Libre arbitre
Ce tome est le troisième d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de tout autre. Il est initialement paru en 2013, un mois après le deuxième tome qu'il faut avoir lu avant. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Denis Bajram.
En 1993, Valérie Mangin découvre chez un libraire le tome 1 d'une série appelée "Abymes", dessiné par Griffo et écrite par une homonyme. Elle rentre dans sa chambre de pensionnat et la lit. Avec son ami Sylvio, elle envisage d'entrer à l'École Nationale des Chartes. Puis elle va assister à une conférence sur a bande dessinée à la Sorbonne, passant à coté de Xavier Dorison, et d'un monsieur portant un bandana bleu/noir, orné de têtes de mort blanches (sans les voir).
La même année, elle va voir le film (fictif) "Le mystère Balzac" d'Henri-Georges Clouzot, elle soutient et obtient sa thèse. Elle se met à la recherche d'un autre exemplaire de "Abymes, première partie" parce qu'elle a perdu le sien, en vain cette BD n'a jamais existé. Elle se rend à une séance de dédicaces où le dessinateur s'appelle Denis Bajram. Ensemble ils vont mettre la main sur ce troisième tome déjà fini, dès années avant sa parution en 2013, ce tome même que le lecteur est train de lire.
Dès la quatrième de couverture du premier tome de la trilogie, le lecteur savait que le troisième tome est consacré à Valérie Mangin elle-même, la scénariste de la série, avec des dessins de Denis Bajram, son mari dans la vie civile. Ce qu'il ne pouvait pas imaginer, c'est que les époux Bajram effectuent une reconstitution fidèle de leur vie entre 1993 et 2013.
Bajram reproduit avec application et minutie les quartiers de Paris fréquentés par lui-même et sa future épouse. Il travaille à l'infographie en dessinant à partir de photographies des rues du quartier Latin avec leurs façades. Pour des lecteurs ayant fréquenté ces pâtés de maison, le résultat est magique car il a l'impression de les arpenter de nouveau. Comme Griffo et Loïc Malnati, Bajram a pris grand soin d'effectuer une reconstitution historique. Certes il s'agit d'un passé moins lointain, mais le lecteur peut constater que le libraire fume dans sa librairie (chose impensable de nos jours).
Bajram ne se contente pas de piocher des photographies sur un site internet offrant des vues de la rue en situation réelle. Il les retravaille pour établir une homogénéité visuelle entre les scènes d'extérieur et les scènes d'intérieur. Les monuments sont superbes, le lecteur peut ainsi faire un peu de tourisme. Il doit aussi rétablir les commerces qui ont depuis disparu ou changé d'enseigne, comme la librairie "Fantasmagories" (et même les albums BD importants de l'époque, Benoît Peeters et François Schuiten étant évoqués par exemple). Sur ce point il faut vraiment être attentif pour déceler un anachronisme (un seul : la station vélib', mal retouchée page 3, et peut-être la flamme devant Beaubourg).
La qualité de cette reproduction devient troublante et presque gênante pour les scènes d'intérieur. En effet le scénario se focalise sur l'histoire personnelle du couple, et le lecteur peut ainsi découvrir l'intimité de leurs lieux de résidence successifs, jusqu'au moindre détail de leur aménagement intérieur (y compris la table à dessin). Denis Bajram utilise les capacités de l'infographie pour réaliser des planches pouvant contenir jusqu'à 11 cases par page, avec un degré de netteté exceptionnel dans le détail. Les possibilités offertes en termes de couleurs permettent de conserver une lisibilité optimale à chaque case, et à chaque détail ou accessoire sans qu'aucun ne se perde. Les individus sont dessinés avec un degré de simplification du visage, en léger décalage avec le rendu presque photographique des décors. Ce parti pris graphique les fait mieux ressortir de leur environnement et les rapproche du lecteur.
En fonction de sa familiarité avec les lieux évoqués (le quartier Latin, Bayeux, Bruxelles) ou les créateurs et éditeurs mis en scène (Xavier Dorison, Éric Verhoest, Arleston, etc.), le lecteur ressentira une sensation d'immersion allant de très grande, à totale. Il devient même gênant d'assister aux premiers ébats entre Valérie et Denis, un tel degré d'intimité que le lecteur éprouve la sensation d'être avec eux, à un moment où il est de trop. Cette sensation de voyeurisme est accentuée par la réalité des autres anecdotes. Lorsque Bajram (le personnage) indique qu'il ne fait plus signature avec dessin lors des conventions ou salon de BD, le lecteur se rappelle cette même déclaration dans la vie réelle qui est de notoriété publique, avec son argumentaire très convaincant du point de vue de cet auteur.
Valérie Mangin (peut-être avec l'aide de son époux pour quelques aspects du scénario) a donc décidé de se mettre en scène avec lui et de raconter leur vie commune depuis leur première rencontre (et même un peu avant), jusqu'à la parution du présent album (et même très longtemps après). Le lecteur commence par apprécier la qualité de la reconstitution historique, puis de par apprécier de disposer d'informations de l'intérieur sur la genèse de l'album, sur l'histoire de ses auteurs. Il apprécie la composition rigoureuse de la trilogie avec une structure sous-jacente de contrepoints, effectués par les rappels du sort d'Honoré de Balzac dans le premier album (et les époux Bajram qui achètent sa maison pour y loger), et les rappels du film "Le mystère Balzac" d'Henri Georges Clouzot (que Valérie va voir au cinéma).
Mais au bout d'une quinzaine de pages, le lecteur s'impatiente. Ce que découvrent Valérie Mangin et Denis Bajram, il le sait déjà puisqu'il est en train de lire l'album en question. Les rappels sur les 2 premiers tomes finissent par lasser puisqu'il les a déjà lus. Arrivé à 5 pages de la fin, il se rend compte que tout le reste de l'album est conçu pour arriver à un effet de mise en abyme à l'infini, certes parfait dans sa réalisation (grâce aux capacités infinies de l'infographie) et dans sa narration (puisqu'il est l'aboutissement des 3 tomes), mais un peu artificiel. Certes il s'agit d'une mise en abyme parfaite, mais fallait-il vraiment que les époux Bajram réalisent un album complet sur leur propre vie, juste pour le plaisir de faire s'incarner une figure de style à la perfection ?
La coda de 4 pages est sympathique, mais insiste aussi fortement sur la nature nombriliste du récit. Le lecteur a l'impression que Valérie Mangin réchauffe la structure très intelligente de Universal War One de Denis Bajram. Mais voilà que cette coda contient une citation de Clouzot et une de Balzac. Le lecteur est alors tiré son immersion dans la vie privée de ce couple et se rappelle qu'il lit une fiction. Certes ce n'était pas très passionnant de lire les phylactères de Valérie et Denis expliquant ce qu'ils étaient en train de vivre dans cette mise en abyme vertigineuse, mais ce n'était pas eux. Il s'agit de personnages de fiction, d'une recréation, d'une autofiction, ou peut-être même d'autre chose.
Valérie Mangin a souvent exprimé son admiration pour le scénariste anglais Alan Moore, entre autres pour la construction rigoureuse, enchâssée dans un réseau de liens et de références internes omniprésentes de Watchmen. Or ces 2 citations finales montrent au lecteur que cette trilogie est d'un seul tenant et qu'elle a été conçue comme un tout dès le départ. Elles rappellent également qu'il s'agit plus d'une fiction que d'un journal intime puisque dans cet environnement, Balzac est mort décapité, et Clouzot est mort en 1946 (au lieu de 1977 en réalité).
Le lecteur se rappelle alors que les 2 premiers tomes proposaient plusieurs niveaux de lecture, avec l'emploi de la figure de style de la mise en abyme, et un thème sur la création de fiction. En regardant ce troisième de ce point de vue, le lecteur constate que Valérie Mangin a abordé la création dans un troisième média : la bande dessinée. De ce point de vue, cette bande dessinée développe les modalités concrètes de la réalisation d'une BD, mais aussi les liens que sa création entretien avec la vie des auteurs.
Le lecteur prend aussi conscience que le thème principal est celui du libre arbitre. Les atermoiements répétitifs et dramatisées de Valérie (le personnage) prennent une autre dimension dans le cadre élargi du libre arbitre. Les auteurs mettent en scène bien plus qu'une simple mise en abyme (parfaitement exécutée) de leur propre vie. Ils mettent cette figure de style au service de leur ambition philosophique. Les personnages constatent que leur réalité se conforme au futur décrit dans ce troisième album qu'ils ont lu avant même d'avoir l'idée de le réaliser. Ils présentent donc une vision de la vie où tout est écrit à l'avance de manière immuable. S'il existe un être suprême capable de tout calculer (une sorte de Dieu horloger), alors il peut dire avec exactitude de quoi sera fait chaque seconde de chaque individu, en utilisant ce modèle mathématique capable de gérer toutes les variables et tout l'historique de chacune de ces variables. Mais pour l'individu fini (chaque être humain), même si tout est écrit (et ici même connu à l'avance), la vie n'en perd rien en saveur, tant que chacun instant n'a pas été vécu, générant les sensations et les états d'esprit correspondants.
L'appréciation de ce troisième dépend fortement de ce que le lecteur en attend. En surface il s'agit de parfaire la mise en œuvre d'une figure de style (la mise en abyme) sur la base d'une autofiction qui peut sembler parfois trop nombriliste et trop proche de la réalité intime des auteurs, 4 étoiles. En acceptant le questionnement philosophique du récit, il s'agit d'une aventure littéraire peu commune où la mise en abyme est un outil parfaitement maitrisé, au service d'une interrogation majeure sur la nature de la vie.
Avec ce point de vue, le lecteur se rend compte que le scénario de Valérie Mangin est pensé et conçu au millimètre près, que le choix de Balzac, puis Clouzot n'a rien de fortuit ou d'arbitraire. À l'instar de Watchmen (dans un récit d'une moindre ampleur en termes de pagination), les éléments de la narration se répondent d'une séquence à une autre, d'un tome à l'autre, pour former un réseau narratif très riche d'une grande beauté. Indispensable.
mercredi 31 janvier 2018
mardi 30 janvier 2018
Abymes 2/3
Une création dépassant son milieu d'origine
Ce tome est le deuxième d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, un mois après le premier tome qu'il vaut mieux avoir lu avant. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Loïc Malnati, avec l'aide de Benoît Picard et Damien Garavagno.
L'action commence en 1946, en septembre. À Paris a lieu la première projection du film "Le mystère Balzac" d'Henri-Georges Clouzot. Il s'agit de l'adaptation d'une partie de la vie de Balzac qui faisait l'objet du premier tome de la présente trilogie Abymes. Le réalisateur est absent, il se fait attendre, alors que Charles Barrant-Rondeau effectue un petit discours de présentation, et que Suzy Delair et Bernard Blier sont présents dans la salle.
L'histoire revient quelques mois en arrière alors que Charles Barrant-Rondeau se rend à Bayeux pour y rejoindre l'équipe de tournage qui finit les prises de vue en décor naturel. Il a apporté un petit remontant (sous forme de poudre blanche) à Suzy, puis regarde les derniers rushs avec Clouzot. Ce dernier a la surprise de voir apparaître des images qu'il n'a pas tourné lui-même. À l'extérieur les habitants n'ont pas pardonné au réalisateur ses compromissions avec l'occupant, et par contre sont heureux de voir Barrant, un résistant valeureux.
Cela n'aurait pas grand sens de lire ce tome indépendamment des 2 autres. Le lecteur a donc déjà bien assimilé le fil directeur de l'intrigue : un petit malin s'amuse à dévoiler des secrets pas jolis à la populace, aux dépends du créateur (ici un réalisateur de film). En ayant à l'esprit la chute du premier tome, le lecteur connaît également l'identité de ce corbeau dès le début. Le mystère n'a donc pas de secret pour lui.
Afin de pouvoir publier les 3 tomes de la trilogie à intervalle rapproché (1 mois entre chaque tome), les auteurs et l'éditeur ont opté pour la solution de confier chaque scénario à un dessinateur différent. D'un point de vue narratif, ce choix fait sens puisque chacune des 3 histoires se déroule à une époque différente, avec des personnages différents. Il n'y a donc pas de nécessité à maintenir une unité graphique, voire 3 approches différentes visuelles donnent plus de relief à chaque époque.
