lundi 15 janvier 2018

L'affaire Desombres (avec DVD)

Ceci n'est pas un titre.


Le précédent tome du cycle des cités obscures est L'ombre d'un homme. Le présent ouvrage est initialement paru en 2002. Ceci n'est pas une bande dessiné. "L'affaire Desombres" comprend un livret de 30 pages (textes + illustrations), ainsi qu'un DVD avec 4 chapitres. Le cycle des Cités Obscures se poursuit avec La frontière invisible.


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- L'affaire Desombres (DVD, 50 minutes) - Il s'agit d'un film qui commence avec des vues du haut plateau de l'Aubrac. Puis le titre annonce qu'il s'agit de l'enquête de Catherine Aymerie, sur un peintre qui a disparu des annales : Augustin Desombres. Elle évoque la maison Desombres qui a été détruite faute des fonds nécessaires pour l'entretenir. Malheureusement toutes les œuvres de Desombres avaient été peintes à même les murs de cette maison. Il reste quelques photographies de la maison et du peintre (prises par Marie-Françoise Plissart). Desombres est né le 22 septembre 1869. Il a étudié la peinture sous l'égide de Jean Léon Gérome (1824-1904). Elle dispose du journal personnel de l'artiste dont elle lit quelques passages. Elle a récupéré l'audiovisuel du musée Desombres (en noir & blanc bien sûr). Lors de son installation dans cette maison de l'Aubrac, le peintre entend des musiques à travers les murs ; il invite son ami Geoffroy qui transcrit cette musique en partitions. Bruno Letort (compositeur de musique classique contemporaine, par exemple Requiem pour Tchernobyl) aide à l'interprétation de ces pièces musicales.

Ceci n'est pas une bande dessinée. À l'origine, il s'agit d'un spectacle multimédia qui a donné lieu à plusieurs représentations à Grenoble en 1999, puis à Paris en 2000. Le site internet de Les Piérides précise que "L’Affaire Desombres" fut d’abord un spectacle musical et multimédia, conçu par François Schuiten, Benoît Peeters et Bruno Letort, autour des compositions originales de ce dernier."

Ce faux documentaire comprend d'ailleurs un entretien de Catherine Aymerie avec le compositeur Bruno Letort qui qualifie la musique qu'aurait entendue Desombres de musique concrète, avec des éléments polyrythmique et de musique répétitive, soit une musique en avance de son temps de plusieurs décennies. C'est peut-être le raboutage le plus artificiel effectué par les auteurs dans ce film. Pour le reste, les différents éléments s'amalgament dans un tout cohérent sans laisser deviner leurs origines hétéroclites.

Le spectateur découvre un spectacle qui a été réaménagé pour ce support audiovisuel, il ne s'agit pas d'une captation en public. Au fil de la biographie de Desombres narrée par madame Aymerie à partir d'un pupitre, il voit l'actrice lire le journal de Desombres, raconter les faits marquants de ses séjours en Aubrac. Il assiste à l'entretien entre Bruno Letort et elle, puis à un autre entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten sur le quai de la station de métro Arts et Métiers, à Paris. Catherine Aymerie présente 2 toiles d'Augustin Desombres sur scène ainsi qu'un plâtre de l'enfant penchée. À l'arrière plan sont projetés des dessins de Schuiten, avec les compositions de Letort en musique d'accompagnement, évoquant les voyages de Desombres dans plusieurs cités obscures. Il y a encore un court film amateur où un admirateur a capté quelques images d'Augustin Desombres (interprété par Martin Vaughn-James).




Cette "Affaire Desombres" marie donc l'univers musical de Bruno Letort, avec l'univers visuel du cycle des Cités Obscures, portés par la biographie d'un peintre fictif. La voix et les attitudes de Catherine Aymerie sont posées, avec un léger sourire transcrivant l'attachement qu'elle ressent pour cet artiste injustement oublié, au travers de confidences à destination du spectateur. Cette interprétation dégage une douce séduction très agréable.

En décrivant les partitions laissées par Desombres, Bruno Letort énonce les éléments constitutifs de ses compositions, et donc la musique que le spectateur est invité à découvrir : musique concrète, polyrythmie, musique répétitive. Il s'agit de musique classique contemporaine qui n'utilise pas les dissonances. En fonction de ses goûts, le spectateur appréciera ou non la musique, et saura ou non déceler son originalité. Il est difficile d'imaginer les dessins de Schuiten mis en musique, autrement que par de la musique classique (leur dimension contemplative ne se mariant pas avec le rock ou la musique pop). Il est heureux que Schuiten et Peeters aient évité une musique d'ambiance électronique, l'univers des Cités Obscures trouvant ses racines dans une littérature classique et intemporelle.

