vendredi 26 janvier 2018

Algernon Woodcock, tome 1 : L'Oeil fé, première partie

Une terre de légende

Ce tome constitue la première moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 60 (+ 2 pages d'introduction I & II), celles de la deuxième partie sont numérotées 61 à 123. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2002. La suite et fin de cette histoire se trouve dans L'Oeil Fé, seconde partie (2003).

Le tome s'ouvre avec 2 pages de texte sur fond chacun d'une illustration pleine page. Il s'agit d'une lettre de William McKennan, datée du 20 septembre 1901, expliquant dans quelles circonstances il a rencontré Algernon Woodcock, comment ils ont fait leurs études de médecines ensemble et comment ils se sont retrouvés dans la ville côtière d'Oban en Écosse, pour que McKennan assure l'intérim du médecin Vernon Laidbargh parti profiter de la saison de la chasse.

Dès leur arrivée, McKennan est appelé en pleine nuit à se rendre au chevet d'un malade dans la campagne. Il s'y rend accompagné de Woodcock et emmené par Peter le cocher de Laibargh. Il se met à neiger en plein pendant leur périple, ce qui les contraint à s'abriter dans une chapelle votive. Le lendemain, McKennan doit partir faire la tournée de visites à domicile. Pendant son absence, Andrew McIntyre (le valet de la riche famille Penduick) toque à la porte pour que le médecin vienne aider Izora (la maîtresse de maison) à accoucher. Algernon se rend sur place pour procéder à la délivrance.

Ce premier album est paru dans la collection "Terres de légendes" chez Delcourt, branche annonçant clairement l'inscription dans un genre littéraire. Le lecteur est donc préparé à trouver une interprétation de mythes et légendes dans le récit. Les 2 pages de missive en ouverture évoquent les romans du dix-neuvième siècle, avec une forme un peu posée, le narrateur relatant les faits, masquant la date exacte (ici apposé sous la forme 18**) pour qu'on ne reconnaisse pas les individus concernés. La suite de la narration est guidée par les phylactères, plus que par les images. Certains événements ne sont relatés qu'au travers des dialogues, sans être montrés par les dessins. Par exemple, Algernon Woodcock raconte l'accouchement d'Izora Penduick, à William McKennan, à la lumière des bougies dans le salon, sans une seule image montrant les faits.

Dans un premier temps, ces choix narratifs déroutent : rien de sensationnel, pas d'image intense, les meilleurs moments racontés plutôt que montrés. Les dialogues en tant que locomotive de la narration accentuent l'aspect secondaire des images. Grave erreur... mais du lecteur, pas des auteurs.

Alors que le récit ne semble pas tenir ses promesses de mythes et légendes, le lecteur se souvient qu'il a choisi cette BD d'abord pour sa couverture singulière, puis pour les superbes images aperçues en le feuilletant. Il faudrait même parler d'illustrations. Guillaume Sorel dessine de manière traditionnelle, en détourant les formes par des traits à l'encre, puis en réalisant la mise en couleurs. Toutefois ces dernières sont si présentes et denses, qu'elles écrasent parfois les traits encrés, sans pour autant perdre la netteté des formes. Les 2 illustrations de fond de la lettre initiale proposent un camaïeu d'ocre et de brun, liant un château et une vue d'Édimbourg dans la première page, liant une bécasse et une vue sur la mer dans la deuxième.

La page numérotée 1 est une démonstration époustouflante de camaïeu bleu foncé et noir pour une vue des bâtisses donnant sur le quai principal d'Odan. Le lecteur peut distinguer la façade de chaque bâtisse, alors qu'il est submergé par cette ambiance nimbée d'une lumière nocturne, avec l'humidité marine, et le caractère massif des pierres choisies pour résister au mauvais temps. Les pages 2 à 5 baignent dans des couleurs allant du brun brique au brun puce, à la lumière vacillante d'un feu de cheminée. Grâce à un travail inspiré et maîtrisé sur ces teintes, Sorel fait ressortir le caractère irrégulier et limité de l'éclairage, mais aussi les textures de chaque élément éclairé (du cuir du canapé, à la pierre du dallage). Tout du long les couleurs deviennent un langage à part entière qui transcrit bien plus que la simple teinte de ce qui est représenté.



