dimanche 7 janvier 2018

L'archiviste

Un  premier passage

En 1987, Benoît Peeters et François Schuiten réalisent 2 albums du cycle des Cités Obscures : La tour (le troisième tome permettant de découvrir une nouvelle cité sous forme de bande dessinée), et L'archiviste, un volume hors série. La particularité de ce tome qui induit sa qualité d'hors série est qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée traditionnelle. Dans le cadre de la réédition du cycle entamée en 2007, ce tome a été réintégré à part entière dans la série comme étant le troisième volume La Tour devenant le quatrième).

L'ouvrage commence par un page de bande dessinée traditionnelle (sans phylactère, les textes sont en dessous des cases) montrant un fonctionnaire montant une importante quantité de dossier volumineux dans son bureau sous les combles. Il s'agit d'Isidore Louis, chargé de recherches à l'Institut Central des Archives, sous-section des mythes et légendes. Sa hiérarchie vient de l'assigner sur un cas déconcertant et il doit établir un rapport sur "Les Cités Obscures", un curieux cas de superstition.

Le lecteur découvre ensuite une mise en page particulière pour les 20 pièces de son rapport. Page de gauche, il y a une case en noir et blanc occupant un quart de la page qui montre Isidore Louis dans sa mansarde, en train de compulser les pièces du dossier. Sous cette case centrée, il y a un texte de 3 ou 4 paragraphes, un fac-similé de son rapport qui est descriptif (en rapport avec l'illustration de la planche de droite), et qui comporte également l'avis du rapporteur. La page de droite consiste en une illustration pleine page en couleur sur un site des cités obscures. La pièce numéro 1 concerne représente la faille de Chula Vista. En fonction de la narration, chaque pièce peut porter sur un site différent, ou il peut y avoir plusieurs pièces portant sur un même site, par exemple les pièces 5 à 8 sont relatives à Brüssel et les pièces 13 à 16 à Mylos. Isidore Louis rend son rapport page 48, séquence qui prend également la forme d'une bande dessinée traditionnelle de 4 pages. L'histoire se poursuit toujours sous la plume de Louis, avec 6 autres cas, s'achevant sur une résolution explicite.

Avec le recul, le lecteur comprend facilement que les auteurs aient choisi d'identifier ce tome comme étant hors série, puisqu'au premier abord il semble d'un simple prétexte servant d'écrin aux illustrations pleine page de Schuiten, visions singulières du monde des cités obscures. L'approche de Schuiten évoque irrésistiblement celle de l'illustrateur Wojtek Siudmak par la capacité de l'image à raconter une histoire, sa force d'évocation, ou la représentation d'un décor aussi plausible que fantastique.

La première illustration représente un mur monumental coupé en deux par une faille dont la cause n'est pas discernable. En arrière plan, le lecteur apprécie un ciel bleu limpide. Au premier plan, l'œil finit par assimiler qu'il voit des oiseaux d'une taille démesurée sellés, portant sur leur dos un ou deux individus. L'observation du dessin permet également de repérer plusieurs aérostats de type dirigeable rigide, obligeant le lecteur à reconsidérer la taille titanesque du mur ouvragé. Il y a là une histoire singulière qui restera mystérieuse, le titre "Chula vista - La faille" (pièce n° 1) ne permettant pas de faire des conjectures.

La pièce n° 2 "Xhystos - Vue de la grande halle de Zarbec" permet au lecteur de saisir un moment unique et paisible, le vol de l'homme aux oiseaux, dans son étrange aéronef (évoquant les aérodynes de Clément Ader, mais en plus gracieux), au dessus des constructions à base de poutrelles métalliques et de verrières de Xhystos, accompagné par un vol d'oiseau. Il s'agit à la fois d'un monde proche du notre, d'une déclaration sur l'architecture de Xhystos, et sur le niveau technologique de ce monde.




La pièce numéro 5 est consacrée à Brüsel et intitulée "Vue du quartier des Marolles et du palais des trois pouvoirs" ; elle rentre dans la catégorie des paysages aussi plausibles que fantastiques, avec une dimension onirique enchanteresse. Schuiten représente un palais blanc immaculé dominant une ville sombre, une allégorie d'une forme de pouvoir intouchable s'appuyant sur le peuple grouillant.

Mais il serait injuste de réduire "L'archiviste" à un simple portfolio assemblé à la va-vite. Peeters a bel et bien conçu un dispositif narratif qui raconte une histoire assez ambitieuse. Les dessins en noir & blanc sur les pages de gauche, représentent Isidore Louis à sa table de travail, et pourtant il y a bel et bien une progression narrative de page en page, dans laquelle le lecteur peut apprécier l'évolution de l'implication de Louis dans sa mission, ainsi que la nature extensive de ses recherches. Cet élément constitue bien une narration séquentielle en bonne et due forme, une bande dessinée pour être plus clair.