Le contraste entre les dessins de Griffo et ceux de Malnati n'est pas à l'avantage de ce dernier. Griffo avait su procéder à une reconstitution historique vivante et respirant l'authenticité, sans en être l'esclave. La reconstitution de Malnati est à la fois plus académique, et moins précise. Lorsque Barrant prend le train à la gare Saint Lazare, les costumes manquent de détails, et l'architecture de la gare est escamotée en arrière-plan, restant très vaguement esquissée. Les aménagements intérieurs sont plus quelconques. Même la reconstitution du bureau d'Honoré de Balzac manque de personnalité. Une part de responsabilité incombe à la mise en couleurs un peu terne. D'un côté, cela correspond bien à la période de pénurie de l'après-guerre, de l'autre cela rend les planches un peu mornes.
Malnati est un metteur en scène aux qualités professionnelles également inférieures à celles de Griffo. À nouveau le lecteur a le sentiment d'images moins bonnes, moins vivantes. À y regarder de plus près, Malnati évite de trop se reposer sur des cases ne comportant qu'une tête en train de parler. Sa reconstitution historique apparaît solide et honnête, même si elle est moins riche que celle de Griffo. Chaque séquence est immédiatement lisible et il gère avec habilité la profondeur de champ et le placement des personnages.
La vie alternative d'Honoré de Balzac mise en place dans le premier tome sert donc de support au nouveau film (fictif donc) d'Henri-Georges Clouzot. Comme pour Balzac, Valérie Mangin sait de quoi elle parle. L'idée d'un film sur Balzac est un double déformé du film bien réel Le mystère Picasso (1956) de Clouzot. Elle évoque avec pertinence les conséquences de son travail pour Continental Films (une société fondée par Joseph Goebbels) pendant la seconde guerre mondiale, ainsi que l'impact négatif sur l'image de la France de son film Le corbeau (1943).
S'il n'y a pas de suspense quant à l'auteur de ces délations sous forme de rush, la reconstitution historique met bien en scène les tensions persistantes entre français, dans la période de l'après-guerre. Le suspense provient d'une autre source : les liens du docteur Petiot avec Clouzot, et peut-être avec la résistance. Le dénouement apporte son lot de surprises quant au rôle d'un des personnages du récit.
Comme dans le tome précédent, le titre "Abymes" invite également le lecteur à s'interroger sur le comportement du créateur, à ne pas s'arrêter à la reconstitution historique et au suspense quant au sort et au financement du film en cours de tournage.
Honoré de Balzac incarnait le créateur, sous la forme d'un écrivain que la postérité a encensé. Henri-Georges Clouzot incarne un créateur dans un autre média : le cinéma. Valérie Mangin déballe toutes les turpitudes au sein desquelles se développe le processus créatif. À l'opposé d'une vision idyllique pure et désintéressée, elle montre la tyrannie du créateur, sa façon de n'envisager les autres que comme des figurants dans son grand œuvre, les bassesses morales et autres compromissions des acteurs, techniciens et autres. Même le preneur de vues compromet son idéal communiste pour pouvoir travailler dans un contexte où il y a peu d'offres d'emploi dans sa spécialité.
À nouveau, le lecteur ne peut pas s'empêcher de transposer cette vision du créateur assujettissant son entourage à sa création, à la Valérie Mangin elle-même créant cette propre bande dessinée, l'idée que l'œuvre d'art est la rencontre de la vision du créateur avec les réalités pas forcément reluisantes du milieu dans lequel il se développe.
Ce deuxième tome revêt une apparence moins séduisante que le premier. La personnalité de Clouzot est moins flamboyante que celle de Balzac, et tout aussi narcissique. Les dessins de Loïc Malnati n'ont pas la beauté de ceux de Griffo, ni leur panache. Pourtant la reconstitution historique reste convaincante, et les thèmes sous-jacents ne sont pas une simple redite de ceux développés dans le premier tome. En fonction de ses attentes, le lecteur pourra trouver que le dispositif narratif se répète et que le dessinateur aurait pu être mieux choisi, 3 étoiles. Ou alors, il pourra trouver que la réflexion sur l'acte de création est abordée dans un contexte différent (un média collaboratif) et développé dans un axe amenant un autre point de vue. 4 étoiles malgré des dessins peu engageants.
Ce tome est le deuxième d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, un mois après le premier tome qu'il vaut mieux avoir lu avant. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Loïc Malnati, avec l'aide de Benoît Picard et Damien Garavagno.
L'action commence en 1946, en septembre. À Paris a lieu la première projection du film "Le mystère Balzac" d'Henri-Georges Clouzot. Il s'agit de l'adaptation d'une partie de la vie de Balzac qui faisait l'objet du premier tome de la présente trilogie Abymes. Le réalisateur est absent, il se fait attendre, alors que Charles Barrant-Rondeau effectue un petit discours de présentation, et que Suzy Delair et Bernard Blier sont présents dans la salle.
L'histoire revient quelques mois en arrière alors que Charles Barrant-Rondeau se rend à Bayeux pour y rejoindre l'équipe de tournage qui finit les prises de vue en décor naturel. Il a apporté un petit remontant (sous forme de poudre blanche) à Suzy, puis regarde les derniers rushs avec Clouzot. Ce dernier a la surprise de voir apparaître des images qu'il n'a pas tourné lui-même. À l'extérieur les habitants n'ont pas pardonné au réalisateur ses compromissions avec l'occupant, et par contre sont heureux de voir Barrant, un résistant valeureux.
Cela n'aurait pas grand sens de lire ce tome indépendamment des 2 autres. Le lecteur a donc déjà bien assimilé le fil directeur de l'intrigue : un petit malin s'amuse à dévoiler des secrets pas jolis à la populace, aux dépends du créateur (ici un réalisateur de film). En ayant à l'esprit la chute du premier tome, le lecteur connaît également l'identité de ce corbeau dès le début. Le mystère n'a donc pas de secret pour lui.
Afin de pouvoir publier les 3 tomes de la trilogie à intervalle rapproché (1 mois entre chaque tome), les auteurs et l'éditeur ont opté pour la solution de confier chaque scénario à un dessinateur différent. D'un point de vue narratif, ce choix fait sens puisque chacune des 3 histoires se déroule à une époque différente, avec des personnages différents. Il n'y a donc pas de nécessité à maintenir une unité graphique, voire 3 approches différentes visuelles donnent plus de relief à chaque époque.
Le contraste entre les dessins de Griffo et ceux de Malnati n'est pas à l'avantage de ce dernier. Griffo avait su procéder à une reconstitution historique vivante et respirant l'authenticité, sans en être l'esclave. La reconstitution de Malnati est à la fois plus académique, et moins précise. Lorsque Barrant prend le train à la gare Saint Lazare, les costumes manquent de détails, et l'architecture de la gare est escamotée en arrière-plan, restant très vaguement esquissée. Les aménagements intérieurs sont plus quelconques. Même la reconstitution du bureau d'Honoré de Balzac manque de personnalité. Une part de responsabilité incombe à la mise en couleurs un peu terne. D'un côté, cela correspond bien à la période de pénurie de l'après-guerre, de l'autre cela rend les planches un peu mornes.
Malnati est un metteur en scène aux qualités professionnelles également inférieures à celles de Griffo. À nouveau le lecteur a le sentiment d'images moins bonnes, moins vivantes. À y regarder de plus près, Malnati évite de trop se reposer sur des cases ne comportant qu'une tête en train de parler. Sa reconstitution historique apparaît solide et honnête, même si elle est moins riche que celle de Griffo. Chaque séquence est immédiatement lisible et il gère avec habilité la profondeur de champ et le placement des personnages.
La vie alternative d'Honoré de Balzac mise en place dans le premier tome sert donc de support au nouveau film (fictif donc) d'Henri-Georges Clouzot. Comme pour Balzac, Valérie Mangin sait de quoi elle parle. L'idée d'un film sur Balzac est un double déformé du film bien réel Le mystère Picasso (1956) de Clouzot. Elle évoque avec pertinence les conséquences de son travail pour Continental Films (une société fondée par Joseph Goebbels) pendant la seconde guerre mondiale, ainsi que l'impact négatif sur l'image de la France de son film Le corbeau (1943).
S'il n'y a pas de suspense quant à l'auteur de ces délations sous forme de rush, la reconstitution historique met bien en scène les tensions persistantes entre français, dans la période de l'après-guerre. Le suspense provient d'une autre source : les liens du docteur Petiot avec Clouzot, et peut-être avec la résistance. Le dénouement apporte son lot de surprises quant au rôle d'un des personnages du récit.
Comme dans le tome précédent, le titre "Abymes" invite également le lecteur à s'interroger sur le comportement du créateur, à ne pas s'arrêter à la reconstitution historique et au suspense quant au sort et au financement du film en cours de tournage.
Honoré de Balzac incarnait le créateur, sous la forme d'un écrivain que la postérité a encensé. Henri-Georges Clouzot incarne un créateur dans un autre média : le cinéma. Valérie Mangin déballe toutes les turpitudes au sein desquelles se développe le processus créatif. À l'opposé d'une vision idyllique pure et désintéressée, elle montre la tyrannie du créateur, sa façon de n'envisager les autres que comme des figurants dans son grand œuvre, les bassesses morales et autres compromissions des acteurs, techniciens et autres. Même le preneur de vues compromet son idéal communiste pour pouvoir travailler dans un contexte où il y a peu d'offres d'emploi dans sa spécialité.
À nouveau, le lecteur ne peut pas s'empêcher de transposer cette vision du créateur assujettissant son entourage à sa création, à la Valérie Mangin elle-même créant cette propre bande dessinée, l'idée que l'œuvre d'art est la rencontre de la vision du créateur avec les réalités pas forcément reluisantes du milieu dans lequel il se développe.
Ce deuxième tome revêt une apparence moins séduisante que le premier. La personnalité de Clouzot est moins flamboyante que celle de Balzac, et tout aussi narcissique. Les dessins de Loïc Malnati n'ont pas la beauté de ceux de Griffo, ni leur panache. Pourtant la reconstitution historique reste convaincante, et les thèmes sous-jacents ne sont pas une simple redite de ceux développés dans le premier tome. En fonction de ses attentes, le lecteur pourra trouver que le dispositif narratif se répète et que le dessinateur aurait pu être mieux choisi, 3 étoiles. Ou alors, il pourra trouver que la réflexion sur l'acte de création est abordée dans un contexte différent (un média collaboratif) et développé dans un axe amenant un autre point de vue. 4 étoiles malgré des dessins peu engageants.
lundi 29 janvier 2018
Abymes 1/3
L'inspiration romanesque
Ce tome est le premier d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Griffo.
L'histoire commence le 29 mai 1831. Honoré de Balzac réside à Bayeux et travaille sur son prochain roman : La Peau de chagrin. À Paris, Amédée Pichot (éditeur de la revue littéraire "La revue de Paris") décide de suspendre la parution en feuilleton de la "Peau de chagrin", au profit d'un autre roman. Ce dernier raconte la vie de l'écrivain Honoré de Balzac, en dévoilant quelques secrets peu reluisants (comme son rapport adultère avec la femme de l'académicien François Andrieux).
Lorsque Balzac prend connaissance de ce feuilleton, il est d'abord flatté d'avoir droit à une biographie aussi jeune. Puis les détails devenant gênant, il se range à l'avis de Louise sa compagne, et revient à Paris pour essayer de faire stopper la parution du feuilleton et découvrir l'identité de son auteur.
Dès la première page, le lecteur est séduit par la qualité de la reconstruction historique du Paris et de Bayeux de ces années-là. Une grande case permet d'admirer une vue de Paris avec les tours de Notre Dame en arrière-plan. Une autre place le lecteur dans une rue pavée de Bayeux. Plus loin, il flâne aux côtés de Balzac sur les quai de Seine, le long des boîtes caractéristiques des bouquinistes.
L'intérieur du bureau de Balzac à Bayeux présente ce papier peint associé à cette époque, les persiennes de cette pièce sont authentiques. Le contraste entre le fouillis du bureau de Balzac à Paris (très vraisemblable au vu de sa production littéraire intense) et l'ordre minimaliste de celui d'Amédée Pichot reflète bien la différence entre leur travail, et leur caractère. Le voyage en calèche permet de se souvenir que de nombreuses routes étaient encore en terre, sujettes au ravinement de la pluie.