Cette même séquence (pages 2 à 5) constitue une preuve éclatante de l'intelligence de la mise en scène. Alors qu'il s'agit de 2 personnes en train de parler (scène visuellement souvent plate), Sorel montre les personnages vaquant à leurs occupations (gestuelle, se servir un verre et le déguster, profiter de la chaleur du feu, etc.). À l'opposé d'une suite de têtes en train de parler, le lecteur découvre les différents recoins de la pièce, et la façon de se tenir des personnages.

À l'occasion, la mise en scène de Sorel réserve des images fortes et spectaculaires, souvent grâce à un point de vue original. Ainsi page 9, la calèche du docteur McKennan est vue depuis le ciel, avec une prise de vue au milieu des flocons de neige en train de tomber. C'est image est d'autant plus spectaculaire et convaincante que les couleurs rendent compte de la lumière particulière qui accompagne le blanc des flocons de neige. Les cases des pages 14 & 15 sont agencées autour d'une image centrale à cheval sur les 2 pages, pendant que Peter (le cocher) raconte le naufrage de L'Ambrobine. Magnifique composition, à nouveau magnifiée par une composition chromatique toute en retenue. Les pages 24 & 25 sont muettes (ou presque, 1 seul phylactère) et prouvent si besoin était que les dessins de Sorel portent l'intégralité de la narration, sans aucun difficulté de compréhension.

Il serait possible de prendre ainsi en exemple chaque page pour montrer l'habilité narrative de Guillaume Sorel, souvent reléguée en arrière plan par l'apparente prépondérance des textes sur le plan narratif. Ainsi en éveil, le lecteur regarde différemment les images et s'interroge sur ce qu'elles montrent que les textes ne disent pas. Il y a l'agitation de la mer, les brumes qui courent sur la lande (dite "déchirée"), la présence de livres (page 22), le vol aérien de la pie, et la présence en toile de fond de la nature. Alors que l'intrigue semble pauvre en légendes, les images montrent une terre de légendes.

Du point de vue visuel, il n'y a que le choix d'attribuer une couleur de phylactère différente pour chaque interlocuteur qui semble superfétatoire. Les bulles sont placées de manière à ce que le lecteur sache tout de suite qui parle et la couleur de fond n'apporte rien si ce n'est de diminuer le contraste entre les caractères et le fond.

Côté intrigue, Mathieu Gallié bénéficie aussi de la densité de la reconstitution historique des images. Il peut donc se concentrer sur son histoire et ses personnages. Le lecteur n'a pas accès aux pensées de ces derniers, il les regarde évoluer comme de vrais individus. Il n'y a pas d'opposition bien / mal, mais un mystère qui plane autour de madame et monsieur Penduick et de l'incident survenu à l'œil droit d'Algernon Woddcock. Le lecteur peut pleinement prendre le temps de se plonger dans cette reconstitution, de profiter de l'air marin, de regarder les activités liées à la pêche, d'admirer les paysages. Gallié joue avec les attentes du lecteur, ne lui donnant pas immédiatement les éléments surnaturels auxquels il s'attend, mais installant patiemment ses personnages, sa situation, les différents environnements. Le malaise s'insinue petit à petit au gré des écarts par rapport à la normale, sans que le lecteur ne puisse dire quel écart est plus significatif. Gallié entretient avec habilité ces ambiguïtés, jouant avec l'anticipation du lecteur.


Au vu du titre de la collection le lecteur s'attend à trouver un récit plus ou moins bien ficelé sur la base de manifestations surnaturelles plus ou moins édulcorées. Il découvre une narration à l'ancienne, assez écrite, évoquant les auteurs classiques du dix-neuvième siècle. Au bout de quelques pages, il prend conscience de la qualité d'immersion qu'il ressent. La qualité des illustrations et de la mise en page est patente : le lecteur jouit à plein du plaisir de se plonger dans les différents environnements, de les observer, de les ressentir, grâce à des illustrations belles, soignées et générant des sensations liées à chaque endroit (air marin, froid, chaleur du feu de cheminée, etc.). Les personnages ont pris vie, les lieux existent, il ne s'agit plus d'une fiction de genre, mais d'une reconstitution respectueuse, d'un roman intense et prenant.

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