dimanche 7 janvier 2018

La fièvre d'Urbicande

Le cube Robick : le réseau existe.

Le premier tome du cycle des cités obscures (1983) invitait le lecteur à s'attacher aux pas de Franz Bauer (habitant de Xhystos) pour découvrir Les murailles de Samaris. Ce deuxième tome est paru pour la première fois en 1985, réalisé par Benoît Peeters (scénario) et François Schuiten (dessins). Il est en noir & blanc.

Le tome s'ouvre sur un texte en gros caractères de 7 pages (avec une petite illustration sur chaque page), un courrier dans lequel l'urbatecte Eugen Robick s'adresse à la Commission des hautes Instances, pour évoquer la nécessité impérieuse d'approuver son projet de troisième pont reliant la rive nord à la rive sud de la cité d'Urbicande. Puis le reste du récit prend la forme d'une bande dessinée traditionnelle. Le lecteur suit Eugen Robick dans son travail. Dans la première scène, il est installé à son énorme bureau en train de contempler une forme cubique (uniquement les 8 arêtes d'un cube évidé) posé devant lui. Il s'agit d'un artefact ramené par un chef de chantier très intrigué par cet objet à la fonction mystérieuse et indiscernable. Robick est finalement plus préoccupé par l'avis que la Commission des hautes Instances émettra sur son projet de troisième pont. Avec son ami et collègue Thomas Broch, ils décident d'aller rencontrer ladite Commission pour infléchir leur décision. Le lendemain, il se rend compte que le cube à commencer à pousser, les arêtes se prolongeant et la taille du cube augmentant, alors qu'il est posé de guingois sur son bureau, les arêtes s'immisçant dans la matière même du bureau sans la dégrader.

Le rapport de Robick permet aux auteurs d'établir le contexte d'Urbicande : une ville à l'architecture fonctionnelle, totalitaire et monumentale. Dans les pages, il est possible de détecter l'influence du Bauhaus, mais aussi de constater que cette architecture monumentale écrase les individus, les rendant insignifiants du fait du rapport d'échelle. Tout au long de l'histoire, le lecteur pourra prendre plaisir à observer les éléments qui participent de cette domination sur l'individu. Cela va des escaliers imposants, aux portes de 5 mètres de haut, en passant par les espaces si gigantesques qu'ils ne peuvent être jamais remplis par les individus, en passant par ces fauteuils qui semblent être en pierre, avec un dossier si incliné que la personne semble reposer au point de gésir une fois assise. La hauteur de la chaire dans à partir de laquelle Robick s'adresse à la Commission lors d'une session extraordinaire (pages 46 & 47) lui permet de dominer l'assistance, à la fois physiquement, mais aussi par son intelligence. Cette architecture contraint les habitants à la soumission, et réserve de rares espaces à la nature, elle aussi canalisée sous la forme de jardins à la française.

Face à cette architecture, l'apparition du cube (non, plutôt l'apparition du réseau Robick) et son développement fait figure de grain de sable, de facteur X dans cette ordonnancement si bien planifié. Mais le cube lui-même est une figure géométrique implacable, tout aussi étrangère à l'humanité que cette architecture tendant vers un ordre parfait, tout aussi stérile. D'ailleurs cette superstructure cubique trouve son écho dans l'aménagement de la salle où Robick fait son discours à l'académie (en particulier les cubes du plafond). Dans ce second tome, la méticulosité de Schuiten fait à nouveau des merveilles pour que le regard du lecteur puisse contempler ces bâtiments dans chaque case ou presque, pour pouvoir s'imprégner de cette ville, comme s'il s'y promenait aux côtés des personnages. La sensation d'immersion est encore renforcée par la maîtrise technique de Schuiten qui sait comment représenter des poutres, des câbles, des fers à bétons, un toit de tuile, en cohérence avec les techniques de construction.

Peeters et Schuiten placent le lecteur aux côtés de Robick qui semble toujours avoir un train de retard, qui subit chaque changement arbitraire de la structure cubique, ainsi que ses conséquences. A plusieurs reprises, il peut apprécier que Peeters le fasse agir comme un scientifique (sa fonction d'urbatecte cumulant les fonctions d'architecte et d'urbaniste), adoptant une démarche scientifique qui commence par l'observation, l'élaboration de théories, et leur vérification. C'est ainsi que Robick tente d'établir un modèle afin de pouvoir prévoir les évolutions futur du réseau. Il n'a pas la prétention de contrôler ce phénomène inexplicable, mais il souhaite pouvoir le comprendre et le décrire dans un modèle mathématique. Robick observe et conserve une trace des évolutions découlant de l'existence du réseau, dressant un portrait partiel des effets de cet agent du changement.