Le contraste est saisissant avec les ors du salon de madame de Berny. Le lecteur peut aussi apprécier le soin apporté aux dessins des toilettes de ces dames, et aux costumes de ces messieurs. Griffo est à la fois un excellent chef décorateur, et un costumier précis et rigoureux.
Au fil des séquences de différentes natures, l'artiste se révèle également un metteur en scène inventif qui garde à l'esprit que la bande dessinée doit donner à voir. Ainsi les séquences de dialogue ne sont jamais statiques. Il ne s'agit pas d'une suite de têtes en train de parler dans des cases dénudées. Les personnages se déplacent, bougent, effectuent des actions de la vie quotidienne, ce qui informe le lecteur sur leurs habitudes, et leur cadre de vie, en fonction des changements de cadrage. Il n'y a que le parti pris de donner un gros nez à Balzac qui est un peu déconcertant mais qui s'oublie vite du fait des qualités graphiques des dessins.
Il n'y a que l'habitude d'Honoré de Balzac de s'exprimer à voix haute qui relève d'un dispositif narratif un peu artificiel et théâtral, mais ce choix est celui de la scénariste qui l'a préféré aux bulles de pensée ou aux cellules de texte. À un premier niveau, ce récit s'apparente à un mystère qu'il s'agit de découvrir : quel est cet individu qui expose les secrets de Balzac sur la place publique ? Le lecteur suit les démarches de Balzac pour essayer de lever cet anonymat. Valérie Mangin donne corps aux états d'esprit de Balzac, à ses sentiments et aux réactions de son entourage, avec justesse. Le lecteur se prend au jeu, et éprouve une forme d'empathie pour lui.
Un autre niveau de lecture est d'apprécier l'évocation d'Honoré de Balzac. Sans être grand connaisseur de cet écrivain, il est possible de reconnaitre les titres de ses romans évoqués (pas très difficile), les faits marquant de cette année 1831 (un rapide coup d'œil sur wikipedia confirme ces éléments historiques). Bien sûr, il s'agit d'une fiction et le récit diverge de la réalité historique dès la première page. Il est également possible de voir dans ce récit une version alternative de la vie de Balzac, animé d'une soif inextinguible de vivre au maximum, tout en produisant une œuvre littéraire pérenne. En cela, le lecteur retrouve le thème principal de la "Peau de chagrin".
Le titre "Abymes" renvoie à la figure de style de mise en abyme, consistant à intégrer une histoire dans l'histoire qui reflète le récit principal. Ici cette figure de style est facile à identifier puisque Balzac lit sa propre histoire au travers des articles paraissant en feuilleton dans "La revue de Paris". Par le titre, le lecteur est invité à se poser la question sur cette mise en abyme. Que reflète-t-elle ? Elle renvoie l'image peu reluisante d'un individu pleutre, près à toute sorte de compromissions pour atteindre son objectif de devenir un grand écrivain. Elle insiste sur la vanité de l'auteur et son sentiment de supériorité sur les individus qui l'entourent, qui ne sont guère plus que des figurants dans sa propre vie, une vision narcissique du créateur.
Valérie Mangin décrit donc une version de la vie d'Honoré de Balzac qui aurait pu être si son génie littéraire n'avait pu trouver d'exutoire dans la publication (elle aurait même pu être encore plus cruelle en insistant sur sa propension à faire de la cavalerie avec son budget). Ce thème est assez glissant car le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser que madame Mangin est elle-même une auteure (certes pas de l'envergure de Balzac, mais c'est le lot de presque tous les auteurs) et qu'elle évoque ainsi sa propre condition de scénariste.
Cette mise en abyme interroge aussi les limites de la capacité de divertissement d'un roman. En effet, le dernier livre en date de Balzac (La peau de chagrin) se voit supplanté par une chronique de sa propre vie. Finalement le public préfère les révélations sur la vie privée de l'auteur, à l'œuvre de ce dernier. Il préfère le côté superficiel d'une chronique à sensation, plutôt que le sérieux d'une étude de mœurs dans un tableau social acéré.
Ce premier tome de la trilogie est une grande réussite sur le plan de la reconstitution historique et sur le plan de la mise en abyme. Du point de vue de l'intrigue, le pot-aux-roses pourra ou non satisfaire le lecteur en fonction de ce qu'il en attendait. Il demande une petite augmentation de niveau de suspension consentie d'incrédulité pour croire à la faisabilité d'une telle supercherie au vu du temps très court dont dispose le coupable chaque nuit pour écrire l'article du lendemain en y incluant les détails du jour.
Ce tome est le premier d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Griffo.
L'histoire commence le 29 mai 1831. Honoré de Balzac réside à Bayeux et travaille sur son prochain roman : La Peau de chagrin. À Paris, Amédée Pichot (éditeur de la revue littéraire "La revue de Paris") décide de suspendre la parution en feuilleton de la "Peau de chagrin", au profit d'un autre roman. Ce dernier raconte la vie de l'écrivain Honoré de Balzac, en dévoilant quelques secrets peu reluisants (comme son rapport adultère avec la femme de l'académicien François Andrieux).
Lorsque Balzac prend connaissance de ce feuilleton, il est d'abord flatté d'avoir droit à une biographie aussi jeune. Puis les détails devenant gênant, il se range à l'avis de Louise sa compagne, et revient à Paris pour essayer de faire stopper la parution du feuilleton et découvrir l'identité de son auteur.
Dès la première page, le lecteur est séduit par la qualité de la reconstruction historique du Paris et de Bayeux de ces années-là. Une grande case permet d'admirer une vue de Paris avec les tours de Notre Dame en arrière-plan. Une autre place le lecteur dans une rue pavée de Bayeux. Plus loin, il flâne aux côtés de Balzac sur les quai de Seine, le long des boîtes caractéristiques des bouquinistes.
L'intérieur du bureau de Balzac à Bayeux présente ce papier peint associé à cette époque, les persiennes de cette pièce sont authentiques. Le contraste entre le fouillis du bureau de Balzac à Paris (très vraisemblable au vu de sa production littéraire intense) et l'ordre minimaliste de celui d'Amédée Pichot reflète bien la différence entre leur travail, et leur caractère. Le voyage en calèche permet de se souvenir que de nombreuses routes étaient encore en terre, sujettes au ravinement de la pluie.
Le contraste est saisissant avec les ors du salon de madame de Berny. Le lecteur peut aussi apprécier le soin apporté aux dessins des toilettes de ces dames, et aux costumes de ces messieurs. Griffo est à la fois un excellent chef décorateur, et un costumier précis et rigoureux.
Au fil des séquences de différentes natures, l'artiste se révèle également un metteur en scène inventif qui garde à l'esprit que la bande dessinée doit donner à voir. Ainsi les séquences de dialogue ne sont jamais statiques. Il ne s'agit pas d'une suite de têtes en train de parler dans des cases dénudées. Les personnages se déplacent, bougent, effectuent des actions de la vie quotidienne, ce qui informe le lecteur sur leurs habitudes, et leur cadre de vie, en fonction des changements de cadrage. Il n'y a que le parti pris de donner un gros nez à Balzac qui est un peu déconcertant mais qui s'oublie vite du fait des qualités graphiques des dessins.
Il n'y a que l'habitude d'Honoré de Balzac de s'exprimer à voix haute qui relève d'un dispositif narratif un peu artificiel et théâtral, mais ce choix est celui de la scénariste qui l'a préféré aux bulles de pensée ou aux cellules de texte. À un premier niveau, ce récit s'apparente à un mystère qu'il s'agit de découvrir : quel est cet individu qui expose les secrets de Balzac sur la place publique ? Le lecteur suit les démarches de Balzac pour essayer de lever cet anonymat. Valérie Mangin donne corps aux états d'esprit de Balzac, à ses sentiments et aux réactions de son entourage, avec justesse. Le lecteur se prend au jeu, et éprouve une forme d'empathie pour lui.
Un autre niveau de lecture est d'apprécier l'évocation d'Honoré de Balzac. Sans être grand connaisseur de cet écrivain, il est possible de reconnaitre les titres de ses romans évoqués (pas très difficile), les faits marquant de cette année 1831 (un rapide coup d'œil sur wikipedia confirme ces éléments historiques). Bien sûr, il s'agit d'une fiction et le récit diverge de la réalité historique dès la première page. Il est également possible de voir dans ce récit une version alternative de la vie de Balzac, animé d'une soif inextinguible de vivre au maximum, tout en produisant une œuvre littéraire pérenne. En cela, le lecteur retrouve le thème principal de la "Peau de chagrin".
Le titre "Abymes" renvoie à la figure de style de mise en abyme, consistant à intégrer une histoire dans l'histoire qui reflète le récit principal. Ici cette figure de style est facile à identifier puisque Balzac lit sa propre histoire au travers des articles paraissant en feuilleton dans "La revue de Paris". Par le titre, le lecteur est invité à se poser la question sur cette mise en abyme. Que reflète-t-elle ? Elle renvoie l'image peu reluisante d'un individu pleutre, près à toute sorte de compromissions pour atteindre son objectif de devenir un grand écrivain. Elle insiste sur la vanité de l'auteur et son sentiment de supériorité sur les individus qui l'entourent, qui ne sont guère plus que des figurants dans sa propre vie, une vision narcissique du créateur.
Valérie Mangin décrit donc une version de la vie d'Honoré de Balzac qui aurait pu être si son génie littéraire n'avait pu trouver d'exutoire dans la publication (elle aurait même pu être encore plus cruelle en insistant sur sa propension à faire de la cavalerie avec son budget). Ce thème est assez glissant car le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser que madame Mangin est elle-même une auteure (certes pas de l'envergure de Balzac, mais c'est le lot de presque tous les auteurs) et qu'elle évoque ainsi sa propre condition de scénariste.
Cette mise en abyme interroge aussi les limites de la capacité de divertissement d'un roman. En effet, le dernier livre en date de Balzac (La peau de chagrin) se voit supplanté par une chronique de sa propre vie. Finalement le public préfère les révélations sur la vie privée de l'auteur, à l'œuvre de ce dernier. Il préfère le côté superficiel d'une chronique à sensation, plutôt que le sérieux d'une étude de mœurs dans un tableau social acéré.
Ce premier tome de la trilogie est une grande réussite sur le plan de la reconstitution historique et sur le plan de la mise en abyme. Du point de vue de l'intrigue, le pot-aux-roses pourra ou non satisfaire le lecteur en fonction de ce qu'il en attendait. Il demande une petite augmentation de niveau de suspension consentie d'incrédulité pour croire à la faisabilité d'une telle supercherie au vu du temps très court dont dispose le coupable chaque nuit pour écrire l'article du lendemain en y incluant les détails du jour.
dimanche 28 janvier 2018
Revoir Paris T1
Dans une expectative déstabilisante
Cet album constitue la première partie d'une histoire qui en compte deux. Il est paru pour la première fois en 2014. L'histoire a été imaginée par François Schuiten et Benoît Peeters, avec des dialogues de Peeters, des dessins et une mise en couleurs de Schuiten. Cette histoire en 2 parties est indépendante de toute autre.
L'histoire commence en 2155, alors que des communautés d'humains sont parties vivre dans l'espace à bord de gigantesques stations, ne gardant qu'un vague souvenir de leur planète natale qui se déforme au fur et à mesure que de nouvelles générations naissent à bord de ces stations.
Kârinh est née à bord de l'Arche, l'une de ces stations spatiales. Elle a obtenu le poste de chef de bord de la nouvelle expédition vers la Terre, qui doit atterrir non loin de Paris. Elle rêve de découvrir Paris, au point qu'il s'agisse d'une obsession. Elle a en sa possession des livres anciens dans lesquels elle peut littéralement plonger par le biais d'une substance psychotrope et de connexions cybernétiques. Le voyage doit durer 8 mois, les autres passagers (d'une moyenne d'âge de 93 ans) seront en hibernation.
Quel étrange voyage ! Cette première partie est entièrement placée sous le signe du voyage. Elle commence alors que le vaisseau spatial dont Kârinh est la cheffe de bord vient de partir et elle se termine avec un arrêt dans ce voyage. Durant la première moitié de ce tome, Kârinh est seule consciente à bord du vaisseau. Elle tient un journal de bord auquel le lecteur a accès régulièrement. Elle se parle à elle-même à haute voix. Il y a de rares dialogues avec Silvio, l'intelligence artificielle du vaisseau (une vague réminiscence d'HAL 9000, en moins menaçant et moins philosophe). Elle est interpellée par les individus qui peuplent les lieux parisiens qu'elle visite en rêve.
