dimanche 22 avril 2018

Les Voleurs d'empires, tome 6 : La Semaine sanglante

Et leurs rêves se sont brisés, alors même qu'ils entraient dans la légende.

Ce tome fait suite à Chat qui mord qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 2000, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.

La page d'ouverture évoque la fin de la semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871), et l'exécution de 147 communards au mur des Fédérés. Puis le texte évoque les différents mouvements des fédérés (les Communards) et de l'armée régulière du gouvernement. Le récit commence alors le 17 avril 1871. Le commissaire Jalabert arrive avec 2 policiers dans l'église de la Trinité (IXe arrondissement), reconvertie en hôpital de fortune, pour prendre en charge le capitaine Zoren. Celui-ci est pris de fortes agitations, alors que Jalabert prononce le prénom Adélaïde. Ayant réussi à maîtriser Zoren, ils l'emmènent dans leur fiacre. Dans une rue, Jalabert reconnaît Blette en train de fouiller dans les poubelles. Il demande aux policiers de le récupérer, mais ils sont interpellés par les hommes d'arme de la Commune.

Après l'assaut donné à la pension Martelet, Adélaïde Favier s'est réfugiée dans un wagon désaffecté, avec le Huron. En discutant, ils constatent leur position de faiblesse, et décident de retrouver Julien d'Havré auquel Adélaïde est encore liée par le biais des fleurs de peau (médailles). Adélaïde Favier et le Huron le retrouvent dans un colombier de la rue Magenta. Mais il ne les attend pas en victime consentante, ou en serviteur obéissant. En fait, il entend bien recouvrer sa liberté en maîtrisant Adélaïde et le Huron par la force, grâce à des alliés. Il parvient même à lui ôter sa bague.


Le tome précédent avait laissé le lecteur dans une attente fébrile, après plusieurs révélations et plusieurs rebondissements étonnants. Sans surprise, il observe que celui-ci s'ouvre avec une page consacrée à présenter les événements historiques. Comme à son habitude, Martin Jamar réalise des reconstitutions historiques d'une minutie sans pareille. Il se sert de références pour assurer la véracité de ce qui est montré, et il utilise les caractéristiques de la bande dessinée pour montrer le point de vue le plus adapté à la narration de Jean Dufaux. Le lecteur peut ainsi voir dans une case les fédérés contre un mur, plus ou moins résignés, puis dans la case suivantes les soldats faisant feu sur eux. Jean Dufaux évoque les événements de la Commune, et il n'hésite pas à préciser les dates en tant que de besoin. Néanmoins le lecteur ne doit pas s'attendre à un reportage sur les événements de la Commune, ou à une présentation d'historien.

Le scénariste évoque les principaux faits pour donner un contexte aux péripéties vécues par les personnages, mais il n'en fait pas un compte-rendu exhaustif. Ces évocations suffisent à comprendre les conséquences sur les personnages, mais elle ne remplace pas un exposé complet sur cette insurrection. Par contre, elles donnent envie d'en savoir plus et d'aller se renseigner par soi-même. Par exemple, il est fait mention à plusieurs reprises des bombardements nourris réalisés sur Paris, et le lecteur s'interroge sur les quartiers ainsi détruits. Il assiste à la démolition de la colonne de la place Vendôme, et il se demande dans quelles circonstances elle a été reconstruite. Au cours de ce tome, le lecteur assiste à un dialogue entre Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) et le premier ministre Gladestone, à Camden House, dans la ville de Chiselhurst. En fonction de ses connaissances sur cette période, il peut avoir envie de replonger dans la biographie de Napoléon III. À chaque fois, il apprécie que le scénariste prenne la peine de donner ces éléments contextuels, qu'il s'agisse d'une église transformée en hôpital de fortune, ou de l'exode des ouvriers et des bourgeois fuyant Paris. À nouveau, les dessins de Martin Jamar permettent de voir ce qui serait resté sinon une simple indication désincarnée.

Comme dans les tomes précédents, Jean Dufaux conserve les techniques propres aux feuilletons et aux romans populaires. En particulier, il se sert de coïncidences bien pratiques, et il élude souvent les moyens par lesquels un personnage réussit à en retrouver un autre. Il n'est pas expliqué comment Jalabert a pu savoir que le capitaine Zoren se trouvait dans l'hôpital de fortune installé dans l'église de la Trinité. Le trajet du fiacre de Jalabert passe de manière opportune, juste devant Blette en train de farfouiller dans un tas d'ordures. Julien d'Havré s'empare à point nommé du portefeuille de Jalabert, et donc de ses papiers d'identité, par un concours de circonstances un peu forcé. Les dessins montrent ces événements de manière concrète, leur donnant de la substance, et donc leur apportant un semblant de crédibilité, mais le hasard (ou plutôt l'auteur) fait vraiment bien les choses. Anaïs n'éprouve aucune difficulté à retrouver Nicolas dans le lit de Madeleine, et la perte de son portefeuille entraîne de graves soucis à Jalabert.


