. Il a choisi de se focaliser sur Otto Spiegel, à l'exclusion des autres individus qu'il a pu côtoyer. Ce récit est entièrement égocentriste, sans ouverture sur un autre personnage qu'Otto. Il faut attendre la fin du récit pour que se produise cette ouverture, sous une autre forme que celle attendue.




Avec ce récit, Marc-Antoine Mathieu prouve une fois encore sa maîtrise des outils de la bande dessinée, entremêlant le fond et la forme d'une manière formidable, les textes ne pouvant pas se comprendre sans les dessins, et réciproquement. Il emmène le lecteur dans un questionnement philosophique, tout en douceur, avec des dessins simples et claires des textes concis faciles à lire. Pourtant le lecteur se rend vite compte qu'il s'agit d'une narration de haute volée, les éléments visuels se répondant de manière vertigineuse, amenant le lecteur à s'interroger sur ce qui est signifiant, sur ce qui appartient au domaine des signes. Il suit le questionnement rigoureux de l'auteur sur le déterminisme, comme annoncé par la citation de Baruch Spinoza qui ouvre le récit.


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