Dans la deuxième partie de ce voyage, Mikhaïl Winckelmann (l'un des passagers) a été réveillé depuis l'Arche et il fournit un interlocuteur à Kârinh, puis par la suite un jeune adolescent s'appelant Coy servira de guide à Kârinh. Le journal intime de l'héroïne permet au lecteur de se faire une idée sur ses motivations et ses objectifs, ainsi que sa façon de penser. Les interventions de Mikhaïl puis Coy apportent un autre regard sur ses actes, d'un individu plus vieux (plus responsable), et d'un autre plus jeune (plus pragmatique).
Dans la première partie, le lecteur découvre l'obsession de Kârinh pour la ville de Paris, son savoir lacunaire et l'origine de cette obsession. Par la suite il se rend compte que Kârinh est plus un personnage principal qu'une héroïne, certaines de ses actions étant sujette à critique. Du coup le lecteur est un peu déstabilisé dans la mesure où il prend conscience qu'il ne s'agit pas d'un simple récit d'aventure, d'une expédition à la recherche d'un trésor avec un héros au cœur pur. Au voyage de Kârinh répond celui du lecteur qui avance sans certitude sur ce que lui réservent les pages à venir. Verra-t-il Paris dans ce tome ou non ? Faudra-t-il attendre le tome suivant ? Y aura-t-il un voyage de retour ?
Comme dans le cycle des Cités Obscures (à commencer par Les murailles de Samaris, suivi de Les mystères de Pâhry), le lecteur sait qu'une grande partie de la narration est portée par les dessins de François Schuiten. Le début offre une séquence fantasmagorique pendant laquelle Kârinh vole entre les poutrelles de la Tour Eiffel, comme un corps astral, perceptible par les touristes. Elle s'achève par une grande case évoquant une gravure de Gustave Doré (page 8). Par la suite, le lecteur observe également un hommage à l'œuvre d'Albert Robida (1848 - 1926).
Puis le lecteur découvre quelques coursives et salles du vaisseau spatial, environnement géométrique et stérile, dépourvu de la poésie de l'enchevêtrement des poutrelles. La séquence dans le jardin botanique du vaisseau offre une bouffée d'air frais au milieu de cet environnement végétal et fruitier, à la fois à Kârinh et au lecteur. La séquence d'après replonge le lecteur dans un rêve de Kârinh et dans la galerie Vivienne à Paris. Le lecteur peut enfin se repaître de cette architecture parisienne et fouiner dans les cases pour y déceler un détail (en l'occurrence des titres de livres faisant références à Pâhry, une ébauche d'histoire des Cités Obscures, ou à Grandville).
Le lecteur apprécie donc que Kârinh quitte enfin le vaisseau au deux tiers du récit pour pouvoir bénéficier de dessins débarrassés de l'environnement limité du vaisseau. Ce changement de lieu s'accompagne d'un changement radical du traitement de la lumière, passant de la lumière douce et chaude du vaisseau, à la morne grisaille de la réalité.
Cette première partie de "Revoir Paris" déconcerte de prime abord par sa linéarité, son mouvement de balancier entre un présent stérile et des séquences oniriques magnifiques aux règles peu claires (Comment y a-t-il une interaction avec les badauds ? Pourquoi Kârinh garde-t-elle la même tenue ?).
En dehors du voyage, le lecteur ne décèle qu'une seule autre thématique forte : l'absence parentale qui conditionne les aspirations de Kârinh. Dans le dernier tiers, il détecte également une forme de commentaire sur Paris (ville et mythe), et sur même sur le Grand Paris (ou Paris métropole).
À l'évidence, le lecteur assidu des autres collaborations de Schuiten et Peeters (le cycle des Cités Obscures) repère également d'autres signes. Cela commence avec une phrase du journal de Kârinh : "Karl et Irina ont longuement essayé de me dissuader". Cette phrase fait écho au comportement identique des amis de Franz Bauer dans "Les murailles de Samaris". Il y a également la mention furtive de Pâhry.
Il regarde également d'un autre œil le personnage principal. Dans le vaisseau, elle ne porte qu'une culotte et un chaste maillot de corps. Les auteurs remercient leur modèle en début d'ouvrage ; ils ont choisi une femme à la morphologie longiligne. La situation justifie que Kârinh soit dans une tenue décontractée et informelle, et les dessins ne réduisent pas le personnage à un objet sexuel, ni n'induisent une forme d'érotisme. Toutefois ce choix reste déconcertant, et sans vraiment être porteur de sens, autre que Kârinh serait une femme enfant (le lecteur est mesure de calculer son âge grâce aux informations éparpillées dans le récit), inconsciente ou refusant son caractère sexué (hypothèse vraisemblable du fait de son refus de se plier à son obligation de procréer sur l'Arche). Il devient encore plus incompréhensible au regard du rôle des femmes dans les tomes des Cités Obscures.
Alors il reste à faire comme Kârinh, à se plonger dans ses recherches sur Paris et sur ses métamorphoses, sur les traces qu'elles ont laissées et qui sont perceptibles par Kârinh dans ses voyages. Le lecteur regarde Kârinh se confronter à la réalité, éprouver les visions de son obsession pour Paris, à l'aune de ce qu'elle découvre, comme le lecteur confronte ses attentes à la réalité des pages qu'il découvre, charmé par une poésie vénéneuse.
Cet album constitue la première partie d'une histoire qui en compte deux. Il est paru pour la première fois en 2014. L'histoire a été imaginée par François Schuiten et Benoît Peeters, avec des dialogues de Peeters, des dessins et une mise en couleurs de Schuiten. Cette histoire en 2 parties est indépendante de toute autre.
L'histoire commence en 2155, alors que des communautés d'humains sont parties vivre dans l'espace à bord de gigantesques stations, ne gardant qu'un vague souvenir de leur planète natale qui se déforme au fur et à mesure que de nouvelles générations naissent à bord de ces stations.
Kârinh est née à bord de l'Arche, l'une de ces stations spatiales. Elle a obtenu le poste de chef de bord de la nouvelle expédition vers la Terre, qui doit atterrir non loin de Paris. Elle rêve de découvrir Paris, au point qu'il s'agisse d'une obsession. Elle a en sa possession des livres anciens dans lesquels elle peut littéralement plonger par le biais d'une substance psychotrope et de connexions cybernétiques. Le voyage doit durer 8 mois, les autres passagers (d'une moyenne d'âge de 93 ans) seront en hibernation.
Quel étrange voyage ! Cette première partie est entièrement placée sous le signe du voyage. Elle commence alors que le vaisseau spatial dont Kârinh est la cheffe de bord vient de partir et elle se termine avec un arrêt dans ce voyage. Durant la première moitié de ce tome, Kârinh est seule consciente à bord du vaisseau. Elle tient un journal de bord auquel le lecteur a accès régulièrement. Elle se parle à elle-même à haute voix. Il y a de rares dialogues avec Silvio, l'intelligence artificielle du vaisseau (une vague réminiscence d'HAL 9000, en moins menaçant et moins philosophe). Elle est interpellée par les individus qui peuplent les lieux parisiens qu'elle visite en rêve.
Dans la deuxième partie de ce voyage, Mikhaïl Winckelmann (l'un des passagers) a été réveillé depuis l'Arche et il fournit un interlocuteur à Kârinh, puis par la suite un jeune adolescent s'appelant Coy servira de guide à Kârinh. Le journal intime de l'héroïne permet au lecteur de se faire une idée sur ses motivations et ses objectifs, ainsi que sa façon de penser. Les interventions de Mikhaïl puis Coy apportent un autre regard sur ses actes, d'un individu plus vieux (plus responsable), et d'un autre plus jeune (plus pragmatique).
Dans la première partie, le lecteur découvre l'obsession de Kârinh pour la ville de Paris, son savoir lacunaire et l'origine de cette obsession. Par la suite il se rend compte que Kârinh est plus un personnage principal qu'une héroïne, certaines de ses actions étant sujette à critique. Du coup le lecteur est un peu déstabilisé dans la mesure où il prend conscience qu'il ne s'agit pas d'un simple récit d'aventure, d'une expédition à la recherche d'un trésor avec un héros au cœur pur. Au voyage de Kârinh répond celui du lecteur qui avance sans certitude sur ce que lui réservent les pages à venir. Verra-t-il Paris dans ce tome ou non ? Faudra-t-il attendre le tome suivant ? Y aura-t-il un voyage de retour ?
Comme dans le cycle des Cités Obscures (à commencer par Les murailles de Samaris, suivi de Les mystères de Pâhry), le lecteur sait qu'une grande partie de la narration est portée par les dessins de François Schuiten. Le début offre une séquence fantasmagorique pendant laquelle Kârinh vole entre les poutrelles de la Tour Eiffel, comme un corps astral, perceptible par les touristes. Elle s'achève par une grande case évoquant une gravure de Gustave Doré (page 8). Par la suite, le lecteur observe également un hommage à l'œuvre d'Albert Robida (1848 - 1926).
Puis le lecteur découvre quelques coursives et salles du vaisseau spatial, environnement géométrique et stérile, dépourvu de la poésie de l'enchevêtrement des poutrelles. La séquence dans le jardin botanique du vaisseau offre une bouffée d'air frais au milieu de cet environnement végétal et fruitier, à la fois à Kârinh et au lecteur. La séquence d'après replonge le lecteur dans un rêve de Kârinh et dans la galerie Vivienne à Paris. Le lecteur peut enfin se repaître de cette architecture parisienne et fouiner dans les cases pour y déceler un détail (en l'occurrence des titres de livres faisant références à Pâhry, une ébauche d'histoire des Cités Obscures, ou à Grandville).
Le lecteur apprécie donc que Kârinh quitte enfin le vaisseau au deux tiers du récit pour pouvoir bénéficier de dessins débarrassés de l'environnement limité du vaisseau. Ce changement de lieu s'accompagne d'un changement radical du traitement de la lumière, passant de la lumière douce et chaude du vaisseau, à la morne grisaille de la réalité.
Cette première partie de "Revoir Paris" déconcerte de prime abord par sa linéarité, son mouvement de balancier entre un présent stérile et des séquences oniriques magnifiques aux règles peu claires (Comment y a-t-il une interaction avec les badauds ? Pourquoi Kârinh garde-t-elle la même tenue ?).
En dehors du voyage, le lecteur ne décèle qu'une seule autre thématique forte : l'absence parentale qui conditionne les aspirations de Kârinh. Dans le dernier tiers, il détecte également une forme de commentaire sur Paris (ville et mythe), et sur même sur le Grand Paris (ou Paris métropole).
À l'évidence, le lecteur assidu des autres collaborations de Schuiten et Peeters (le cycle des Cités Obscures) repère également d'autres signes. Cela commence avec une phrase du journal de Kârinh : "Karl et Irina ont longuement essayé de me dissuader". Cette phrase fait écho au comportement identique des amis de Franz Bauer dans "Les murailles de Samaris". Il y a également la mention furtive de Pâhry.
Il regarde également d'un autre œil le personnage principal. Dans le vaisseau, elle ne porte qu'une culotte et un chaste maillot de corps. Les auteurs remercient leur modèle en début d'ouvrage ; ils ont choisi une femme à la morphologie longiligne. La situation justifie que Kârinh soit dans une tenue décontractée et informelle, et les dessins ne réduisent pas le personnage à un objet sexuel, ni n'induisent une forme d'érotisme. Toutefois ce choix reste déconcertant, et sans vraiment être porteur de sens, autre que Kârinh serait une femme enfant (le lecteur est mesure de calculer son âge grâce aux informations éparpillées dans le récit), inconsciente ou refusant son caractère sexué (hypothèse vraisemblable du fait de son refus de se plier à son obligation de procréer sur l'Arche). Il devient encore plus incompréhensible au regard du rôle des femmes dans les tomes des Cités Obscures.
Alors il reste à faire comme Kârinh, à se plonger dans ses recherches sur Paris et sur ses métamorphoses, sur les traces qu'elles ont laissées et qui sont perceptibles par Kârinh dans ses voyages. Le lecteur regarde Kârinh se confronter à la réalité, éprouver les visions de son obsession pour Paris, à l'aune de ce qu'elle découvre, comme le lecteur confronte ses attentes à la réalité des pages qu'il découvre, charmé par une poésie vénéneuse.
samedi 27 janvier 2018
Algernon Woodcock, tome 2 : L'Œil fé, seconde partie
Tout est révélé, et tout garde son mystère.