Pour un spectateur ayant eu la curiosité de visionner ce film sans rien connaître des Cités Obscures, il plongera dans une fiction ludique évoquant un artiste n'ayant jamais existé, invitant à découvrir la rencontre d'un univers visuel (celui de Schuiten) et d'un univers sonore (celui de Letort) au sein d'une fiction évoquant plusieurs thèmes. Il y a celui de l'absence de reconnaissance d'un artiste par le public : Desombres était-il dépourvu de talent ? Poursuivait-il une muse (Mary von Rathen) le menant dans une impasse artistique ? Il y a également la question de la préservation des œuvres d'art aujourd'hui. Qui peut dire celles qui seront plus significatives que les autres dans 10 ou 20 ans, ou dans un siècle ? Il y a le jeu même que constitue cette biographie d'un créateur n'ayant jamais existé. Par ce dispositif, Schuiten et Peeters sondent la notion d'artiste, font ressortir les éléments communs à chaque parcours d'artiste, une réflexion sur la condition d'artiste. Comme pour le "Guide des Cités", Schuiten et Peeters interrogent à la fois leur propre création, mais aussi la façon dont le spectateur se constitue une image mentale, une représentation d'un artiste et de son œuvre. Dans la mesure où Desombres est un artiste fictif, les moments choisis de sa vie valent autant pour la fiction, que pour la nature même de ces moments. Sont-ils représentatifs de l'œuvre d'un artiste ? Cette description de l'artiste est-elle pertinente ? Explique-t-elle l'œuvre ? Faut-il connaître l'artiste pour apprécier ses créations ? Ainsi les auteurs poussent le spectateur à s'interroger sur ses modes de décryptage, sur le crible au travers duquel il filtre une œuvre d'art, sur sa façon d'analyser un tableau.


Pour un spectateur familier des Cités Obscures, l'expérience de visionnage diffère en ce point qu'il connaît déjà de nombreux éléments de l'intrigue. En effet l'histoire d'Augustin Desombres est déjà largement développée dans L'enfant penchée. Il reconnaît également plusieurs des images extraites du cycle des Cités Obscures. Il retrouve plusieurs des photographies d'Augustin Desombres telles qu'elles figurent dans "L'enfant penchée". Il reste donc la découverte de la musique de Bruno Letort, des 2 peintures et du plâtre de Desombres, et de d'éléments biographiques supplémentaires. Il y a également le plaisir de voir Peeters et Schuiten se mettre en scène comme passeurs de l'œuvre d'Augustin Desombres.

Schuiten et Peeters ont introduit quelques modifications par rapport aux événements rapportés dans "L'enfant penchée", lui faisant ici visiter plusieurs cités obscures. Voir Catherine Aymerie évoquer Desombres rend plus tangible l'œuvre des Cités Obscures. Son exposé permet de mieux comprendre une ou deux remarques, telle la fascination de Desombres pour un rocher de forme arrondi (la projection de l'une des sphères dans notre monde). Il permet à nouveau d'apprécier la puissance de l'imagination de Schuiten et Peeters dont la création se transpose sans dommage à l'audiovisuel, et de mieux mesurer leur volonté de s'ouvrir à d'autres supports que la bande dessinée. Il se retrouve également dans la position de l'initié, de celui pour qui l'œuvre est moins obscure que pour le néophyte.

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- À travers les cités obscures (DVD) - Cette partie regroupe 4 programmes dans lesquels les compositions de Bruno Letort sont illustrées par des planches de Schuiten extraites des albums correspondants : Alaxis (2 minutes), Urbicande (5 minutes), Brüsel (2mn30), Mary (3mn). Le spectateur peut apprécier ces compositions sorties du contexte narratif de "L'affaire Desombres" et conforter son impression sur le degré de la fusion qui s'opère entre la musique et les dessins.

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- Naissance d'une planche (DVD) - Il s'agit d'un documentaire de 13 minutes réalisé par Benoît Peeters à l'occasion de la sortie de l'album "L'ombre d'un homme". Le spectateur découvre Peeters et Schuiten à la table à dessin, en train de composer la page 14 de cette bande dessinée. Puis ce documentaire suit le processus de réalisation de cette planche : travail d'écriture sur les textes, travail de dessin sur la planche. Il est fascinant de voir Schuiten à l'œuvre et de découvrir ses techniques (en particulier la mise en couleurs et l'encrage).

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- Rêves de pierre (DVD) - Il s'agit d'un morceau de musique de 50 minutes composé par Bruno Letort qui est donné à entendre avec une image immuable en plan fixe. Les compositions réalisés pour ce spectacle multimédia ont fait l'objet d'une édition en CD : L'horloger du rêve / Exploration sonores dans les Cités Obscures.

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- Le livret qui accompagne le DVD reprend le texte d'introduction sur la biographie d'Augustin Desombres, ainsi que les entrées de son journal, avec des photographies de l'artiste (incarné par Martin Vaughn-James), 2 de ses peintures, 2 gravures, et quelques images de Schuiten. Ces pages ont été réalisées avec un grand soin ; elles n'ajoutent que peu d'éléments au spectacle.




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- "L'affaire Desombres" constitue un point de passage entre les bandes dessinées des Cités Obscures et d'autres médias. C'est également un point de passage entre les Cités Obscures et un autre domaine artistique (la musique) et un autre créateur Bruno Letort. Le lecteur curieux appréciera ce nouveau point de vue, cette nouvelle forme d'incarnation des Cités Obscures, au travers de ce film soigné, sur des éléments déjà connus à 80%.

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- Il est possible de visionner cette prestation ici : https://www.youtube.com/watch?v=397AAHl5lpw

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