jeudi 17 mai 2018

Baron rouge, Tome 3 : Donjons et Dragons

Survivre à la guerre ? Quelle idée déprimante…

Ce tome est le dernier de la trilogie commencée avec Le bal des mitrailleuses. Il faut avoir lu les 3 tomes dans l'ordre. Il est paru en 2015. Il est écrit par Pierre Veys, et illustré par Carlos Puerta.

À l'été 1916, Manfred von Richthofen est toujours sur le front russe, affecté dans la même unité que son ami Willy. Ils ont choisi d'établir leur tente sous les frondaisons des arbres, pour limiter l'effet de la chaleur. Ce matin-là, ils revêtent leur chaude tenue de pilote et rejoignent le reste du campement. Ils observent les mécaniciens en train de charger les bombes dans les bombardiers Gotha G. Les autres avions doivent servir d'escorte aux bombardiers, pour aller détruire une importante base ferroviaire servant de centre logistique pour les alliés. Les équipages de chaque bombardier visent soigneusement les trains et les rails, et occasionnent une destruction massive. Rapidement, Richthofen se rend compte que sa présence n'apporte rien à la sûreté des bombardiers, et il décide de tenter sa chance plus loin.

Richthofen (pilote) et Willy (mitrailleur) finissent par remarquer une colonne de cosaques progressant à cheval, et s'engageant sur un pont. Ils décident de les massacrer alors qu'ils se tiennent bien alignés sur le pont, sans possibilité de fuir rapidement. C'est une véritable boucherie. Suite à la visite d'Oswald Boelcke (1891-1916) dans leur camp, Willy et Richthofen décident de répondre à son appel pour rejoindre une unité d'aviateurs nouvellement constituée basée à proximité de la Somme. Ils repassent par Berlin, avant d'arriver en France. Richthofen confie à Willy sa conviction de vivre une époque formidable : pouvoir survoler le monde pour tuer ses ennemis. Arrivés dans le camp sur le front de la Somme, Willy et Richthofen retrouvent Friderich, et ses 2 acolytes Konrad & Hermann.


Le lecteur anticipe le plaisir de retrouver ces combats aériens si bien rendus par Carlos Puerta, ainsi que la reconstitution historique de grande qualité. Il sait également que les auteurs ont choisi de mettre en scène une vie romancée de Manfred von Richthofen qui ne respecte pas sa biographie. Le récit entremêle les faits historiques, avec des séquences purement fictives. Effectivement, Manfred Richthofen a servi sous les ordres d'Oswald Boelcke. Mais ce dernier est décédé avant Richthofen, or il n'en est pas fait mention dans ce tome. De même, si le lecteur est familier de la biographie de Richthofen, il ne voit pas à quel moment du récit peuvent s'intercaler les 80 victoires confirmées qui lui sont attribuées. Il n'est pas fait mention des coupes en argent qu'il se faisait faire pour commémorer chaque pilote abattu, de son frère Lothar von Richthofen, ou encore de sa victoire contre Lanoe Hawker (1890-1916). De même les circonstances de sa mort sont entièrement revues et corrigées pour être raccord avec la haine qui l'oppose à Friderich, personnage apparu dans le premier tome.

Pierre Veys continue de développer sa façon d'envisager Manfred Richthofen, en s'appuyant sur les libertés qu'il prend par rapport à la réalité historique. Dans le premier tome, il avait donc établi un don surnaturel pour le personnage. Il continue de s'en servir dans ce tome pour prendre le dessus sur ses adversaires. De manière cohérente, le scénariste met ce don en scène, comme une forme de métaphore de la capacité du Baron Rouge à prendre le dessus sur ses adversaires. Il entremêle de manière convaincante les observations de Richthofen pendant les combats, avec son don, et ses décisions. Ainsi l'auteur justifie la décision du pilote de faire peindre ses avions en rouge, par son besoin de provoquer ses adversaires sur un plan psychologique. Il espère que la vue de son avion rendu très reconnaissable suscitera une vive réaction, de peur, de la colère ou encore mieux de la haine. Il continue de développer le profil psychologique de son personnage principal. Dans le tome précédent, il avait montré un individu prenant un vrai plaisir dans la mise à mort de ses ennemis. Ici, il lui fait dire en parlant à Willy qu'ils sont les hommes les plus chanceux de toute l'histoire de l'humanité parce qu'ils survolent le monde pour tuer leurs ennemis. Peu de temps après, Richthofen sous-entend également qu'il ne s'attend pas à survivre à cette guerre, faisant lui-même preuve d'une pulsion autodestructrice.


Pierre Veys prend bien soin de présenter Manfred von Richthofen comme en monstre dépourvu d'empathie, entièrement centré sur lui-même. S'il ne respecte pas le déroulement historique de sa vie, il en fait également un personnage plus grand que nature, en l'intégrant à des éléments historiques. Dans cette histoire, Richthofen reste un pilote hors pair du fait de sa capacité à percevoir les pensées de ses ennemis qui sont sous le coup d'une forte émotion. Il se sert de ce don pour abattre les avions ennemis, mais aussi d'autres cibles. En particulier, les auteurs consacrent 7 pages à l'apparition d'un nouveau type d'engin de guerre sur les champs de bataille : le tank Mark I. le lecteur reconnaît immédiatement ce modèle à la forme si caractéristique, et le don de Richthofen lui permet de déterminer rapidement le point faible du char. Dès la page suivante, il coule un sous-marin, puis il esquive un avion décollant d'un destroyer. Ces hauts faits permettent d'établir la dangerosité redoutable du Baron Rouge, et également d'évoquer des particularités de la première guerre mondiale. Le lecteur soupire d'aise en remarquant la célèbre voilette en cotte de maille avec laquelle certains soldats anglais se protégeaient le bas du visage.