Ce tome constitue la deuxième moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 61 à 123 (+ 1 page d'épilogue), celles de la première partie sont numérotées 1 à 60. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2003.
Algernon Woodcock a décidé de quitter la chambre de la chaumière où il s'était installé, pour aller voir la vieille femme borgne sur la lande, qui avait accueilli McKennan lors de sa première nuit. Suite à son comportement étrange, il préfère fuir sur la lande, où il est observé par un lièvre. Il est retrouvé par Andrew McIntyre, le valet des Penduick. Woodcock accepte son hospitalité, et que McIntyre aille chercher William McKennan.
Suite à l'incroyable premier tome, les attentes du lecteur sont élevées, en particulier en ce qui concerne la partie graphique. Il retrouve avec joie les forces du premier tome : une utilisation magistrale et enchanteresse des couleurs, 13 pages sans phylactères de toute beauté, des dessins qui montrent beaucoup plus que ce que disent les paroles, une mise en scène apportant un intérêt visuel même aux dialogues, des compositions de page pleines de forces.
Mathieu Gallié continue de jouer avec les attentes du lecteur, de manière habile et quelque peu espiègle. Il explique tout de manière claire dans ce tome : la nature de l'œil Fé, comment il est apparu, la nature véritable d'Izora Penduick, le comportement des lièvres et des pies, ce qui est arrivé à l'œil d'Algernon Woodcock. Il prend soin aussi que les manifestations fantastiques ne prennent pas la forme attendue. Il n'y a pas de retour en arrière montrant ce qui s'est passé pendant l'accouchement d'Izora. Il n'y a pas de séquence montrant la créature surnaturelle de manière directe. Les auteurs ont pris le parti de montrer l'existence du surnaturel au travers de ses conséquences, et plus particulièrement au travers de la nature (lièvres & pies, forme d'un rocher, agitation de l'océan, brume sur la lande). Le lecteur constate de visu que l'environnement naturel est habité par des entités et des forces qui lui sont cachées, dont seuls de menus indices laissent subodorer l'existence, à quelques individus plus réceptifs. Ces derniers (par exemple la vieille femme borgne) ont appris à se défier de cette connaissance et à la réprimer, à la fuir.
Pourtant le lecteur n'est pas déçu du voyage. L'intelligence narrative des auteurs consiste à montrer ces effets plutôt que de les expliquer avec des mots. Comme dans le premier tome, le lecteur est saisi par le sentiment du merveilleux lors de nombreuses séquences. La couverture constitue déjà une invitation à un voyage irrésistible et étrange. À l'intérieur du volume, le lecteur retrouve bien ce rassemblement improbable de lièvres, mais sans la présence d'Algernon Woodcock. Lorsque McKennan et Woodcock reviennent dans la demeure des Penduick, ils découvrent une pièce aux proportions impossibles et à la luminescence surnaturelle. Cette vision hallucinante emporte la raison du lecteur, séduit par la beauté de l'illustration, convaincu et même désireux d'accorder sa suspension consentie d'incrédulité pour profiter de ce spectacle merveilleux.
Par la force et l'intelligence de la composition des images, Sorel et Gallié montrent le fantastique sans avoir recours aux mots. Il revient à la charge du lecteur de formuler par lui-même ce qu'il observe. Cette forme de narration permet de préserver le merveilleux qui reste indicible, qui ne peut pas être exprimé par des mots.
Au cours du récit Gallié fait dire à Woodcock, qu'il n'a pas envie d'en voir plus de ce monde occulte, qu'il lui suffit de savoir qu'il y a quelque chose de l'autre côté du voile (page 111). Il s'agit donc d'une connaissance interdite, que l'homme y accède serait contre nature. Étrangement l'homme de science qu'est Woodcock déclare même : "Bien malin qui imagine comprendre qui tire les ficelles." (Page 122). Alors que Woodcock est un homme qui a consacré ses études à comprendre le fonctionnement du corps humain pour devenir médecin, il renonce à comprendre les mystères de l'univers. Sur la même page, il déclare encore : "il n'est de pire benêt que celui qui croit que les autres le sont, dès le premier regard". À nouveau, il s'agit pour le personnage (et donc pour l'auteur) d'une forme de profession de foi sur la tolérance (ne pas juger un livre à sa couverture) et sur l'acceptation de la part d'inconnu chez l'autre.
Cette histoire ne constitue pas une leçon de morale ou de philosophie, il faut que le lecteur soit attentif à cet aspect du récit pour pouvoir le percevoir. S'il ne l'est pas, il court le risque d'être déçu par une fin un peu décalée par rapport au reste du récit, une confrontation qui ne se transforme pas en affrontement physique, un dialogue qui semble tourner autour du pot entre Izora et Algernon.
Par contre cette histoire constitue un voyage délicieux. Mathieu Gallié et Guillaume Sorel créent un environnement et des personnages aussi uniques que palpables, avec des motivations et un comportement plausibles et normaux, dans des paysages magnifiques et réalistes. Le lecteur perçoit l'émergence du surnaturel à fleur de paysage, au travers des dialogues des personnages, en ne le voyant en pleine lumière qu'à de rares reprises, ce qui lui permet de conserver sa part de mystère. Les auteurs réussissent la gageure de d'un récit fantastique qui y fait honneur, sans en abuser, sans le rendre banal, inoffensif ou en toc. Le lecteur prend autant de plaisir à voir à quel point la pluie détrempe les vêtements et le sol, ou à voir Woodcock se glisser dans un trou à même la terre, en anticipant ce qui l'attend de l'autre côté, que de rester bouche bée devant une manifestation surnaturelle.
Ce tome constitue la deuxième moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 61 à 123 (+ 1 page d'épilogue), celles de la première partie sont numérotées 1 à 60. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2003.
Algernon Woodcock a décidé de quitter la chambre de la chaumière où il s'était installé, pour aller voir la vieille femme borgne sur la lande, qui avait accueilli McKennan lors de sa première nuit. Suite à son comportement étrange, il préfère fuir sur la lande, où il est observé par un lièvre. Il est retrouvé par Andrew McIntyre, le valet des Penduick. Woodcock accepte son hospitalité, et que McIntyre aille chercher William McKennan.
Suite à l'incroyable premier tome, les attentes du lecteur sont élevées, en particulier en ce qui concerne la partie graphique. Il retrouve avec joie les forces du premier tome : une utilisation magistrale et enchanteresse des couleurs, 13 pages sans phylactères de toute beauté, des dessins qui montrent beaucoup plus que ce que disent les paroles, une mise en scène apportant un intérêt visuel même aux dialogues, des compositions de page pleines de forces.
Mathieu Gallié continue de jouer avec les attentes du lecteur, de manière habile et quelque peu espiègle. Il explique tout de manière claire dans ce tome : la nature de l'œil Fé, comment il est apparu, la nature véritable d'Izora Penduick, le comportement des lièvres et des pies, ce qui est arrivé à l'œil d'Algernon Woodcock. Il prend soin aussi que les manifestations fantastiques ne prennent pas la forme attendue. Il n'y a pas de retour en arrière montrant ce qui s'est passé pendant l'accouchement d'Izora. Il n'y a pas de séquence montrant la créature surnaturelle de manière directe. Les auteurs ont pris le parti de montrer l'existence du surnaturel au travers de ses conséquences, et plus particulièrement au travers de la nature (lièvres & pies, forme d'un rocher, agitation de l'océan, brume sur la lande). Le lecteur constate de visu que l'environnement naturel est habité par des entités et des forces qui lui sont cachées, dont seuls de menus indices laissent subodorer l'existence, à quelques individus plus réceptifs. Ces derniers (par exemple la vieille femme borgne) ont appris à se défier de cette connaissance et à la réprimer, à la fuir.
Pourtant le lecteur n'est pas déçu du voyage. L'intelligence narrative des auteurs consiste à montrer ces effets plutôt que de les expliquer avec des mots. Comme dans le premier tome, le lecteur est saisi par le sentiment du merveilleux lors de nombreuses séquences. La couverture constitue déjà une invitation à un voyage irrésistible et étrange. À l'intérieur du volume, le lecteur retrouve bien ce rassemblement improbable de lièvres, mais sans la présence d'Algernon Woodcock. Lorsque McKennan et Woodcock reviennent dans la demeure des Penduick, ils découvrent une pièce aux proportions impossibles et à la luminescence surnaturelle. Cette vision hallucinante emporte la raison du lecteur, séduit par la beauté de l'illustration, convaincu et même désireux d'accorder sa suspension consentie d'incrédulité pour profiter de ce spectacle merveilleux.
Par la force et l'intelligence de la composition des images, Sorel et Gallié montrent le fantastique sans avoir recours aux mots. Il revient à la charge du lecteur de formuler par lui-même ce qu'il observe. Cette forme de narration permet de préserver le merveilleux qui reste indicible, qui ne peut pas être exprimé par des mots.
Au cours du récit Gallié fait dire à Woodcock, qu'il n'a pas envie d'en voir plus de ce monde occulte, qu'il lui suffit de savoir qu'il y a quelque chose de l'autre côté du voile (page 111). Il s'agit donc d'une connaissance interdite, que l'homme y accède serait contre nature. Étrangement l'homme de science qu'est Woodcock déclare même : "Bien malin qui imagine comprendre qui tire les ficelles." (Page 122). Alors que Woodcock est un homme qui a consacré ses études à comprendre le fonctionnement du corps humain pour devenir médecin, il renonce à comprendre les mystères de l'univers. Sur la même page, il déclare encore : "il n'est de pire benêt que celui qui croit que les autres le sont, dès le premier regard". À nouveau, il s'agit pour le personnage (et donc pour l'auteur) d'une forme de profession de foi sur la tolérance (ne pas juger un livre à sa couverture) et sur l'acceptation de la part d'inconnu chez l'autre.
Cette histoire ne constitue pas une leçon de morale ou de philosophie, il faut que le lecteur soit attentif à cet aspect du récit pour pouvoir le percevoir. S'il ne l'est pas, il court le risque d'être déçu par une fin un peu décalée par rapport au reste du récit, une confrontation qui ne se transforme pas en affrontement physique, un dialogue qui semble tourner autour du pot entre Izora et Algernon.
Par contre cette histoire constitue un voyage délicieux. Mathieu Gallié et Guillaume Sorel créent un environnement et des personnages aussi uniques que palpables, avec des motivations et un comportement plausibles et normaux, dans des paysages magnifiques et réalistes. Le lecteur perçoit l'émergence du surnaturel à fleur de paysage, au travers des dialogues des personnages, en ne le voyant en pleine lumière qu'à de rares reprises, ce qui lui permet de conserver sa part de mystère. Les auteurs réussissent la gageure de d'un récit fantastique qui y fait honneur, sans en abuser, sans le rendre banal, inoffensif ou en toc. Le lecteur prend autant de plaisir à voir à quel point la pluie détrempe les vêtements et le sol, ou à voir Woodcock se glisser dans un trou à même la terre, en anticipant ce qui l'attend de l'autre côté, que de rester bouche bée devant une manifestation surnaturelle.
vendredi 26 janvier 2018
Algernon Woodcock, tome 1 : L'Oeil fé, première partie
Une terre de légende
Ce tome constitue la première moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 60 (+ 2 pages d'introduction I & II), celles de la deuxième partie sont numérotées 61 à 123. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2002. La suite et fin de cette histoire se trouve dans L'Oeil Fé, seconde partie (2003).
Le tome s'ouvre avec 2 pages de texte sur fond chacun d'une illustration pleine page. Il s'agit d'une lettre de William McKennan, datée du 20 septembre 1901, expliquant dans quelles circonstances il a rencontré Algernon Woodcock, comment ils ont fait leurs études de médecines ensemble et comment ils se sont retrouvés dans la ville côtière d'Oban en Écosse, pour que McKennan assure l'intérim du médecin Vernon Laidbargh parti profiter de la saison de la chasse.
