mercredi 14 février 2018

Chaperon Rouge

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2015, écrit, dessiné et encré par Danijel Žeželj (un artiste croate). Il est en noir & blanc, et reprend le conte du petit chaperon rouge. Il présente la particularité d'être dépourvu de tout texte, pas de phylactère, aucun mot, sans dialogue.

En page d'ouverture, le lecteur contemple une forêt de pin, éclairée par le soleil, avec une impression de sécheresse. Puis il voit un oiseau s'élever au-dessus de la cime des arbres, tenant dans ses serres un petit rongeur inidentifiable. Dans une clairière, sur une pierre plate légèrement surélevée, un individu est assis dans une position d'attente, avec ce qui semble être une lance dressée vers le ciel. Il porte une capuche couvrant sa tête, et masquant ses traits. Le regard du chasseur est impénétrable.

Non loin de là, un loup l'observe depuis les fourrés. La cheminée d'une maison crache sa fumée dans le ciel, au beau milieu d'une clairière. Dans cette maison une femme prépare des gâteaux en forme de cœur. Elle les retire d'un plat que l'on devine sorti du four et les met dans un panier qu'elle recouvre d'un tissu avec un motif en damier. Elle confie le panier à une jeune fille (sûrement sa fille) qui s'en va et pénètre bientôt dans la forêt.

Il serait possible de continuer ainsi le récit de cette BD de 48 pages jusqu'à son terme, sans rien révéler de plus que ce que le lecteur potentiel en connait déjà. Danijel Žeželj réalise une adaptation fidèle de l'intrigue du conte de Petit chaperon rouge. Il en a choisi une version classique, celle la plus connue, celle qui est lue par les parents à leurs enfants. Voilà un bien étrange projet bédéique qui consiste à raconter une histoire que le lecteur connaît déjà, en se privant des mots dans la narration. De fait le lecteur attiré par cette expérience sait par avance qu'il s'aventure dans des pages dont l'objectif n'est pas de faire découvrir une intrigue, mais dont l'enjeu est la manière dont cette histoire déjà connue par avance est racontée.

Concrètement si le lecteur n'a aucune envie de redécouvrir le conte du Petit Chaperon Rouge (en abrégé PCR), il vaut mieux qu'il passe son chemin, s'il veut un récit clair et explicite également. En choisissant cette forme, l'auteur adopte un mode de communication qui nécessite une participation active de la part du lecteur. Ce dernier ne peut pas se contenter d'absorber les informations comme une simple histoire n'ayant de valeur que pour son intrigue, ou pour la personnalité des protagonistes. Il doit faire preuve de lecture active (comme on parle d'écoute active), interpréter ce qui lui est montré, repérer les symboles, rétablir une causalité entre 2 événements. Cet exercice est d'autant plus interprétatif que le lecteur est obligé de repasser par les mots, par une verbalisation pour s'y livrer, alors que la narration est exclusivement visuelle.



C'est bien volontiers que le lecteur plonge dans cet ouvrage car les images sont magnifiques dès la couverture. Danijel Žeželj réalise des dessins qui semblent avoir été effectués à grand coup de pinceau large et vif, avec une encre bien noire et épaisse. Les futs des sapins donnent l'impression de s'élancer vers le ciel, comme s'ils avaient été matérialisés d'un coup vif de pinceau de bas en haut, la largeur allant en diminuant alors que l'artiste lève progressivement son outil. Les branches sont ajoutées par la suite dans un mouvement descendant, se chevauchant, masquant la lumière du soleil, dans un désordre presque belliqueux. La lumière subsiste par endroit, avec zones blanches irisées montrant qu'elle doit lutter contre la pénombre installée par les branchages. Dès cette première page de l'histoire (page 7) le lecteur perçoit la force de ce milieu naturel, son mystère, ses ténèbres propices aux rencontres néfastes, un environnement peu accueillant pour la vie humaine.