Les extraits du rapport d'Isidore Louis, associés aux illustrations pleine page, fournissent également un trésor d'informations pour le lecteur désireux de découvrir l'environnement de ces Cités Obscures. Il y a bien sûr l'évocation des cités déjà parcourues dans les 2 premiers tomes (à savoir Xhystos et Urbicande), ainsi que des citations du Carnet de voyage d'Eugen Robick, l'urbatecte, le personnage principal de la Fièvre d'urbicande" Il y a la découverte d'autres cités, certaines qui auront droit à un album par la suite (Brüsel), d'autres peut-être jamais (Mylos). Peeters prend bien soin de créer des liens solides avec la Fièvre d'Urbicande) par les manifestations du réseau (manifestation de la troisième accalmie, ou émergence dans eaux du Lac Vert, cette dernière également évoquée dans l'additif de 1997 de la Fièvre d'Urbicande, rédigé par Isidore Louis). Le lecteur peut donc apprécier cette composante ludique de l'ouvrage, lui permettant de découvrir et d'assembler quelques pièces du puzzle.

Ces extraits constituent également une histoire à part entière d'un fonctionnaire sans gloire effectuant la mission qui lui a été confiée avec zèle et talent, et des changements que ce travail va générer. Pour cet axe de lecture, les influences de Peeters ressortent : de Jules Verne à HP Lovecraft ("J'attends leur arrivée. Je sais qu'ils ne tarderont plus.", ou encore le double niveau d'ouvrage fictif entre le Carnet de Voyage de Robick et Le mystère d'Urbicande de R. de Brok, évoquant le Nécronomicon d'Abdul al-Hazred). Peeters trouve également le moyen d'insérer une page dédiée à "La Tour" permettant de rendre explicite les sources d'inspiration de Schuiten : Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), Gustave Courbet (1819-1877), Édouard Manet (1832-1883), Eugène Delacroix (1798-1863), et Gustave Doré (1832-1883).

Au fur et à mesure que le lecteur plonge dans ce mode des Cités Obscures, au travers de remarques et observations d'Isidore Louis, il prend conscience que Peeters a introduit un métacommentaire espiègle. Avec un peu de recul, la démarche d'Isidore Louis se confond très exactement avec celle du lecteur : découvrir les Cités Obscures par le biais d'extraits de textes d'origines variées et d'une collection hétéroclite de représentations. Aussi quand Louis reproduit un texte comme " l'acte de création, un univers imaginaire si foisonnant qu'il ne peut être l'œuvre d'un seul individu" (pièce n° 19), le lecteur sourit à ce qui peut s'apparenter à des rodomontades de la part de Peeters. Cette forme de fanfaronnade atteint encore un autre niveau avec la pièce n° 17 : "Une légende peut-être, mais d'une telle ampleur, d'une telle qualité de présence, qu'elle se distingue de toutes les inventions similaires. [...] Mais un monde complet avec ses architectes et ses lois, ses techniques et ses scandales, ses religions et ses folies [...] qui semble s'être développé de façon plus systématique, et oserais-je le dire, plus harmonieuse." Peeters écrit clairement que Schuiten et lui-même ont créé un monde tellement complet qu'il ne peut être l'œuvre de 2 simples créateurs.

Mais il est également possible de voir dans ces déclarations, autre chose qu'un sentiment de supériorité démesuré. Peeters continue de développer les réflexions d'Isidore Louis en introduisant le concept de Passage (entre notre monde et celui des Cités Obscures), des passerelles. Il semble prendre à son compte que le don de créer, correspond à une capacité de l'artiste d'accéder à une dimension de l'imaginaire, à se connecter à une source infinie d'inspiration qui effectivement ne peut être l'œuvre d'un ou mêmes plusieurs individus.


Loin d'être un simple supplément destiné à faire fructifier la marque "Cités Obscures", "L'archiviste" se révèle une œuvre complexe, savamment construite, développant le point de vue de Peeters et Schuiten sur l'acte de création, tout en servant également de déclaration d'intention quant aux ambitions de la série. Peeters n'hésite pas à faire remarquer que les différents documents relatifs aux cités obscures proviennent de sources hétérogènes, racontant des événements parfois incompatibles et contradictoires). Il s'agit d'un avertissement à destination des lecteurs, de ne pas prendre chaque déclaration comme argent comptant, et de ne pas vouloir à tout prix rechercher une cohérence entre les différents tomes, dans l'espoir fallacieux d'y découvrir une vérité ésotérique.

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