Dès leur arrivée, McKennan est appelé en pleine nuit à se rendre au chevet d'un malade dans la campagne. Il s'y rend accompagné de Woodcock et emmené par Peter le cocher de Laibargh. Il se met à neiger en plein pendant leur périple, ce qui les contraint à s'abriter dans une chapelle votive. Le lendemain, McKennan doit partir faire la tournée de visites à domicile. Pendant son absence, Andrew McIntyre (le valet de la riche famille Penduick) toque à la porte pour que le médecin vienne aider Izora (la maîtresse de maison) à accoucher. Algernon se rend sur place pour procéder à la délivrance.
Ce premier album est paru dans la collection "Terres de légendes" chez Delcourt, branche annonçant clairement l'inscription dans un genre littéraire. Le lecteur est donc préparé à trouver une interprétation de mythes et légendes dans le récit. Les 2 pages de missive en ouverture évoquent les romans du dix-neuvième siècle, avec une forme un peu posée, le narrateur relatant les faits, masquant la date exacte (ici apposé sous la forme 18**) pour qu'on ne reconnaisse pas les individus concernés. La suite de la narration est guidée par les phylactères, plus que par les images. Certains événements ne sont relatés qu'au travers des dialogues, sans être montrés par les dessins. Par exemple, Algernon Woodcock raconte l'accouchement d'Izora Penduick, à William McKennan, à la lumière des bougies dans le salon, sans une seule image montrant les faits.
Dans un premier temps, ces choix narratifs déroutent : rien de sensationnel, pas d'image intense, les meilleurs moments racontés plutôt que montrés. Les dialogues en tant que locomotive de la narration accentuent l'aspect secondaire des images. Grave erreur... mais du lecteur, pas des auteurs.
Alors que le récit ne semble pas tenir ses promesses de mythes et légendes, le lecteur se souvient qu'il a choisi cette BD d'abord pour sa couverture singulière, puis pour les superbes images aperçues en le feuilletant. Il faudrait même parler d'illustrations. Guillaume Sorel dessine de manière traditionnelle, en détourant les formes par des traits à l'encre, puis en réalisant la mise en couleurs. Toutefois ces dernières sont si présentes et denses, qu'elles écrasent parfois les traits encrés, sans pour autant perdre la netteté des formes. Les 2 illustrations de fond de la lettre initiale proposent un camaïeu d'ocre et de brun, liant un château et une vue d'Édimbourg dans la première page, liant une bécasse et une vue sur la mer dans la deuxième.
La page numérotée 1 est une démonstration époustouflante de camaïeu bleu foncé et noir pour une vue des bâtisses donnant sur le quai principal d'Odan. Le lecteur peut distinguer la façade de chaque bâtisse, alors qu'il est submergé par cette ambiance nimbée d'une lumière nocturne, avec l'humidité marine, et le caractère massif des pierres choisies pour résister au mauvais temps. Les pages 2 à 5 baignent dans des couleurs allant du brun brique au brun puce, à la lumière vacillante d'un feu de cheminée. Grâce à un travail inspiré et maîtrisé sur ces teintes, Sorel fait ressortir le caractère irrégulier et limité de l'éclairage, mais aussi les textures de chaque élément éclairé (du cuir du canapé, à la pierre du dallage). Tout du long les couleurs deviennent un langage à part entière qui transcrit bien plus que la simple teinte de ce qui est représenté.
Cette même séquence (pages 2 à 5) constitue une preuve éclatante de l'intelligence de la mise en scène. Alors qu'il s'agit de 2 personnes en train de parler (scène visuellement souvent plate), Sorel montre les personnages vaquant à leurs occupations (gestuelle, se servir un verre et le déguster, profiter de la chaleur du feu, etc.). À l'opposé d'une suite de têtes en train de parler, le lecteur découvre les différents recoins de la pièce, et la façon de se tenir des personnages.
À l'occasion, la mise en scène de Sorel réserve des images fortes et spectaculaires, souvent grâce à un point de vue original. Ainsi page 9, la calèche du docteur McKennan est vue depuis le ciel, avec une prise de vue au milieu des flocons de neige en train de tomber. C'est image est d'autant plus spectaculaire et convaincante que les couleurs rendent compte de la lumière particulière qui accompagne le blanc des flocons de neige. Les cases des pages 14 & 15 sont agencées autour d'une image centrale à cheval sur les 2 pages, pendant que Peter (le cocher) raconte le naufrage de L'Ambrobine. Magnifique composition, à nouveau magnifiée par une composition chromatique toute en retenue. Les pages 24 & 25 sont muettes (ou presque, 1 seul phylactère) et prouvent si besoin était que les dessins de Sorel portent l'intégralité de la narration, sans aucun difficulté de compréhension.
Il serait possible de prendre ainsi en exemple chaque page pour montrer l'habilité narrative de Guillaume Sorel, souvent reléguée en arrière plan par l'apparente prépondérance des textes sur le plan narratif. Ainsi en éveil, le lecteur regarde différemment les images et s'interroge sur ce qu'elles montrent que les textes ne disent pas. Il y a l'agitation de la mer, les brumes qui courent sur la lande (dite "déchirée"), la présence de livres (page 22), le vol aérien de la pie, et la présence en toile de fond de la nature. Alors que l'intrigue semble pauvre en légendes, les images montrent une terre de légendes.
Du point de vue visuel, il n'y a que le choix d'attribuer une couleur de phylactère différente pour chaque interlocuteur qui semble superfétatoire. Les bulles sont placées de manière à ce que le lecteur sache tout de suite qui parle et la couleur de fond n'apporte rien si ce n'est de diminuer le contraste entre les caractères et le fond.
Côté intrigue, Mathieu Gallié bénéficie aussi de la densité de la reconstitution historique des images. Il peut donc se concentrer sur son histoire et ses personnages. Le lecteur n'a pas accès aux pensées de ces derniers, il les regarde évoluer comme de vrais individus. Il n'y a pas d'opposition bien / mal, mais un mystère qui plane autour de madame et monsieur Penduick et de l'incident survenu à l'œil droit d'Algernon Woddcock. Le lecteur peut pleinement prendre le temps de se plonger dans cette reconstitution, de profiter de l'air marin, de regarder les activités liées à la pêche, d'admirer les paysages. Gallié joue avec les attentes du lecteur, ne lui donnant pas immédiatement les éléments surnaturels auxquels il s'attend, mais installant patiemment ses personnages, sa situation, les différents environnements. Le malaise s'insinue petit à petit au gré des écarts par rapport à la normale, sans que le lecteur ne puisse dire quel écart est plus significatif. Gallié entretient avec habilité ces ambiguïtés, jouant avec l'anticipation du lecteur.
Au vu du titre de la collection le lecteur s'attend à trouver un récit plus ou moins bien ficelé sur la base de manifestations surnaturelles plus ou moins édulcorées. Il découvre une narration à l'ancienne, assez écrite, évoquant les auteurs classiques du dix-neuvième siècle. Au bout de quelques pages, il prend conscience de la qualité d'immersion qu'il ressent. La qualité des illustrations et de la mise en page est patente : le lecteur jouit à plein du plaisir de se plonger dans les différents environnements, de les observer, de les ressentir, grâce à des illustrations belles, soignées et générant des sensations liées à chaque endroit (air marin, froid, chaleur du feu de cheminée, etc.). Les personnages ont pris vie, les lieux existent, il ne s'agit plus d'une fiction de genre, mais d'une reconstitution respectueuse, d'un roman intense et prenant.
Ce tome constitue la première moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 60 (+ 2 pages d'introduction I & II), celles de la deuxième partie sont numérotées 61 à 123. Il a été réalisé par Mathieu Gallié (dont le travail est qualifié de traduction et adaptation), et par Guillaume Sorel (dessins et couleurs). Il est paru initialement en 2002. La suite et fin de cette histoire se trouve dans L'Oeil Fé, seconde partie (2003).
Le tome s'ouvre avec 2 pages de texte sur fond chacun d'une illustration pleine page. Il s'agit d'une lettre de William McKennan, datée du 20 septembre 1901, expliquant dans quelles circonstances il a rencontré Algernon Woodcock, comment ils ont fait leurs études de médecines ensemble et comment ils se sont retrouvés dans la ville côtière d'Oban en Écosse, pour que McKennan assure l'intérim du médecin Vernon Laidbargh parti profiter de la saison de la chasse.
Dès leur arrivée, McKennan est appelé en pleine nuit à se rendre au chevet d'un malade dans la campagne. Il s'y rend accompagné de Woodcock et emmené par Peter le cocher de Laibargh. Il se met à neiger en plein pendant leur périple, ce qui les contraint à s'abriter dans une chapelle votive. Le lendemain, McKennan doit partir faire la tournée de visites à domicile. Pendant son absence, Andrew McIntyre (le valet de la riche famille Penduick) toque à la porte pour que le médecin vienne aider Izora (la maîtresse de maison) à accoucher. Algernon se rend sur place pour procéder à la délivrance.
Ce premier album est paru dans la collection "Terres de légendes" chez Delcourt, branche annonçant clairement l'inscription dans un genre littéraire. Le lecteur est donc préparé à trouver une interprétation de mythes et légendes dans le récit. Les 2 pages de missive en ouverture évoquent les romans du dix-neuvième siècle, avec une forme un peu posée, le narrateur relatant les faits, masquant la date exacte (ici apposé sous la forme 18**) pour qu'on ne reconnaisse pas les individus concernés. La suite de la narration est guidée par les phylactères, plus que par les images. Certains événements ne sont relatés qu'au travers des dialogues, sans être montrés par les dessins. Par exemple, Algernon Woodcock raconte l'accouchement d'Izora Penduick, à William McKennan, à la lumière des bougies dans le salon, sans une seule image montrant les faits.
Dans un premier temps, ces choix narratifs déroutent : rien de sensationnel, pas d'image intense, les meilleurs moments racontés plutôt que montrés. Les dialogues en tant que locomotive de la narration accentuent l'aspect secondaire des images. Grave erreur... mais du lecteur, pas des auteurs.
Alors que le récit ne semble pas tenir ses promesses de mythes et légendes, le lecteur se souvient qu'il a choisi cette BD d'abord pour sa couverture singulière, puis pour les superbes images aperçues en le feuilletant. Il faudrait même parler d'illustrations. Guillaume Sorel dessine de manière traditionnelle, en détourant les formes par des traits à l'encre, puis en réalisant la mise en couleurs. Toutefois ces dernières sont si présentes et denses, qu'elles écrasent parfois les traits encrés, sans pour autant perdre la netteté des formes. Les 2 illustrations de fond de la lettre initiale proposent un camaïeu d'ocre et de brun, liant un château et une vue d'Édimbourg dans la première page, liant une bécasse et une vue sur la mer dans la deuxième.
La page numérotée 1 est une démonstration époustouflante de camaïeu bleu foncé et noir pour une vue des bâtisses donnant sur le quai principal d'Odan. Le lecteur peut distinguer la façade de chaque bâtisse, alors qu'il est submergé par cette ambiance nimbée d'une lumière nocturne, avec l'humidité marine, et le caractère massif des pierres choisies pour résister au mauvais temps. Les pages 2 à 5 baignent dans des couleurs allant du brun brique au brun puce, à la lumière vacillante d'un feu de cheminée. Grâce à un travail inspiré et maîtrisé sur ces teintes, Sorel fait ressortir le caractère irrégulier et limité de l'éclairage, mais aussi les textures de chaque élément éclairé (du cuir du canapé, à la pierre du dallage). Tout du long les couleurs deviennent un langage à part entière qui transcrit bien plus que la simple teinte de ce qui est représenté.
Cette même séquence (pages 2 à 5) constitue une preuve éclatante de l'intelligence de la mise en scène. Alors qu'il s'agit de 2 personnes en train de parler (scène visuellement souvent plate), Sorel montre les personnages vaquant à leurs occupations (gestuelle, se servir un verre et le déguster, profiter de la chaleur du feu, etc.). À l'opposé d'une suite de têtes en train de parler, le lecteur découvre les différents recoins de la pièce, et la façon de se tenir des personnages.
À l'occasion, la mise en scène de Sorel réserve des images fortes et spectaculaires, souvent grâce à un point de vue original. Ainsi page 9, la calèche du docteur McKennan est vue depuis le ciel, avec une prise de vue au milieu des flocons de neige en train de tomber. C'est image est d'autant plus spectaculaire et convaincante que les couleurs rendent compte de la lumière particulière qui accompagne le blanc des flocons de neige. Les cases des pages 14 & 15 sont agencées autour d'une image centrale à cheval sur les 2 pages, pendant que Peter (le cocher) raconte le naufrage de L'Ambrobine. Magnifique composition, à nouveau magnifiée par une composition chromatique toute en retenue. Les pages 24 & 25 sont muettes (ou presque, 1 seul phylactère) et prouvent si besoin était que les dessins de Sorel portent l'intégralité de la narration, sans aucun difficulté de compréhension.
