jeudi 10 mai 2018

Le dernier brame

Dominant

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, indépendante de toute autre, parue en 2011. Cette histoire a été écrite, dessinée et encrée par Jean-Claude Servais, également auteur de la série Tendre Violette. La mise en couleurs a été réalisée par Guy Raives, également auteur de bande dessinée, par exemple les séries L'orfèvre, ou Les jours heureux.

Un oiseau est en train de survoler une belle forêt verte, à la fin de l'été. Le soleil brille dans une clairière, vide de toute vie, les cerfs ayant la faculté de disparaître, de se rendre invisibles. Mais la saison des amours commence, et le cerf se montre pour parader, et pour écarter ses rivaux. Une étreinte amoureuse entre un homme et une femme est mise en parallèle. En 1983, l'écrivain Bernard Chalenton effectue des dédicaces lors d'un salon du livre. La file d'attente est longue pour échanger quelques mots avec cet écrivain célèbre. Après avoir terminé sa dédicace en cours, il relève la tête et voit une jeune femme blonde à la posture timorée, serrant un de ses livres contre elle. Il s'agit de l'ouvrage intitulé Monsieur Blanche. Après avoir échangé 3 phrases il écrit sur la deuxième de couverture : À Claudine, ma douce admiratrice, future maman d'un écrivain célèbre. Amicalement Bernard Chalenton.

En 2005, Colette Chantecler rend visite à sa mère. Celle-ci a sombré dans une sorte de mutisme dès sa naissance. Du coup sa fille Collette a été placée dans une famille d'accueil, où sa mère Claudine n'a jamais voulu se rendre. Le responsable de l'établissement l'emmène voir sa mère qui est assise sur un banc devant un plan d'eau. Elle sert contre elle le livre Monsieur Blanche. Sa fille s'assoit à côtés d'elle, et la mère commence à réciter des extraits du livre par cœur. Elle finit par convaincre sa fille d'écrire son propre livre que Colette intitule Pickpocket. À l'arrivée de l'automne, comme tous les ans, Claudine se baigne nue dans le plan d'eau. Quelques mois plus tard, Frédéric se rend au château de l'écrivain Bernard Chalenton dont il est l'assistant. Il y va avec sa compagne Carla. Pendant ce temps-là, Chalenton demande à Baptiste, son homme à tout faire, de se rendre à la ville pour chercher ses commandes à la librairie.


Jean-Claude Servais est un auteur de bande dessinée belge qui a commencé sa carrière en 1975. Le lecteur a donc conscience de se lancer dans un ouvrage réalisé par un auteur confirmé maîtrisant cet art narratif. C'est donc avec confiance qu'il découvre ces 3 premières pages consacrées aux habitudes de vie du cerf. Ces planches réalisent un très bel hommage à ce type de forêt, à la fois pour le plaisir de la verdure, pour les espèces reconnaissables, et pour la qualité inimitable de la lumière. Le lecteur a l'impression de plonger dans un documentaire animalier, plus factuel que romantique, avec des cerfs et des biches parfaitement représentés dans leur morphologie et dans leurs postures. Les traits tracés par Servais sont très fins et très précis, avec une impression de spontanéité quand le lecteur les regarde de plus près. Il arrive à combiner une description précise, avec une forme de vitalité. La mise en couleurs de Guy Raives vient compléter les traits, sans les écraser, mais en apportant des informations sur la luminosité, sur la texture, et parfois des éléments représentés en peinture directe. Si le lecteur n'avait pas pris la peine de regarder qui a fait quoi, il serait prêt à jurer que les dessins et les couleurs ont été réalisés par un seul et même artiste.

En découvrant l'ouverture sur les comportements des cerfs, puis la base de l'intrigue relative à un homme à femmes, le lecteur comprend dès les premières pages où l'auteur veut en venir : comparer le comportement d'un homme à femmes avec celui d'un cerf, et montrer comment le vieux cerf / séducteur va être confronté à un mâle plus jeune. Effectivement l'intrigue prend cette direction, mais pas de manière aussi basique. Dès le départ, le lecteur apprécie également la qualité narrative et l'investissement de l'auteur. Dans la postface, il remercie l'écrivain belge francophone bien réel Alain Bertrand à qui il a emprunté des passages de son livre Monsieur Blanche (2004) bien réel lui aussi. De même les textes relatifs aux cerfs proviennent également d'un professionnel : Jean-Luc Duvivier de Fortemps, auteur par exemple de Seul parmi les cerfs : Les carnets d'un naturaliste. Enfin les extraits du livre de Colette sont empruntés, avec autorisation également, à l'auteur Frank Andriat, et à son livre Voleur de vies. Cette façon de travailler atteste d'une volonté d'authenticité, même si le lecteur n'y prête qu'une attention distraite. Dans cette postface, il apprend également que le château de Chalenton est bien réel, et que l'auteur s'est servi de celui de Laclaireau à Ethe-Virton, dans le Luxembourg, comme modèle.


