jeudi 15 février 2018

Mezzé Falafel

Parce qu'il le vaut bien.

Il s'agit du trente-sixième recueil d'histoires courtes écrites et dessinées par Édika. Il est initialement paru en 2015, et comprend 10 histoires de longueur variable, dont 6 en couleurs. Son titre est particulièrement impénétrable puisque les mezzés sont un ensemble de petits plats constituant une tradition culinaire levantine, et les falafels sont des boules frites ou des galettes de pain épicé. Ce tome fait suite à Histoires obliques qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver.

D'ailleurs l'album commence avec un dessin sur la page de titre, dans lequel un journaliste demande à Bronsky Proko quel est le sens du titre, et quel peut bien être son rapport avec le contenu de l'album (il n'y a bien sûr pas de réponse). La première histoire montre le champion olympique Aldo Dandréolla effectuer un magnifique lancé de javelot, en hurlant, ce qui cause une perte d'audition significative au caméraman qui se rend alors chez son otorhinolaryngologiste (enfin, plutôt son oto-rhino-laryngo), mais Édika est interrompu par le téléphone alors qu'il s'apprêtait à coucher la chute sur le papier. Dans la deuxième histoire Bronsky Proko réalise des dessins lors d'une séance de dédicace à Saint Malo, quand le nerf optique de l'œil droit de son admirateur commence à avoir un comportement étrange.

Dans la troisième histoire intitulée Pélikan n° 17, Bronsky s'adresse directement au lecteur en lui expliquant qu'il n'a pas envie de dessiner. Son fils Paga (pour Paganini) lui fait observer que si le lecteur n'en a pas pour son argent, il est vraisemblable qu'il n'achètera pas le prochain numéro de Fluide Gacial à 3,90€. C'est alors que surgit d'une autre dimension un individu sur une sorte de mouette ressemblant trait pour trait à Arzach sur son oiseau (avec un plus gros nez quand même, voir Arzach de Moebius). Dans la suivante un invité dans une réception mondaine souffle dans une langue de belle-mère, dont l'extrémité chatouille le dessous du nez de sa voisine.

Il n'y a bien sûr aucune nécessité d'avoir lu un autre album d'Édika pour comprendre les histoires de ce tome 36. Le lecteur qui connaît déjà le travail de cet auteur y trouvera les bêtises habituelles de l'artiste. Un nouveau lecteur y trouvera une liberté de ton déstabilisante. Pourquoi lire cet album plutôt qu'un autre ? Pourquoi pas. Qu'a-t-il de spécial ? Il est réalisé par Édika et il est drôle. Mais c'est quoi Édika ? C'est de l'humour absurde, parfois grossier ou vulgaire, avec un peu de références dedans, des dessins pas beaux, une sale habitude de briser le quatrième mur, et un art consommé de l'absurde. Concrètement c'est fait pour être lu, plutôt que pour être expliqué dans un commentaire forcément pas drôle et moins absurde.

Ça pour être absurde, c'est absurde, et dès la première histoire. Ce champion olympique de lancer de javelot se conduit et hurle comme un joueur de football venant de marquer un but après avoir remonté tout le terrain. Déjà, c'est grotesque du fait de dessins accentuant les poses de l'athlète jusqu'à les rendre idiotes et en exagérant les mouvements de ses jambes pendant la course comme dans un dessin animé pour enfants. Ensuite c'est absurde ou dérisoire parce que parce que le caméraman lui demande de refaire son geste pour le zapping d'Antoine de Caunes. Enfin c'est absurde parce que le champion lui hurle dans l'oreille, avec une bouche agrandie jusqu'à ce qu'elle soit en mesure de contenir toute la tête du caméraman.



C'est vulgaire parce qu'Édika représente les individus sans enjoliver leur apparence, en jouant sur des conventions déconnectées de leur sens. La première femme apparaissant a une énorme poitrine mise en valeur par un généreux décolleté. Elle porte une robe ras la touffe, ce qui fait que le lecteur peut voir sa petite culotte blanche. Elle est maquillée comme un camion, en particulier avec une tonne de fard à paupière. Il se dégage de sa personne une franche vulgarité que l'on va retrouver dans tous les personnages féminins. Il ne s'agit pas d'une approche misogyne, juste d'une moquerie généralisée sur les femmes potiches à forte poitrine, et de manière sous-jacente sur le fantasme masculin qui y est lié. Ces femmes ne sont pas belles, juste des caricatures de poufs, avec un regard vide de toute intelligence (et pourtant les personnages masculins craquent pour elles).

De la même manière, les personnages masculins semblent souffrir d'une forme de vide entre les 2 oreilles, sont affligés de gros nez, ont une implantation capillaire défaillante, et un tonus musculaire inexistant (sauf un adepte de la musculature qui donne l'impression d'avoir été gonflé à l'hélium). Édika dessine donc une humanité peu esthétique, aux expressions de visage veules ou idiotes.