Il serait possible de prendre ainsi en exemple chaque page pour montrer l'habilité narrative de Guillaume Sorel, souvent reléguée en arrière plan par l'apparente prépondérance des textes sur le plan narratif. Ainsi en éveil, le lecteur regarde différemment les images et s'interroge sur ce qu'elles montrent que les textes ne disent pas. Il y a l'agitation de la mer, les brumes qui courent sur la lande (dite "déchirée"), la présence de livres (page 22), le vol aérien de la pie, et la présence en toile de fond de la nature. Alors que l'intrigue semble pauvre en légendes, les images montrent une terre de légendes.
Du point de vue visuel, il n'y a que le choix d'attribuer une couleur de phylactère différente pour chaque interlocuteur qui semble superfétatoire. Les bulles sont placées de manière à ce que le lecteur sache tout de suite qui parle et la couleur de fond n'apporte rien si ce n'est de diminuer le contraste entre les caractères et le fond.
Côté intrigue, Mathieu Gallié bénéficie aussi de la densité de la reconstitution historique des images. Il peut donc se concentrer sur son histoire et ses personnages. Le lecteur n'a pas accès aux pensées de ces derniers, il les regarde évoluer comme de vrais individus. Il n'y a pas d'opposition bien / mal, mais un mystère qui plane autour de madame et monsieur Penduick et de l'incident survenu à l'œil droit d'Algernon Woddcock. Le lecteur peut pleinement prendre le temps de se plonger dans cette reconstitution, de profiter de l'air marin, de regarder les activités liées à la pêche, d'admirer les paysages. Gallié joue avec les attentes du lecteur, ne lui donnant pas immédiatement les éléments surnaturels auxquels il s'attend, mais installant patiemment ses personnages, sa situation, les différents environnements. Le malaise s'insinue petit à petit au gré des écarts par rapport à la normale, sans que le lecteur ne puisse dire quel écart est plus significatif. Gallié entretient avec habilité ces ambiguïtés, jouant avec l'anticipation du lecteur.
Au vu du titre de la collection le lecteur s'attend à trouver un récit plus ou moins bien ficelé sur la base de manifestations surnaturelles plus ou moins édulcorées. Il découvre une narration à l'ancienne, assez écrite, évoquant les auteurs classiques du dix-neuvième siècle. Au bout de quelques pages, il prend conscience de la qualité d'immersion qu'il ressent. La qualité des illustrations et de la mise en page est patente : le lecteur jouit à plein du plaisir de se plonger dans les différents environnements, de les observer, de les ressentir, grâce à des illustrations belles, soignées et générant des sensations liées à chaque endroit (air marin, froid, chaleur du feu de cheminée, etc.). Les personnages ont pris vie, les lieux existent, il ne s'agit plus d'une fiction de genre, mais d'une reconstitution respectueuse, d'un roman intense et prenant.
jeudi 25 janvier 2018
Murmure
Vie intérieure
Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. Le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées. Il a été réédité dans Feux / Murmure.
Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure.
Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection.
Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] Le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent."
Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil.
En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage.
En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc.
Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc.
Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - Le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants).
Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée.
Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière".
Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. Le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. Le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre).
Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.
Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. Le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées. Il a été réédité dans Feux / Murmure.
Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure.
Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection.
Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] Le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent."
Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil.
En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage.
En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc.
Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc.
Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - Le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants).
Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée.
Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière".
Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. Le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. Le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre).
Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.
mercredi 24 janvier 2018
Feux
Dans ma tête, je veux le jour.
Il s'agit d'un récit complet en 1 tome, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien. Ce récit a été réédité avec Murmure dans l'ouvrage Feux / Murmure, avec un entretien d'une demi-douzaine de pages, conduit par Jean-Christophe Ogier.
L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. Le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. De retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île.
Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'œuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". Le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs.
L'intrigue s'avère très linéaire et simple. Le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. De ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué.
Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit.
Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. Le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support.
Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit.
Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier.
Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan.
Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter.
Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde.
Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps".
Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette œuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme.
Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.
Il s'agit d'un récit complet en 1 tome, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien. Ce récit a été réédité avec Murmure dans l'ouvrage Feux / Murmure, avec un entretien d'une demi-douzaine de pages, conduit par Jean-Christophe Ogier.
L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. Le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. De retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île.
Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'œuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". Le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs.
L'intrigue s'avère très linéaire et simple. Le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. De ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué.
Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit.
Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. Le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support.
Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit.
Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier.
Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan.
Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter.
Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde.
Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps".
Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette œuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme.
Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.
mardi 23 janvier 2018
Lettres d'un temps éloigné
Ressentir
Ce tome comprend 4 histoires indépendantes, toutes illustrées par Lorenzo Mattotti. Il est initialement paru en 2005.
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- Après le déluge (scénario de Mattoti et Giandelli, textes de Giandelli, 24 pages) - Une femme doit prendre l'avion, mais la piste d'envol est envahi de crabes rouges. Elle patiente en réfléchissant à l'opération qu'elle doit subir à son retour. Le vol est reporté au lendemain, elle sympathise avec un monsieur ayant acheté le même souvenir qu'elle pour offrir à sa femme.
Mattotti et Giandelli ont construit un récit intimiste, le lecteur ayant accès aux pensées intérieures de cette femme qui s'inquiète de son opération des ovaires, qui s'interroge sur sa relation avec son mari, et qui essaye de s'isoler du reste des passagers. Il apparaît qu'elle se trouve dans un état d'esprit entre mélancolie et déprime, appréhendant les retrouvailles avec son compagnon, affectée par la misère du monde telle qu'elle transparaît dans les journaux, éprouvant la sensation de bruits lointains évocateurs d'un monde baignant dans la haine et la destruction.
Son flux de pensée est rendu de manière très écrite, dans des paragraphes savamment composés et concis, à l'opposé d'une suite de bribes de phrases à demi-formulées. Sans l'alourdir, elles imposent un rythme posé à la lecture. Le lecteur peut ainsi saisir les nuances de l'état d'esprit de cette femme. Il a également accès à ses sensations par le biais des images. La page d'ouverture est saisissante avec cette marée de crabes rouges, à l'apparence très étrangère à l'humanité, et à la couleur plus chaude que criarde. Pourtant le lecteur constate qu'ils peuvent agir comme une métaphore de la maladie nécessitant une opération clinique, image un peu brutale mais aussi rassurante car ils s'en vont aussi complètement qu'ils sont apparus soudainement.
Mattotti n'a rien perdu de sa capacité à créer des images mémorables et singulières, don qui avait mis en émoi le monde de la bande dessinée avec la parution de Feux en 1984. Il a recours aux techniques de l'expressionnisme en déformant la réalité pour la représenter avec la subjectivité du personnage. Son état d'esprit apparaît alors de manière visuelle, permettant au lecteur de ressentir ses émotions.
Mattotti a assimilé ces techniques, les a fait sienne, en les agrémentant d'un usage très personnel de la couleur. Dans quelques cases, il n'hésite pas à déformer les représentations jusqu'à aboutir à une composition abstraite. Seule sa juxtaposition avec les autres cases dans une séquence permet au lecteur de faire le lien avec l'objet ou le lieu représenté. Il y a là un usage spécifique de la bande dessinée qui permet à l'auteur de jouer sur les 2 tableaux : une composition à la fois abstraite, et à la fois figurative grâce au contexte dans lequel elle est placée.
Grâce à cette maestria picturale, le lecteur ressent l'évolution de l'état d'esprit de cette femme initialement désemparée et déprimée, souhaitant se mettre à l'écart du monde pour s'en protéger. À l'opposé d'un exposé psychologique théorique sur les 5 étapes du changement, il partage ce processus affectif, en totale empathie avec cette femme.
Avec cette nouvelle, Mattotti et Giandelli font ressentir au lecteur l'intimité de la charge émotionnelle qui pèse sur une femme inquiète, dont le moral subit l'impact d'une difficulté médicale, ce qui colore sa vision de son environnement. Ils montrent avec une grande sensibilité et une grande habilité l'évolution de son état d'esprit au cours de ces heures passées à l'aéroport dans l'attente de la reprise du trafic aérien, du retour au quotidien normal.
-
- Portrait de l'amour (scénario de Mattoti et Ambrosi, textes d'Ambrosi, 2 pages) - Un artiste peintre prend conscience qu'il n'aime plus sa femme.
Franchement, une histoire de rupture racontée en 2 pages, à raison de 4 cases par page, ça ne mène pas loin. Ça tient plus du résumé expéditif que de la narration. L'avantage, c'est que ça se relit rapidement. En outre, il est difficile de croire que Mattotti ait eu besoin de l'aide d'Ambrosi pour écrire une phrase aussi stupide que "En se déshabillant, il essaya de perdre ses pensées dans son pull".
Pourtant, ces 8 cases racontent beaucoup plus de choses qu'il n'y paraît. Mattotti et Ambrosi manient le sous-entendu avec une maîtrise impressionnante, leur permettant de s'appuyer sur des éléments implicites apportés par le lecteur. Ce dernier imagine sans peine les grands de traits de la relation entretenue par l'artiste et son modèle. Les quelques phrases suffisent à comprendre à quel stade est arrivée leur relation.
Les 8 images dessinées et mises en couleurs par Mattotti expriment beaucoup de choses de la relation entre ce peintre et la femme qu'il aime, qui lui sert de modèle. Le lecteur voit cette femme par les yeux de l'artiste. En contemplant les images, le lecteur associe l'évolution de leur relation au regard que l'artiste porte sur sa compagne, en quoi l'interprétation artistique qu'il en fait en la peignant transforme la vision qu'il en a.
En 4 pages, 8 cases et 20 phrases, les auteurs ont exposé la transformation qui accompagne le processus de création artistique, l'interprétation qu'il constitue. Ils ont donné à voir et à comprendre au lecteur l'évolution du regard que l'artiste porte sur sa compagne, et la transformation qui en découle. À nouveau les images crées par Mattotti amalgament des composantes descriptives et expressionnistes pour générer des sensations ineffables et singulières. Finalement ces 2 pages sont une leçon de concision et d'expressivité, ainsi qu'une belle analyse de l'évolution du sentiment amoureux, s'appuyant sur la nature du processus créatif.
-
- Loin très loin (scénario et textes de Mattoti, 4 pages) - Un étrange paquet passe entre les mains de 4 individus pour lesquels l'expression "Loin, très loin" prend un sens aussi personnel que différent.
Chaque page se compose d'une illustration pleine page, et d'une ou deux courtes phrases en dessous. À nouveau Lorenzo Mattotti change de format pour mieux transcrire les émotions associées à sa nouvelle. Il est possible de ne lire que les phrases en bas de page, et d'avoir une idée assez juste du thème : des individus qui souhaitent être ailleurs, Mattotti effectuant une variation sur leurs mobiles qui différent.
Chaque personnage porte dans ses mains le même objet, métaphore visuelle de ce désir d'ailleurs. Le lecteur prend alors le temps de s'immerger dans l'impression que dégage chacune de ces 4 images singulières, de constater en quoi elles transcrivent l'état d'esprit de l'individu, ce qu'elles racontent par elles mêmes, en quoi les 2 phrases apportent un éclairage sur la situation, comment une même couleur met en relation 2 surfaces sans autre lien.
Après ce bref moment de communion d'un état d'esprit avec ces 4 personnages, le lecteur constate avec surprise que Mattotti a à nouveau réussi à raconter une histoire, sur le désir d'un ailleurs, au travers d'une forme des plus singulières.
-
- Lettres d'un temps éloigné (scénario de Mattotti, textes d'Ambrosi et Mattotti, 21 pages) - À bord d'un train futuriste, Ambra, une descendante d'un artiste fictif (Lucio Mazzotti), lui écrit une lettre pour lui décrire son présent, ce futur dans lequel il est mort.