Tout du long de ces 70 pages de bandes dessinées, le lecteur se projette avec facilité dans chaque endroit, de cette clairière à l'ambiance tamisée au début, jusqu'au bord du plan d'eau de la maison de repos à la fin, en passant par des endroits aussi divers qu'un grand espace d'exposition où se tient un salon du livre (avec des éditeurs comme Dargaud et Dupuis), les escalators dans une gare, le salon grisâtre de la maison de repos, le magnifique hall d'entrée monumental de la demeure de Chalenton, le petit appartement moderne de Frédéric, le ponton au bord du plan d'eau du château, etc. À chaque fois, le lecteur ressent l'ambiance du lieu grâce aux couleurs qui transcrivent la luminosité. Il peut laisser son regard errer sur les détails de l'aménagement, ou simplement saisir d'un coup d'œil la situation sans ralentir sa lecture. L'artiste représente les personnages de manière tout aussi naturaliste, avec des morphologies différentes, et des signes attestant de l'âge de l'individu (sauf pour le corps dénudé de Claudine, dont la peau est encore parfaitement tendue, indication portée par la couleur). De même les tenues vestimentaires participent à définir les personnages, en étant cohérentes avec leur position sociale et leurs occupations.

Du fait de la qualité des dessins, le lecteur a tendance à freiner sa lecture pour bien en profiter. Les pages consacrées aux cerfs dans la nature attestent d'une forte implication de l'auteur pour faire honneur à ces animaux. Le lecteur ne ressent pas une impression de remplissage, mais une volonté de faire partager aux lecteurs les impressions ressenties en observant ces animaux, tout en restant dans une optique naturaliste, sans chercher à les humaniser. Jean-Claude Servais a également réalisé une petite dizaine de planches dépourvues de texte qui incitent le lecteur à formuler ses observations, ou ses commentaires dans son esprit. À nouveau il prend le temps de contempler le spectacle qui lui est offert, de jouir de ces visions superbes sans être précieuses, racontant une histoire. Il apprécie également le sens du spectacle de l'artiste, que ce soit pour rendre compte de la beauté de la nature, pour faire passer le magnétisme qui se dégage de la personne de Bernard Chalenton du fait de sa notoriété, de son assurance et de son physique, ou pour montrer les charmes de Claudine et Carla quand elle se baignent nues dans le plan d'eau.


Dans un premier temps, le lecteur ne sait trop comment réagir à la nudité de Claudine, puis de Carla. Pour la première, il est évident que l'acte de sa baigner nue à chaque automne correspond à un rituel dont le lecteur se demande s'il n'est pas lié à un traumatisme. Les dessins mettent en avant la silhouette bien conservée de Claudine, ainsi que le naturel dépourvu d'érotisme avec lequel elle accomplit ce rituel, presqu'en transe. Ce comportement fait bien sûr écho à celui de Carla lorsqu'elle se baigne dans le plan du château, là encore avec naturel, mais en étant épiée par Chalenton depuis son bureau avec un téléobjectif, et depuis les bois par Baptiste avec des jumelles. Ces 2 séquences développent la métaphore du séducteur se calquant sur le comportement du cerf, et des femmes en tant que proies conformément à la loi de la nature. L'auteur file sa métaphore lorsque Frédéric essaye de tenir tête à Chalenton, page 48. Servais réalise un découpage de planches avec des cases se concentrant sur les regards des 2 interlocuteurs, montrant la volonté de Frédéric de se faire respecter, de refuser de se plier aux ordres de l'écrivain, et montrant celui-ci conserver son calme et faire baisser les yeux au jeune. La similitudes comportements entre humains et cerfs semblent parfaite.

Les images et les explications du directeur d'établissement indiquent que la volonté de Claudine a été complètement brisée lors de sa rencontre avec Chalenton, au point de se désintéresser de sa propre vie et de se réfugier dans le livre Monsieur Blanche, comme s'il s'agissait d'un sanctuaire inviolable, ne pouvant pas s'altérer du fait de sa forme écrite et immuable. Claudine a décidé de rester sur sa version imaginée du bel écrivain. Le lecteur peut la voir serrer le livre contre elle, comme s'il s'agissait d'un talisman, d'un viatique du bonheur. Il en va tout autrement de Carla même si au départ elle semble se plier à la volonté du mâle en s'offrant volontairement à ses regards. L'auteur n'utilise pas de bulles de pensée pour rendre plus explicites les états d'esprit des personnages ou leurs intentions, mais le langage corporel de Carla indique qu'elle sait pertinemment qu'elle est observée à la dérobée par Chalenton. Le lecteur en déduit qu'elle ne se place aucunement en position de victime, ou de femelle se soumettant à l'ordre naturel des choses, c’est-à-dire à la volonté du mâle, à son appétit. Ce comportement change également la position du lecteur. Il n'est plus un voyeur complice de Chalenton, mais il est manipulé par Carla comme Chalenton.