Bien sûr, le lecteur n'est pas venu uniquement pour l'évocation en pointillé de la Commune. Il veut savoir la suite de l'histoire. Cet état d'esprit permet de prouver à quel point le scénariste a bien utilisé les techniques du feuilleton pour l'accrocher et le tenir en haleine. Comme dans le tome précédent, Jean Dufaux gère avec grâce les nombreux personnages de sa distribution. Le lecteur ne ressent pas de manque à ne voir un personnage secondaire que le temps de quelques cases (même quand il s'agit de Frappe-Misère) et il ne se lasse pas d'en voir d'autres (Jalabert pour ce tome). Il y a une forme de contentement à apprendre ce qu'il advient du capitaine Zoren, même si l'importance de son rôle fut finalement assez relative. Il n'y a pas de frustration à ce que Lévadé soit relégué en arrière-plan, car il a disposé de son moment sur le devant de la scène dans le tome précédent, et le lecteur comprend qu'il lui reste un rôle à jouer, mais plus tard. Le lecteur revoit passer Victor Hugo le temps d'une page, avec un sourire aux lèvres pour ce lien avec l'Histoire, à la fois gratuit (Anaïs aurait très bien pu ne jamais le croiser), et à la fois organique du fait de sa réelle présence lors de la Commune, et de ce qu'il apporte à l'intrigue.

Le lecteur ressent que le temps est venu pour les auteurs faire avancer plusieurs fils narratifs vers des formes de résolution différentes. Il n'y a donc quasiment pas de nouveaux personnages qui fassent leur apparition dans ce tome. Il y a bien la confirmation de l'identité d'un qui était apparu dans le tome précédent, pour les lecteurs avec une méconnaissance de cette période historique. Cette séquence dans laquelle Louis-Napoléon Bonaparte discute avec le premier ministre d'Angleterre n'a rien de gratuit, car elle élargit l'ampleur des actions de la Mort, et explique son accoutrement singulier dans cette série. Jean Dufaux en fait l'incarnation ésotérique du destin qui a conduit à tant de morts sur les champs de bataille. Martin Jamar en fait une image singulière puisqu'il s'agit d'un squelette paré d'un habit militaire de gradé, qu'il représente de manière naturaliste. Quand Elle se présente à un autre personnage pour en faire un nouvel émissaire, cette approche naturaliste peut paraître un peu étrange, la belle jeune femme embrassant le squelette sur la bouche. Mais le lecteur y voit aussi une métaphore accablante de tous les individus disposant de plus ou moins de pouvoir, qui sont prêts à sacrifier les gens du peuple qui pour eux ne sont que des anonymes, bons à payer le prix de leurs décisions.

Le lecteur ressent que le récit approche de sa conclusion également par le fait de la densification de la narration. Non seulement, Jean Dufaux a recours à des coïncidences bien pratiques, mais en plus il doit utiliser des ellipses conséquentes. Dans le tome précédent, le lecteur avait effectivement laissé Nicolas d'Assas dans le lit de Madeleine d'Espard, mais il est quand même surpris de l'y retrouver, que rien n'est venu le contraindre à accomplir une autre mission. Il est tout aussi surpris de découvrir que Frappe-Misère ait subi plusieurs blessures au cours des jours qui viennent de s'écouler, car aucune scène ne l'a montré. Le lecteur peut y voir là, à la fois le fait que ce récit n'est pas un récit d'aventures au premier degré, mais aussi le fait que l'auteur a beaucoup de choses à raconter, un nombre de pages limité, et le temps de réalisation de chaque album qui s'accumule, risquant de lasser les lecteurs de la première qui doivent attendre longtemps entre chaque nouvel album.