Le premier personnage à apparaître est un rapace qui vient de prendre un rongeur non identifié dans ses serres. Le lecteur entre de plain-pied dans le mode de représentation de l'artiste. Dans la troisième case de la page 3, il est facile de reconnaître la silhouette d'un rapace, ailes écartées, même s'il s'agit plus d'une ombre chinoise épurée. Grâce à cette identification, le lecteur peut alors saisir le sens du dessin dans la case précédente : la forme des ailes en surimpressions sur celle du faîte des sapins. Danijel Žeželj a épuré ses dessins jusqu'à ce que parfois il ne subsiste plus qu'une forme épurée, nécessitant un effort de la part du lecteur pour l'interpréter.

Ce n'est pas le seul mode de représentation. Page 12, l'artiste montre la cuisine en vue de dessus, en représentant, le fourneau, une poêle, la mère en train de remplir le panier, le Chaperon qui joue avec son chien, un vaisselier, les lames du parquet. Le registre graphique va donc du figuratif détaillé jusqu'aux formes quasi abstraites. Charge au lecteur de reconnaître ces formes, en interprétant des tâches noires sur une feuille de papier. Žeželj joue avec le lecteur jusqu'à la paréidolie. Telle case est-elle figurative ou abstraite ? Y a-t-il un élément concret de représenté, ou s'agit-il d'un leitmotiv ? Ou encore s'agit-il d'un détail extrait de son contexte pour aboutir à une composition abstraite pour évoquer une émotion ou un sentiment ? En fonction des pages et des cases, la réponse se situe dans l'une ou l'autre des catégories, et c'est au lecteur qu'il appartient de se repérer. La reconnaissance des formes dessinées s'apparente alors une recherche de sens qui se confond avec l'identification des schémas (de sens ou narratifs). Il se produit un phénomène d'interpénétration entre l'exercice de la lecture et celui de la compréhension, comme si le lecteur devait réapprendre à lire.

Parmi les outils narratifs visuels, le lecteur voit apparaître un ou deux leitmotivs visuels. Le premier est facile à repérer : il s'agit de la forme du cœur. Les gâteaux préparés par la maman sont en forme de cœur (page 12), et cette forme réapparaît sur la façade de la maison de Grand-Mère (page 27). La dernière case de la page 40 représente une forme de traînée s'élevant vers le haut, avec quelques tâches. Bien concentré, le lecteur se rappelle qu'il a vu le même motif inversé (la traînée d'encre allant vers le bas), en page 36 pour représenter la queue du loup en train d'osciller. Charge au lecteur d'en déduire un sens à partir de ce rapprochement visuel. Parfois, il ne s'agit pas d'un leitmotiv, mais plutôt d'une case qui prend du sens grâce à la suivante. Ainsi page 33, le lecteur découvre un dessin pleine page, totalement abstrait, hors de contexte, sans lien avec la page précédente. Ce n'est qu'en tournant la page qu'il comprend ce qui est représenté. Par contre, il lui appartient là aussi de projeter un sens sur le choix de ce dessin à cet endroit, et sur la raison pour laquelle l'artiste lui a donné une telle importance en lui accordant une pleine page.

À de rares reprises (moins de 5), le lecteur tombe sur une case incompréhensible. Il a beau chercher un lien logique avec la séquence précédente, ou un lien visuel en rapprochant des formes, la forme dessinée reste abstraite, ne livrant pas de sens (par exemple le dessin pleine page de la page 32 qui exige beaucoup de supputations de la part du lecteur, peut-être un chemin ?), laissant le lecteur sur une incompréhension.



Les grands coups de pinceaux de Danijel Žeželj confèrent une présence extraordinaire à la forêt, une présence peu commune aux personnages. Pourtant ce conte comprend peu de personnages : le Chaperon Rouge, le Loup, le Chasseur (l'auteur a préféré le chasseur des frères Grimm au bûcheron de Charles Perrault), et à la rigueur la mère du Chaperon (qui apparaît le temps de 4 cases), ainsi que la grand-mère. Comme dans le conte, aucun d'entre eux ne bénéficie d'un nom, par la force des choses ici puisqu'il s'agit d'un récit dépourvu de tout mot. Ils sont eux aussi représentés à grand coup de pinceau, tout à fait reconnaissables dans la mesure où l'artiste a opté pour des visions archétypales. Il a tendance à leur conférer un aspect romantique, dans la mesure où il utilise régulièrement un angle de vue en contreplongée, leur donnant ainsi une position dominante sur la scène et sur le lecteur.

