samedi 27 janvier 2018

Algernon Woodcock, tome 2 : L'Œil fé, seconde partie

Tout est révélé, et tout garde son mystère.

Ce tome constitue la deuxième moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 61 à 123 (+ 1 page d'épilogue), celles de la première partie sont numérotées 1 à 60. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2003.

Algernon Woodcock a décidé de quitter la chambre de la chaumière où il s'était installé, pour aller voir la vieille femme borgne sur la lande, qui avait accueilli McKennan lors de sa première nuit. Suite à son comportement étrange, il préfère fuir sur la lande, où il est observé par un lièvre. Il est retrouvé par Andrew McIntyre, le valet des Penduick. Woodcock accepte son hospitalité, et que McIntyre aille chercher William McKennan.

Suite à l'incroyable premier tome, les attentes du lecteur sont élevées, en particulier en ce qui concerne la partie graphique. Il retrouve avec joie les forces du premier tome : une utilisation magistrale et enchanteresse des couleurs, 13 pages sans phylactères de toute beauté, des dessins qui montrent beaucoup plus que ce que disent les paroles, une mise en scène apportant un intérêt visuel même aux dialogues, des compositions de page pleines de forces.

Mathieu Gallié continue de jouer avec les attentes du lecteur, de manière habile et quelque peu espiègle. Il explique tout de manière claire dans ce tome : la nature de l'œil Fé, comment il est apparu, la nature véritable d'Izora Penduick, le comportement des lièvres et des pies, ce qui est arrivé à l'œil d'Algernon Woodcock. Il prend soin aussi que les manifestations fantastiques ne prennent pas la forme attendue. Il n'y a pas de retour en arrière montrant ce qui s'est passé pendant l'accouchement d'Izora. Il n'y a pas de séquence montrant la créature surnaturelle de manière directe. Les auteurs ont pris le parti de montrer l'existence du surnaturel au travers de ses conséquences, et plus particulièrement au travers de la nature (lièvres & pies, forme d'un rocher, agitation de l'océan, brume sur la lande). Le lecteur constate de visu que l'environnement naturel est habité par des entités et des forces qui lui sont cachées, dont seuls de menus indices laissent subodorer l'existence, à quelques individus plus réceptifs. Ces derniers (par exemple la vieille femme borgne) ont appris à se défier de cette connaissance et à la réprimer, à la fuir.

Pourtant le lecteur n'est pas déçu du voyage. L'intelligence narrative des auteurs consiste à montrer ces effets plutôt que de les expliquer avec des mots. Comme dans le premier tome, le lecteur est saisi par le sentiment du merveilleux lors de nombreuses séquences. La couverture constitue déjà une invitation à un voyage irrésistible et étrange. À l'intérieur du volume, le lecteur retrouve bien ce rassemblement improbable de lièvres, mais sans la présence d'Algernon Woodcock. Lorsque McKennan et Woodcock reviennent dans la demeure des Penduick, ils découvrent une pièce aux proportions impossibles et à la luminescence surnaturelle. Cette vision hallucinante emporte la raison du lecteur, séduit par la beauté de l'illustration, convaincu et même désireux d'accorder sa suspension consentie d'incrédulité pour profiter de ce spectacle merveilleux.



Par la force et l'intelligence de la composition des images, Sorel et Gallié montrent le fantastique sans avoir recours aux mots. Il revient à la charge du lecteur de formuler par lui-même ce qu'il observe. Cette forme de narration permet de préserver le merveilleux qui reste indicible, qui ne peut pas être exprimé par des mots.

Au cours du récit Gallié fait dire à Woodcock, qu'il n'a pas envie d'en voir plus de ce monde occulte, qu'il lui suffit de savoir qu'il y a quelque chose de l'autre côté du voile (page 111). Il s'agit donc d'une connaissance interdite, que l'homme y accède serait contre nature. Étrangement l'homme de science qu'est Woodcock déclare même : "Bien malin qui imagine comprendre qui tire les ficelles." (Page 122). Alors que Woodcock est un homme qui a consacré ses études à comprendre le fonctionnement du corps humain pour devenir médecin, il renonce à comprendre les mystères de l'univers. Sur la même page, il déclare encore : "il n'est de pire benêt que celui qui croit que les autres le sont, dès le premier regard". À nouveau, il s'agit pour le personnage (et donc pour l'auteur) d'une forme de profession de foi sur la tolérance (ne pas juger un livre à sa couverture) et sur l'acceptation de la part d'inconnu chez l'autre.

Cette histoire ne constitue pas une leçon de morale ou de philosophie, il faut que le lecteur soit attentif à cet aspect du récit pour pouvoir le percevoir. S'il ne l'est pas, il court le risque d'être déçu par une fin un peu décalée par rapport au reste du récit, une confrontation qui ne se transforme pas en affrontement physique, un dialogue qui semble tourner autour du pot entre Izora et Algernon.


Par contre cette histoire constitue un voyage délicieux. Mathieu Gallié et Guillaume Sorel créent un environnement et des personnages aussi uniques que palpables, avec des motivations et un comportement plausibles et normaux, dans des paysages magnifiques et réalistes. Le lecteur perçoit l'émergence du surnaturel à fleur de paysage, au travers des dialogues des personnages, en ne le voyant en pleine lumière qu'à de rares reprises, ce qui lui permet de conserver sa part de mystère. Les auteurs réussissent la gageure de d'un récit fantastique qui y fait honneur, sans en abuser, sans le rendre banal, inoffensif ou en toc. Le lecteur prend autant de plaisir à voir à quel point la pluie détrempe les vêtements et le sol, ou à voir Woodcock se glisser dans un trou à même la terre, en anticipant ce qui l'attend de l'autre côté, que de rester bouche bée devant une manifestation surnaturelle.



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