Bien évidemment, ce tome comprend lui aussi son lot de combats aériens, comme le lecteur l'attend dans une bande dessinée consacrée au Baron Rouge, une vingtaine de pages sur 62 pages, plus quelques pages de séquences de vol. Carlos Puerta est toujours aussi exemplaire dans sa capacité à montrer les évolutions des avions les uns par rapport aux autres, et également par rapport aux paysages au sol. Comme dans les tomes précédents, le lecteur n'éprouve aucune difficulté à suivre leurs mouvements, leurs changements de direction, ou encore leur positionnement relatif. Il n'en attendait pas moins, mais cela ne retire rien à la qualité de cette mise en scène. L'artiste se retrouve à plusieurs reprises à illustrer des affrontements ou des destructions massives. Ça commence avec le bombardement du centre d'approvisionnement ferroviaire. Le lecteur voit les bombes tomber, la destruction causée par leur explosion, et le brasier qui se déchaîne sur le matériel et les baraquements. Il a l'impression de ressentir la chaleur des flammes et d'entendre le rugissement du brasier.


Deux pages plus loin, Willy et Richthofen tirent sur les cavaliers cosaques comme sur des cibles bien rangées, sans éprouver aucun remord pour des ennemis sans individualité. L'artiste montre l'acharnement mécanique de Willy sur sa mitrailleuse, ainsi que le charcutage de la chair causé la violence des balles. Il montre ensuite la force des explosions qui projettent dans les airs, les corps des pauvres soldats entassés dans les tranchées, en espérant que ça ne tombera pas sur eux. Il monte encore Richthofen abattant Hermann à bout portant, sans aucune trace d'émotion sur visage. Il a l'occasion de dessiner de soldats étant la proie des flammes, dont les corps se tordent de douleur. Puerta ne donne jamais une apparence romantique à la mort, ou à la mise à mort. Il met en avant la puissance destructrice des armes employées, ainsi que la forme arbitraire de la mort sur les champs de bataille, les soldats mourant indépendamment de leur courage ou de leur compétence militaire. Les obus, le feu, la mitraille tuent sans distinction, aveuglément.

Comme dans les tomes précédents, le lecteur prend plaisir à se projeter dans chaque endroit, conscient de la qualité de la reconstitution historique sans qu'elle ne prenne le pas sur la narration, sans qu'elle ne l'alourdisse. Il observe des personnages avec un jeu d'acteur mesuré et juste, se comportant comme de vrais adultes quelles que soient les situations, pilotage très professionnel des avions, ou bien face-à-face tendu entre individus se toisant pour mesurer leur égo. Carlos Puerta continue d'amalgamer avec élégance des références photographiques avec des techniques picturales qui les transposent dans la narration, sans solution de continuité. Les exemples les plus évidents résident dans les différents modèles d'avion, jusqu'au Fokker DR.I du Baron Rouge. Il y a aussi le tank Mark I, et le sous-marin britannique. L'artiste utilise également des références photographiques pour quelques décors, intégrés avec habileté dans la narration visuelle comme dans les tomes précédents. Le lecteur reste sous le charme de ces techniques qui permettent d'installer Willy et Richthoffen dans une forêt avec une chaude luminosité d'été, de montrer des vues aériennes réalistes sans être photographiques, de représenter un pont de pierre de sorte à ce que le lecteur puisse en distinguer chaque moellon et le ciment qui les joint, la structure métallique d'une gare de Berlin, la façade de l'hôtel de ville de Cambrai, etc. Le dessinateur se montre tout aussi épatant pour rendre compte des mouvements imperceptibles des herbes et fleurs dans une prairie où se pose Richthofen, ou du clapotis de la Manche. La qualité graphique reste exceptionnelle, comme elle l'était déjà dans les 2 premiers tomes.



Ce troisième tome clôt cette réécriture de la vie de Manfred Richthofen, avec la même virtuosité graphique que les deux premiers, en termes de reconstitution historique, d'intelligence des combats aériens, de qualité incroyable des différents environnements. Pierre Veys ne dévie pas de son intention première : une variation sur la vie de ce personnage historique. Le lecteur qui serait venu chercher une biographie rigoureuse de l'aviateur en est pour ses frais, car ce n'est pas le sujet. L'auteur a préféré écrire, selon ses mots, une fiction librement inspirée de la vie de Manfred von Richthofen ainsi que des événements et personnages historiques liés à la Première Guerre Mondiale. Au final, il dresse un portrait de ces pilotes, comme des individus avec un goût certain pour la mise à mort de leurs ennemis, et il joue sur le contraste les moments de combats et les autres pour provoquer une dissonance qui pousse le lecteur à s'interroger, à regarder vraiment la boucherie des champs de bataille, dépourvue de tout honneur, dans des combats dépourvus de toute humanité.


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