Sous réserve de jouer le jeu de la lecture active, le lecteur plonge dans un environnement graphique épatant, presqu'hypnotique dans sa dimension exclusivement visuelle qui nécessite de se concentrer, donc de s'investir, pour pouvoir formuler dans son esprit la trame narrative liant les dessins entre eux. Dès la première page, une autre dimension ludique apparaît : le jeu des différences. Ainsi le lecteur se demande comment l'auteur va mettre en scène la rencontre entre le Loup et la Chaperon dans les bois, quel genre de dessins il va réaliser pour le jeu de questions & réponses (Grand-Mère comme tu as de grandes dents !), et quelle fin il aura choisi (celle de Perrault, celle des frères Grimm, une autre). Il voit apparaître avec étonnement une structure de nature industrielle en page 16. Le ciel constellé de noir à son sommet évoque la fumée rejetée par la cheminée de la maison du Chaperon Rouge. Se pourrait-il que cette version comporte une dimension écologique ?

Sans en révéler plus, cette version contient effectivement une poignée d'éléments supplémentaires (toujours sous forme graphique) qui conduisent le lecteur à s'interroger sur le sens voulu par l'auteur dans sa version de ce conte classique. Le choix du noir & blanc tendrait à faire penser que Danijel Žeželj n'a pas souhaité insister sur une approche psychanalytique dans laquelle le rouge figure le désir, et la délivrance du ventre du loup, une forme de renaissance ou d'entrée dans la vie adulte. Par contre le rapprochement de la forme du chasseur se déplaçant dans les bois avec celle du Loup courant dans les bois peut aiguiller vers la position sociale de manger ou être mangé, au sens propre comme au figuré. Cette façon de voir s'accorde bien avec la scène d'ouverture dans laquelle un rapace s'envole avec sa proie dans ses serres, illustrant la conséquence mortelle du positionnement arbitraire de l'individu dans la chaîne alimentaire.

Si le cœur lui en dit, le lecteur peut aussi y voir une morale assez basique dans laquelle la curiosité de l'enfant l'amène à prendre des risques qu'il ne soupçonne pas (la gentille curiosité du Chaperon dans les bois), et à en subir les conséquences, pour finir par être tiré d'affaire par un adulte compétent (le chasseur), en espérant qu'il en tire une leçon. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur pourra projeter d'autres interprétations dans cette version. D'une manière saisissante, Danijel Žeželj représente le chasseur comme un guerrier armé d'une lance, peut-être à la peau noire, évoquant l'archétype de Queequeg dans Moby Dick (1851) d'Herman Melville. Le lecteur a alors la liberté de projeter une interprétation spirituelle entre les forces de la nature et le chasseur armé par la civilisation, l'enfant devant quitter l'inné pour aller vers l'acquis. La fin du récit (les 8 dernières pages) suggère encore une autre interprétation, revenant dans le domaine psychanalytique, sur le rapport entre le masculin et le féminin, et une forme de spiritisme.


À la fin de cette histoire, le lecteur en ressort rafraîchit, avec un questionnement élargi sur sa condition humaine. Il a l'impression d'avoir réappris à lire, d'avoir redécouvert les mécanismes de la lecture, d'avoir vu ce conte par les yeux d'un autre, tout en participant à cette version différente. Il a plongé aux côtés du Petit Chaperon Rouge dans une forêt épaisse et mystérieuse, pour vivre des événements extraordinaires et oniriques, dans un monde pas entièrement déchiffrable, et pourtant porteur de sens. Danijel Žeželj a ré-enchanté l'exercice de la lecture.

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