Au fil des séquences, le lecteur prend conscience que l'auteur a utilisé le parallèle entre le comportement des cerfs et celui des hommes de type alpha-mâle pour mieux faire en sorte que le lecteur prolonge ce qui lui est montré et projette sur les personnages des comportements qui ne sont pas sous-entendu, mais plutôt suggérés. Il se prend ainsi lui-même à son propre piège. Il a imaginé que Baptiste est un brave serviteur un peu rustaud, mais sans réelle autonomie par rapport aux désidératas de son employeur, bel homme, mieux éduqué. Il s'en persuade d'autant plus quand il voit Baptiste observer le corps de Carla à la dérobée, essayant d'en profiter même s'il sait qu'elle est la chasse gardée de son employeur. Il découvre par la suite que l'intérêt de Baptiste n'est pas si identique à celui de son maître, et qu'il dispose de sa propre culture. De la même manière, le lecteur a projeté un comportement type sur Frédéric, et il se rend qu'il n'a peut-être pas été assez loin. Bien sûr, il en va de même de pour Carla.

Il faut également un peu de temps au lecteur pour réévaluer le comportement et le caractère de Bernard Chalenton. Finalement celui-ci n'est certainement pas le héros, mais pas non plus le premier rôle dans cette histoire. Il apparaît au départ ambivalent, à la fois séducteur impénitent, à la fois individu égocentrique. Sa vie se pare des signes extérieurs de la réussite, à commencer par sa fortune personnelle, sa réussite professionnelle, et le nombre de ses conquêtes. Mais ses postures face à Carla montrent un individu asservi à sa passion, contraint par ses pulsions, de la même manière que le cerf ne choisit pas son comportement à la saison des amours. Pire encore, son comportement professionnel dépourvu d'éthique en fait un individu méprisable également sur ce plan-là. Aux yeux du lecteur, il ne lui reste plus que son aisance financière comme caractéristique à envier, mais au prix d'une existence entièrement asservie à des instincts contre lesquels il ne sait pas lutter, qui lui dictent sa vie. Cette forme de condamnation du personnage par l'auteur s'avère d'autant plus totale que le lecteur se rend compte qu'il lit une histoire savamment composée dans laquelle les éléments se répondent d'une séquence à une autre, avec une rigueur impressionnante.


Jean-Claude Servais a inclus des éléments en provenance d'autres écrivains, mais totalement intégrés. Les courts extraits des observations de Jean-Luc Duvivier de Fortemps comportent un vocabulaire technique, comme harpail ou gagnage, expliqués par de brèves notes en bas de page. Les extraits des romans d'Alain Bertrand ou de Frank Andriat sont choisis pour les thèmes qu'ils abordent comme celui de la liberté, de l'exaltation qu'elle procure. Le lecteur regarde alors le comportement des personnages avec plus d'attention. En particulier, il observe l'évolution du comportement de Carla et ce qu'elle devient, en le rapprochant du titre de son dernier livre Le Dominant. Elle a échappé au comportement animal de la biche. Elle est loin maintenant, ayant assimilé les techniques des dominants, s'étant élevée au-dessus de sa condition de proie, imposée par la société autour d'elle. Elle a su apprendre et penser en dehors des schémas de rapports sociaux traditionnels, mais l'auteur laisse le lecteur décider par lui-même si elle reste encore dans un schéma dominant / dominé.


En découvrant les premières pages, le lecteur soupire d'aise devant la richesse des dessins, à la fois descriptive et évocatrice. Il apprécie les pages consacrées à la description des comportements animaliers pour leur naturel et leur précision. Il se dit que le déroulement de l'intrigue est couru d'avance. Il prend petit à petit conscience de la subtilité et de l'intelligence du propos de Jean-Claude Servais, à la fois psychologique, philosophique et social, mettant en scène des individus beaucoup plus riches que ce que le lecteur avait supputé, façonnés par leur histoire personnelle, luttant pour leur liberté qu'ils conçoivent de manière plus ou moins lucide. Exceptionnel.


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