Les arrière-plans comprennent régulièrement des indications sur l'endroit où se déroule la scène. Ainsi lors du lancer de javelot, le lecteur peut voir des banderoles sur le bas des gradins, et des petits ronds figurant les têtes des spectateurs. C'est simple et efficace. Édika représente sa table à dessin lorsqu'on le voit en train de réaliser sa bande dessinée et qu'il s'adresse au lecteur. Au fil des 10 histoires, le lecteur peut ainsi voir des bancs en bordure de mer ou sur une pelouse, une table recouverte d'une nappe lors de la soirée mondaine, le canapé, le fauteuil et l'escalier du salon de Bronsky Proko, un bureau très spacieux dans un immeuble, la façade du musée du petit bricoleur, ou encore un ponton flottant sur la mer.

Édika ne dessine pas pour en mettre plein la vue avec des décors somptueux, mais il y a quand même quelques variations dans les localisations. Les lieux ne dégagent pas la même vulgarité que les individus, et le lecteur se dit qu'il ferait bien un tour en bordure de plage.

En apparence, le lecteur découvre 10 histoires courtes dont l'intrigue se perd en route au bout de 3 pages au mieux, avec des chutes qui n'en sont pas. L'histoire s'arrête là, mais elle aurait pu s'arrêter quelques cases avant ou 3 pages après. Il y a de nombreuses solutions de continuité dans la narration, et il est finalement abusif de parler d'intrigue. Les dessins sont très expressifs grâce à des exagérations visuelles irrésistibles, traduisant l'état d'esprit du personnage avec une puissance peu commune. Il y a donc ce champion olympique qui hurle à s'en décrocher la mâchoire, le regard ahuri de ce colosse voyant qu'un chien lui fait pipi sur la jambe, etc.

Il y a également des gestes exagérés et inattendus comme les paires de jambes reproduites en plusieurs exemplaires pour montrer la succession très rapide de petites foulées de l'athlète. Il y a un langage corporel tout aussi expressif traduisant des comportements délirants, comme ce monsieur en costume qui entame un pas de deux avec un boxeur massif, comme s'il s'agissait d'une scène d'une comédie musicale.

Le lecteur se rend également compte qu'Édika joue fortement sur le registre de l'autodérision, en se moquant de lui-même pour l'absence de chute de ses récits, pour leur nature décousue, pour l'absence d'inspiration. Il observe aussi que certains gags peuvent être à tiroir. Ainsi Clark Gaybeul, le chat de la famille porte des chaussures et un slip de marque Grande Barque (un clin d'œil à Petit Bateau). Le fait que cet animal domestique soit affublé de pièces vestimentaires renvoie à son appartenance à la famille, comme un individu à part entière. Dans le contexte des sketchs d'Édika, le lecteur est en droit de soupçonner une forme de raillerie sur les propriétaires qui élèvent leur animal familier au rang de personne. Mais habiller un animal souligne sa nudité initiale, impliquant sa nature sexuée, avec un sous-entendu de zoophilie, ce qui ne semble pas si déplacé dans une BD d'Édika.



Cette forme d'humour à tiroir incite le lecteur à considérer d'un autre œil l'apparente désinvolture de l'auteur vis-à-vis de son intrigue. En abrogeant la logique des liens de cause à effet d'une séquence à l'autre, il souligne que le lecteur est surtout venu pour les gags (souvent de nature absurde), et pas pour une histoire. Finalement l'auteur montre au lecteur que tous les 2 ils s'émancipent du besoin d'une histoire en bonne et due forme. Il y a là à la fois une forme d'autodérision d'Édika envers lui-même en se disant incapable de bâtir une histoire qui tienne la route pendant 5 pages, mais aussi une forme de moquerie du lecteur qui finalement se passe très bien de ladite histoire. Ainsi Édika ne fait pas que jouer avec les conventions narratives, il les foule au pied et il se révèle un auteur capable de jouer avec la forme pour en tirer des sources de gag.

Dans plusieurs de ces histoires, Édika fait également des références directes à Fluide Glacial, à Marcel Gotlib, à Goosens, ou encore à Margerin. À nouveau il brise le quatrième mur en évoquant son obligation de rendre des pages pour son employeur, ou en devant réaliser une histoire pour le numéro anniversaire des 40 ans du magazine. Il se dessine alors en filigrane le portrait d'un auteur qui s'est affranchi des contraintes narratives habituelles, qui donne l'impression de dialoguer avec ses lecteurs, en répondant à leurs critiques formulées dans les courriers ou lors des salons de BD. Ces BD ne sont plus très loin d'une forme interactive, et d'un commentaire sur le propre travail de l'artiste.


Ce trente-sixième tome des BD d'Édika contient exactement ce que le lecteur attend de lui : humour absurde, aucun respect de la trame narrative, gags énormes, nonchalance confinant à l'imposture, exagérations irrésistibles des états d'esprit par des dessins présentant une force expressive peu commune. Pour un nouveau lecteur, ce tome constitue un aussi bon point d'entrée qu'un autre, avec des comportements idiots, des personnages d'une terrible banalité, une humanité avec une faible quantité de neurones, des dessins pas très fouillés, mais très vivants. Pour les 2 types de lecteur, Édika apparaît comme un narrateur facétieux, se jouant des codes pour apprivoiser l'absurdité du monde.

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