Avec cette histoire, le lecteur retrouve un format plus traditionnel : un personnage central, un récit linéaire reposant sur le voyage, les déplacements en train. Ambra s'adresse à son aïeul en voyageant à bord d'un train, en apportant les bandes dessinées qu'il a réalisées à sa tante. Mattotti et Ambrosi s'amusent à anticiper quelques avancées technologiques, essentiellement liées à des modes de reproduction de sensation, élargissant les possibilités pédagogiques et de stimulation des sens. Il s'agit plus d'une épure d'anticipation que d'un exercice de prédiction à court terme.
Guidé par les images et le monologue intérieur de la narratrice, le lecteur effectue lui aussi ce voyage découvrant les paysages par les images, ainsi qu'une partie de ces lectures générées par ces nouvelles technologies. Les images peuvent être descriptives (le port où accoste le bateau d'Ambra), ou abstraites. Ainsi page 49, le lecteur contemple une composition géométrique, dans la dernière case en bas à droite. Il s'agit d'un trapèze orangé en milieu de case, bordé d'une bande rouge, puis de bandes entre gris et violet. Cette composition abstraite ne prend son sens que dans le cadre de la narration, par rapport aux images précédentes. Il s'agit de la trace du train vu de dessus, à grande vitesse, l'impression qu'il laisse sur la rétine.
Ce petit décalage dans un futur proche mais étranger produit un effet de distanciation chez le lecteur qui ressent le voyage plus comme un concept ou une abstraction, les réflexions d'Ambra comme une remise en question de modes de communication qui n'ont rien d'immuable. En l'observant, le lecteur s'interroge sur ses motivations, ce qui éveille sa curiosité, ce qui fait l'intérêt de ce mode de vie nomade, sur la nature des relations qu'elle peut entretenir avec d'autres êtres humains.
Ambra ne semble pas avoir de préoccupations d'ordre matériel (souci financier ou logistique). Le lecteur se laisse alors porter par les images, retrouvant les sensations ou l'état d'esprit que génère un voyage en train, le paysage à la fois différent, bien présent, mais aussi évanescent, disparaissant au rythme de la progression du train, la rencontre avec un parent proche le temps de quelques heures, entre 2 trains.
Mattotti et Ambrosi s'amusent le temps d'une page à réaliser un facsimilé d'une bande dessinée de Lucio Mazzotti, très inspirée par Flash Gordon, semblant vouloir établir à quel point la bande dessinée a évolué, celles de Mattotti se situant plusieurs barreaux au dessus dans l'échelle de l'évolution de ce média. Ils génèrent ainsi un parallèle avec ce monde futuriste où les êtres humains ont des préoccupations plus élevées que celles de notre époque, tout en conservant les caractéristiques intangibles de la condition humaine.
Ce tome comprend 4 histoires indépendantes, toutes illustrées par Lorenzo Mattotti. Il est initialement paru en 2005.
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- Après le déluge (scénario de Mattoti et Giandelli, textes de Giandelli, 24 pages) - Une femme doit prendre l'avion, mais la piste d'envol est envahi de crabes rouges. Elle patiente en réfléchissant à l'opération qu'elle doit subir à son retour. Le vol est reporté au lendemain, elle sympathise avec un monsieur ayant acheté le même souvenir qu'elle pour offrir à sa femme.
Mattotti et Giandelli ont construit un récit intimiste, le lecteur ayant accès aux pensées intérieures de cette femme qui s'inquiète de son opération des ovaires, qui s'interroge sur sa relation avec son mari, et qui essaye de s'isoler du reste des passagers. Il apparaît qu'elle se trouve dans un état d'esprit entre mélancolie et déprime, appréhendant les retrouvailles avec son compagnon, affectée par la misère du monde telle qu'elle transparaît dans les journaux, éprouvant la sensation de bruits lointains évocateurs d'un monde baignant dans la haine et la destruction.
Son flux de pensée est rendu de manière très écrite, dans des paragraphes savamment composés et concis, à l'opposé d'une suite de bribes de phrases à demi-formulées. Sans l'alourdir, elles imposent un rythme posé à la lecture. Le lecteur peut ainsi saisir les nuances de l'état d'esprit de cette femme. Il a également accès à ses sensations par le biais des images. La page d'ouverture est saisissante avec cette marée de crabes rouges, à l'apparence très étrangère à l'humanité, et à la couleur plus chaude que criarde. Pourtant le lecteur constate qu'ils peuvent agir comme une métaphore de la maladie nécessitant une opération clinique, image un peu brutale mais aussi rassurante car ils s'en vont aussi complètement qu'ils sont apparus soudainement.
Mattotti n'a rien perdu de sa capacité à créer des images mémorables et singulières, don qui avait mis en émoi le monde de la bande dessinée avec la parution de Feux en 1984. Il a recours aux techniques de l'expressionnisme en déformant la réalité pour la représenter avec la subjectivité du personnage. Son état d'esprit apparaît alors de manière visuelle, permettant au lecteur de ressentir ses émotions.
Mattotti a assimilé ces techniques, les a fait sienne, en les agrémentant d'un usage très personnel de la couleur. Dans quelques cases, il n'hésite pas à déformer les représentations jusqu'à aboutir à une composition abstraite. Seule sa juxtaposition avec les autres cases dans une séquence permet au lecteur de faire le lien avec l'objet ou le lieu représenté. Il y a là un usage spécifique de la bande dessinée qui permet à l'auteur de jouer sur les 2 tableaux : une composition à la fois abstraite, et à la fois figurative grâce au contexte dans lequel elle est placée.
Grâce à cette maestria picturale, le lecteur ressent l'évolution de l'état d'esprit de cette femme initialement désemparée et déprimée, souhaitant se mettre à l'écart du monde pour s'en protéger. À l'opposé d'un exposé psychologique théorique sur les 5 étapes du changement, il partage ce processus affectif, en totale empathie avec cette femme.
Avec cette nouvelle, Mattotti et Giandelli font ressentir au lecteur l'intimité de la charge émotionnelle qui pèse sur une femme inquiète, dont le moral subit l'impact d'une difficulté médicale, ce qui colore sa vision de son environnement. Ils montrent avec une grande sensibilité et une grande habilité l'évolution de son état d'esprit au cours de ces heures passées à l'aéroport dans l'attente de la reprise du trafic aérien, du retour au quotidien normal.
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- Portrait de l'amour (scénario de Mattoti et Ambrosi, textes d'Ambrosi, 2 pages) - Un artiste peintre prend conscience qu'il n'aime plus sa femme.
Franchement, une histoire de rupture racontée en 2 pages, à raison de 4 cases par page, ça ne mène pas loin. Ça tient plus du résumé expéditif que de la narration. L'avantage, c'est que ça se relit rapidement. En outre, il est difficile de croire que Mattotti ait eu besoin de l'aide d'Ambrosi pour écrire une phrase aussi stupide que "En se déshabillant, il essaya de perdre ses pensées dans son pull".
Pourtant, ces 8 cases racontent beaucoup plus de choses qu'il n'y paraît. Mattotti et Ambrosi manient le sous-entendu avec une maîtrise impressionnante, leur permettant de s'appuyer sur des éléments implicites apportés par le lecteur. Ce dernier imagine sans peine les grands de traits de la relation entretenue par l'artiste et son modèle. Les quelques phrases suffisent à comprendre à quel stade est arrivée leur relation.
Les 8 images dessinées et mises en couleurs par Mattotti expriment beaucoup de choses de la relation entre ce peintre et la femme qu'il aime, qui lui sert de modèle. Le lecteur voit cette femme par les yeux de l'artiste. En contemplant les images, le lecteur associe l'évolution de leur relation au regard que l'artiste porte sur sa compagne, en quoi l'interprétation artistique qu'il en fait en la peignant transforme la vision qu'il en a.
En 4 pages, 8 cases et 20 phrases, les auteurs ont exposé la transformation qui accompagne le processus de création artistique, l'interprétation qu'il constitue. Ils ont donné à voir et à comprendre au lecteur l'évolution du regard que l'artiste porte sur sa compagne, et la transformation qui en découle. À nouveau les images crées par Mattotti amalgament des composantes descriptives et expressionnistes pour générer des sensations ineffables et singulières. Finalement ces 2 pages sont une leçon de concision et d'expressivité, ainsi qu'une belle analyse de l'évolution du sentiment amoureux, s'appuyant sur la nature du processus créatif.
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- Loin très loin (scénario et textes de Mattoti, 4 pages) - Un étrange paquet passe entre les mains de 4 individus pour lesquels l'expression "Loin, très loin" prend un sens aussi personnel que différent.
Chaque page se compose d'une illustration pleine page, et d'une ou deux courtes phrases en dessous. À nouveau Lorenzo Mattotti change de format pour mieux transcrire les émotions associées à sa nouvelle. Il est possible de ne lire que les phrases en bas de page, et d'avoir une idée assez juste du thème : des individus qui souhaitent être ailleurs, Mattotti effectuant une variation sur leurs mobiles qui différent.
Chaque personnage porte dans ses mains le même objet, métaphore visuelle de ce désir d'ailleurs. Le lecteur prend alors le temps de s'immerger dans l'impression que dégage chacune de ces 4 images singulières, de constater en quoi elles transcrivent l'état d'esprit de l'individu, ce qu'elles racontent par elles mêmes, en quoi les 2 phrases apportent un éclairage sur la situation, comment une même couleur met en relation 2 surfaces sans autre lien.
Après ce bref moment de communion d'un état d'esprit avec ces 4 personnages, le lecteur constate avec surprise que Mattotti a à nouveau réussi à raconter une histoire, sur le désir d'un ailleurs, au travers d'une forme des plus singulières.
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- Lettres d'un temps éloigné (scénario de Mattotti, textes d'Ambrosi et Mattotti, 21 pages) - À bord d'un train futuriste, Ambra, une descendante d'un artiste fictif (Lucio Mazzotti), lui écrit une lettre pour lui décrire son présent, ce futur dans lequel il est mort.
Avec cette histoire, le lecteur retrouve un format plus traditionnel : un personnage central, un récit linéaire reposant sur le voyage, les déplacements en train. Ambra s'adresse à son aïeul en voyageant à bord d'un train, en apportant les bandes dessinées qu'il a réalisées à sa tante. Mattotti et Ambrosi s'amusent à anticiper quelques avancées technologiques, essentiellement liées à des modes de reproduction de sensation, élargissant les possibilités pédagogiques et de stimulation des sens. Il s'agit plus d'une épure d'anticipation que d'un exercice de prédiction à court terme.
Guidé par les images et le monologue intérieur de la narratrice, le lecteur effectue lui aussi ce voyage découvrant les paysages par les images, ainsi qu'une partie de ces lectures générées par ces nouvelles technologies. Les images peuvent être descriptives (le port où accoste le bateau d'Ambra), ou abstraites. Ainsi page 49, le lecteur contemple une composition géométrique, dans la dernière case en bas à droite. Il s'agit d'un trapèze orangé en milieu de case, bordé d'une bande rouge, puis de bandes entre gris et violet. Cette composition abstraite ne prend son sens que dans le cadre de la narration, par rapport aux images précédentes. Il s'agit de la trace du train vu de dessus, à grande vitesse, l'impression qu'il laisse sur la rétine.
Ce petit décalage dans un futur proche mais étranger produit un effet de distanciation chez le lecteur qui ressent le voyage plus comme un concept ou une abstraction, les réflexions d'Ambra comme une remise en question de modes de communication qui n'ont rien d'immuable. En l'observant, le lecteur s'interroge sur ses motivations, ce qui éveille sa curiosité, ce qui fait l'intérêt de ce mode de vie nomade, sur la nature des relations qu'elle peut entretenir avec d'autres êtres humains.
Ambra ne semble pas avoir de préoccupations d'ordre matériel (souci financier ou logistique). Le lecteur se laisse alors porter par les images, retrouvant les sensations ou l'état d'esprit que génère un voyage en train, le paysage à la fois différent, bien présent, mais aussi évanescent, disparaissant au rythme de la progression du train, la rencontre avec un parent proche le temps de quelques heures, entre 2 trains.
Mattotti et Ambrosi s'amusent le temps d'une page à réaliser un facsimilé d'une bande dessinée de Lucio Mazzotti, très inspirée par Flash Gordon, semblant vouloir établir à quel point la bande dessinée a évolué, celles de Mattotti se situant plusieurs barreaux au dessus dans l'échelle de l'évolution de ce média. Ils génèrent ainsi un parallèle avec ce monde futuriste où les êtres humains ont des préoccupations plus élevées que celles de notre époque, tout en conservant les caractéristiques intangibles de la condition humaine.