Cette attente reste tout à fait justifiée par l'excellence minutieuse de chaque planche réalisée par Martin Jamar. Cet artiste conserve un parti pris graphique immuable depuis le début, sans chercher à s'économiser en se reposant sur les lauriers amplement mérités, acquis lors des tomes précédents. Il ne manque pas un pilier, par un frontispice dans l'église de la Trinité. Il est possible d'identifier chaque élément de maçonnerie dans les décombres jonchant les rues de Paris, après les bombardements. Lorsqu'une perspective s'ouvre à l'occasion de la déambulation de Blette (case médiane, planche 6), le dessinateur montre aussi bien le détail de l'urbanisme (chaussée, trottoirs, murs de clôture, becs de gaz, que les habitants vaquant à leurs occupation (dont une marchande de parapluie, et une femme poussant une brouette). Lorsque Jalabert prend une chambre à prix d'or dans l'auberge Testaux, le lecteur peut détailler l'aménagement sordide de la chambre défraîchie. Dans la cour de l'auberge, il observe un coq en train de sa pavaner devant des poules, et à l'extérieur, il peut compter les pavés, et observer les rails pour l'acheminement du ravitaillement. Lors de la séquence à Versailles, il peut admirer la Galerie des Batailles, représentée avec exactitude. Quelques pages plus loin, il apprécie l'opulence de l'hôtel particulier de la famille d'Espard, avec ses boiseries et son mobilier de luxe.

Le lecteur se rend également compte à quel point il apprécie de retrouver ces personnages qui lui sont devenus familiers. De page en page, il constate que Martin Jamar est aussi qualifié en tant que metteur en scène, qu'en tant que directeur d'acteur. Alors même que le scénariste a beaucoup d'informations à dispenser à chaque page, les images portent aussi beaucoup d'informations sous forme visuelle. L'artiste conçoit ses prises de vue de manière à toujours montrer où se déroule l'action, avec un angle de vue assez large pour que le lecteur se fasse une bonne idée de l'environnement. C'est ainsi qu'il représente dans le détail tout l'extérieur de Camden House, alors que Louis-Napoléon Bonaparte et le premier ministre Gladestone discutent dans le jardin, plutôt que de se contenter d'un plan rapproché. De la même manière, la première case dans l'église de la Trinité propose une vue d'ensemble de la nef, avec tous les détails architecturaux. Le lecteur éprouve ainsi la sensation de se trouver sur place et de pouvoir y promener son regard à sa guise, augmentant l'impression d'immersion. Dans la suite de cette séquence, les plans se font plus rapprochés alors que Jalabert se retrouve au chevet du capitaine Zoren, montrant ainsi les détails de cette installation de fortune.


La composition des prises de vue permet d'intégrer un grand volume d'informations visuelles, et de mettre en scène les personnages avec naturel. Le lecteur peut les voir évoluer dans un décor en trois dimensions, qui ne se réduit pas à une scène vide, avec un décor représenté en toile de fond. Le soin apporté aux costumes augmente encore la qualité de la représentation, mais aussi le nombre d'informations visuelles, ainsi que l'identité de chaque protagoniste. Lors d'une scène de dialogue (par exemple entre Anaïs et Madeleine, page 26), le dessinateur se concentre sur le langage corporel des personnages, et leur placement réciproque. En fonction du cadrage, si le cadrage passe en mode gros plan, il continue de représenter les éléments en arrière-plan pour ne pas rompre le charme de l'immersion. Ainsi le lecteur peut voir la détermination d'Anaïs dans sa posture, et l'ébauche de stratégies d'évitement dans les postures successives de Madeleine.


Comme le précédent, ce tome constitue une lecture haletante qui se termine trop vite, en dépit de la masse d'informations contenues dans les textes et les dessins. Le lecteur retrouve avec grand plaisir les personnages, découvre avec impatience la trame des différents fils narratifs et leur imbrication, et relève les leitmotivs propres à la série, comme les apparitions de la Mort en habit napoléonien, ou le nombre 27 pour le lit du capitaine Zoren. Les dessins donnent une consistance exceptionnelle à chaque séquence, donnant l'impression au lecteur d'en être le témoin privilégié, qu'il s'agisse d'un affrontement de grande ampleur, ou d'une scène intimiste d'un couple au lit. Jean Dufaux poursuit sa description d'un groupe d'individus en proie aux bouleversements d'une époque violente. Il montre comment leur vie est soumise à la survenance d'événements sur lesquels ils n'ont aucune prise, mais il montre aussi comment leurs actions sont dictées par leur éducation et par leur naissance. Le lecteur découvre aussi que le caractère de plusieurs personnages se révèle après avoir été confrontés aux événements. Anaïs n'est pas si lisse que le lecteur l'avait supposé, et Nicolas d'Assas ne mérite peut-être pas tant de considération. En plus d'une reconstitution historique, d'une aventure grand spectacle, d'un mystère relatif aux origines de Nicolas d'Assas, et d'un complot ourdi de longue date, les auteurs réalisent également une étude de caractère subtile.


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