Comme dans le premier tome, François Schuiten adapte ses prises de vue à la thématique du récit. Il a choisi le noir & blanc ce qui confère une ambiance plus austère au récit, en cohérence avec cette société se rigidifiant dans le carcan de son architecture fonctionnelle. Au détour d'une case ou d'une autre, il est possible de détecter quelques traces ténues des influences de Schuiten, en particulier dans sa manière de figurer les textures, un peu de Moebius et un peu de Léon Benett (l'artiste qui a illustré 25 des voyages extraordinaires de Jules Verne). Les personnages sont à nouveau dotés d'une garde robe stricte, évoquant la fin du dix-neuvième siècle ou le début du vingtième, avec des styles de coiffure et de barbe correspondants. Les différents angles de vue de la cité se complètent pour offrir une vue d'ensemble d'une parfaite cohérence spatiale. S'il compose chaque planche sur la base de cases sagement rectangulaires, il en fait varier les dimensions pour rendre compte de la nature de l'action représentée (en particulier les cases très étroites quand Robick tente de s'échapper de l'enchevêtrement du réseau dans son bureau).




Contre tout attente, le lecteur découvre un récit qui n'a rien de sinistre ou de désespéré. Pour commencer, comme pour Robick, l'état d'esprit qui prévaut est la curiosité. Qu'est-ce que ce réseau ? Quelle est la métaphore qui se cache derrière ces arêtes (au-delà du simple agent de changement) ? Quelles seront les prochaines évolutions du réseau ? Comment la société d'Urbicande va-t-elle s'adapter ? Il s'agit d'un récit qui invite le lecteur la réflexion, à l'interprétation, à exprimer ce qui n'est que sous-entendu. Qui plus est, Peeters sait se montrer facétieux avec discrétion. Il y a bien sûr Robick qui décide de ne pas appeler le phénomène un cube (une référence transparente au Rubik's Cube. Il y a la profession de Sophie dont la petite entreprise prospère grâce au réseau et il y a l'addenda de 1997. Peeters se permet un bon pied de nez aux lecteurs intellectuels en proposant 3 théories différentes sur le sens réel du réseau Robick, sachant que la troisième est en fait constituée de 10 hypothèses différentes. Il y a le sous-entendu ironique sur l'incapacité de la classe dirigeante à gérer le changement, encore moins à l'anticiper. En outre, pour le lecteur investi dans cette série, il y a également le plaisir de chercher des indices sur d'autres lieux de ce monde, en scrutant la carte dans le bureau de Robick, qui comprend une partie du continent, ainsi que plusieurs noms de cités (Xysthos et Samaris, mais aussi Sodrovni, Mylos et Gorona).

Avec ce deuxième tome, Peeters et Schuiten prouvent que le dispositif des cités obscures leur permet de raconter une nouvelle histoire à l'intrigue envoutante, avec un personnage moins psychorigide qu'il n'y paraît (souhaitant ordonner son environnement pour mieux le contrôler, mais en proie à des doutes latents), sans se complaire dans la sériosité. En parallèle de "La fièvre d'Urbicande", Schuiten et Peeters s'étaient amusés à produire un facsimilé de l'opuscule de Régis de Brok, illustré par Robert Louis-Marie de la Barque, et annoté par Robick. Il est possible de le consulter sur le site altaplana[dot]be.

Ce tome a été complété par 2 addendas : la légende du réseau (un texte rédigé par Isidore Louis, avec des illustrations, dans lequel Peeters s'amuse donc à donner lui-même des interprétations multiples au réseau) et une bande dessinée de 3 pages mettant en scène Eugen Robick très âgés, séjournant dans une ville réelle (de notre monde) dont l'architecture lui semble aussi totalitaire que celle d'Urbicande (le lecteur découvrira le point de vue de Peeters et Schuiten sur une ville nouvelle récente d'Amérique du Sud).

En 1987, ils ont réalisé 2 albums : La tour (le troisième tome permettant de découvrir une nouvelle cité sous forme de bande dessinée) et L'archiviste (un hors série rassemblant des illustrations de nombreux lieux de ce continent, dans un dossier rassemblé par Isidore Louis, chargé de recherches à l'Institut Central des Archives, l'auteur de l'addenda de 1997). Les rééditions entamées en 2007 ont réintégré "L'archiviste" dans le cycle en troisième position, "La tour" devenant le quatrième tome du cycle.

2 commentaires:

  1. "une ville à l'architecture fonctionnelle, totalitaire et monumentale." - Par association d'idées, cela m'a amené au brutalisme, un style architectural dont j'ai entendu parler tardivement. Il reflète bien les attributs que tu énumères ci-dessus, en plus d'être hideux et particulièrement impersonnel.
    Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Brutalisme

    "Léon Benett" - Ah, mais quel coup de crayon, ce Benett ! Quand j'étais gamin, j'avais récupéré de vieilles éditions Livre de Poche de quelques romans de Jules Verne, avec des illustrations de Benett. Un trait qui m'a laissé des impressions très durables. Je me demande dans quelle mesure Moebius n'a pas été lui aussi influencé par Benett, mais je ne trouve aucune confirmation de cette hypothèse.

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    1. C'est sympa les bâtiments en photographie dans l'article wikipedia sur le brutalisme : ça donne envie.

      Pareil pour les illustrations de Benett : elles m'ont marqué à vie.

      Depuis cet article, cette histoire a eu droit à une version en couleurs avec le consentement des auteurs. Je n'ai pas eu la curiosité de la feuilleter.

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