dimanche 14 janvier 2018

Les cités obscures : L'ombre d'un homme

Remise en cause

Ce tome est le dixième dans le cycle des cités obscures, entre Le guide des cités (tome 9) et L'affaire Desombres (tome 11). "L'ombre d'un homme" est un album de bandes dessinées traditionnelles, en couleurs, conçu par Schuiten et Peeters, dialogué par Benoît Peeters, dessiné et mis en couleurs par François Schuiten. Ce tome est initialement paru en 1999. Le présent commentaire porte sur l'édition de 2009 qui correspond à une version remaniée par les auteurs. Le tome se termine avec un texte de Peeters expliquant les raisons de ces modifications (qu'il qualifie de repentirs), ainsi que des exemples de modifications, et la reproduction des 5 planches supprimées de la version originelle du récit.

Ce récit se déroule dans la cité de Blossfeldstadt, autrefois appelée Brentano. Albert Chamisso est un agent d'assurances qui travaille depuis 10 ans pour la compagnie des Assurances Générales. C'est un employé modèle et motivé qui négocie ses contrats avec rigueur, sans état d'âme. Alors que le récit commence, il est marié depuis 3 semaines à Sarah, une très belle femme. Après un terrible cauchemar, il se lève pour aller traiter un dossier épineux. Michel Ardan a écrasé un de ses aéroplanes dans la verrière du dernier étage d'un magasin d'ampoules "Le palais des mille feux". Chamisso en fait porter l'entière responsabilité sur madame Bouchiney, puis avertit Ardan que sa cotisation va être revue à la hausse. Ses cauchemars s'aggravant, Chamisso va consulter le docteur Polydore Vincent qui lui prescrit un médicament révolutionnaire. Il se produit un effet secondaire étrange : l'ombre d'Albert Chamisso devient colorée.

Comme dans "L'enfant penchée", cette histoire donne l'impression d'être détachée de l'architecture ou de l'urbanisme de la ville de Blossfeldstadt. Le lecteur repère aisément les personnages récurrents du cycle : Michel Ardan, Stanislas Sinclair (1 case), Axel Wappendorf ou encore le docteur Polydore Vincent (déjà apparu dans Brüsel). Il y a également Lola Minna (une effeuilleuse) qui répète son texte : elle interprète le personnage de Milena dans une pièce intitulée "La tour". Il retrouve un thème récurrent, celui de l'incidence de la sexualité sur le personnage principal, les femmes étant à nouveau plus entreprenantes. Il constate que le thème central du récit ressemble fortement à celui de "L'enfant penchée" : l'ombre différente de Chamisso le place à part de la société des individus normaux. Il doit réinventer sa place dans la société.



À la lecture, l'intrigue semble assez mince, et le récit se lit vite (moins d'une heure). Le lecteur a donc envie de feuilleter à nouveau les pages, juste après avoir terminé la lecture pour prêter une attention plus grande aux dessins. Il commence alors à remarquer que dans un premier temps les pièces dans lesquelles évolue Albert Chamisso présentent peu de personnalité. Elles sont surtout fonctionnelles, avec des couleurs chaudes pour son appartement. Il n'y a que le restaurant qui bénéficie d'une architecture avec plus de caractère. Par contre les habillages des immeubles sont plus ouvragés. C'est presque comme si les individus étaient interchangeables, dans des immeubles individualisés, aux architectures remarquables.

Lorsque Chamisso perd son rang social et va habiter dans un quartier défavorisé voué à la démolition à court terme, l'urbanisme reprend des proportions plus restreintes, avec des habitations de 2 ou 3 étages, et des décorations intérieures vétustes, mais plus diversifiées. La conjonction entre la personnalité et la richesse de l'aménagement ne se produit que dans le théâtre du quatrième et dernier chapitre où se produit Max Newman. Toutefois, cela n'empêche pas les dessins de Schuiten d'être minutieux. Le lecteur pourra apprécier les décorations de façades, les murs en brique, le marbre du manteau d'une cheminée, le pavage d'une rue, etc. Il pourra également apprécier l'élégance des véhicules volants servant de taxi entre les gratte-ciels.

Schuiten et Peeters consacrent cette histoire au parcours d'un homme qui se voit soudain mis au ban de la société du fait d'une particularité physique extraordinaire (son ombre en couleurs). Néanmoins, dès le début du récit, le personnage principal souffre de terribles cauchemars, l'empêchant d'être heureux et en repos. Le nom d'Albert Chamisso met la puce à l'oreille du lecteur assidu du cycle des Cités Obscures : il est trop atypique pour ne pas être une référence. En l'occurrence, il évoque Adelbert von Chamisso, de son vrai nom Louis Charles Adélaïde Chamisso de Boncourt, (1781-1838). Cet homme, écrivain et botaniste, est l'auteur de L'étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1813), histoire dans laquelle un individu sans ombre doit lui aussi lutter pour trouver sa place dans la société.

Schuiten et Peeters dressent le portrait d'un individu perdant son rang social du fait d'une difformité physique, mais également incapable de s'ouvrir aux autres, d'accepter que l'altérité d'autrui puisse induire une évolution en lui. Il est à la fois introverti et psychorigide. Seul un bouleversement drastique de son statut le contraint à se remettre en cause. Arrivé à ce stade du récit, Albert Chamisso cherche à la fois comment faire de son handicap un atout, et comment transformer son insatisfaction ontologique en une émotion positive. Ce travail sur soi acquiert une résonnance étrange quand le lecteur constate qu'une fois rasé, les traits du visage de Chamisso ressemble fortement à ceux de Peeters lui-même.



Le tome se termine avec quelques paragraphes rédigés par Peeters sur les repentirs. Il indique que d'autres albums ont bénéficié de retouches ou de compléments, mais que celui-ci a bénéficié du plus gros ravalement. Des planches ont été redessinées, d'autres enlevées, et la narration est passée à la première personne. Pour un lecteur ne connaissant la première version de 1999, il n'y a pas de solution de continuité, ou d'impression de rafistolage.


Comme tous les autres, "L'ombre d'un homme" est un album particulier dans le cycle des Cités Obscures, semblable à nul autre. Si le lecteur est venu chercher un urbanisme totalitaire imposant de manière évidente un mode de vie au personnage principal, il y a fort à parier qu'il sera déçu. Si le lecteur se montre moins psychorigide dans ses attentes, il découvrira un récit linéaire doté de belles illustrations, ne révélant leur saveur qu'à la relecture, ainsi qu'une belle méditation sur les aspirations de l'individu, sur l'insatisfaction et la solitude comme source d'énergie vitale, comme carburant pour aller de l'avant. Avec ce tome, Benoît Peeters et François Schuiten sont victimes de leur propre maestria. Le lecteur revient aux cycles des Cités Obscures en quête de belle architecture et d'individu subissant le carcan de leur environnement, et il découvre la crise existentielle d'un individu. Albert Chamisso lutte contre son individualité faisant tout pour être un membre modèle de la société. L'obscurité se tapit dans le refus de se connaître et dans l'énigme que je suis pour moi-même, dans l'individu qui ne cesse jamais d'être en devenir. Le terme de cité n'est alors plus à prendre au premier degré, mais comme modèle politique, au sens de société.

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