La vie d’adulte est un exercice solitaire parfois pénible.
Ce tome est le premier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2018. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins et les couleurs. Il comporte soixante-huit pages de bande dessinée.
En octobre 1850, la reine Louise d’Orléans, première reine de Belgique, vient de rendre son dernier soupir. Philippe et Léopold viennent chercher leur jeune sœur Charlotte dans cuisine, là où elle s’est cachée derrière un immense panier. Le premier la prend par la main en lui assurant qu’ils seront avec elle : leur père a besoin d’eux, a besoin d’elle. Ils sortent de la cuisine par le grand escalier, et Léopold indique au personnel de maison qu’ils doivent reprendre le travail. Les enfants se rendent jusqu’au bureau du roi des Belges, Léopold premier, passant entre deux rangées de personnes bien alignées, leur jetant un regard attristé. Charlotte entre seule dans le bureau et son père affalé dans un fauteuil la prend dans ses bas. Il la réconforte en lui disant qu’elle doit voir sa mère, il le faut. Il continue : il aurait aimé que tout cela arrive plus tard, qu’elle soit plus grande. Mais tous les enfants doivent un jour voir leurs parents morts. Car la seule alternative serait que les parents voient leurs enfants morts. Et ce n’est pas ce que voudrait le Seigneur. Il l’embrasse sur le front et lui dit d’y aller, ses frères sont avec elle. Elle se rend dans la chambre mortuaire, et elle a le courage d’embrasser sa mère une dernière fois. C’est ensuite au tour de Philippe et Léopold.
En mai 1856, Charlotte fait la connaissance de Maximilien d’Autriche : ils se promènent ensemble dans l’immense serre. Chacun semble sur son quant-à-soi, et la jeune fille demande au jeune homme s’il n’est pas censé lui faire la cour. Il répond gentiment : À quoi bon ? Il s’explique : Charlotte est séduisante, bien sûr, il ajoute qu’elle est même très belle. Il est certain que sa famille à lui s’est assurée que Charlotte a de grandes qualités humaines et morales. Mais d’après ce qu’il sait, elle a un autre prétendant, le futur roi Pierre V de Portugal. Elle lui assure qu’il s’agit juste d’un ami. Il reprend : Elle est jeune et naïve, les princesses de seize ans n’ont pas d’amis. Il lui assure : C’est son prétendant, c’est un roi, et lui n’est qu’un archiduc. Voilà. Fin de partie. Elle lui demande pourquoi il est ici alors ? Il explique gentiment, tout en gardant une allure très droite, que c’est parce que c’est ce qu’on attend de lui, il doit sauver les apparences. Mais il n’empêche qu’à Lisbonne, ils ont déjà commencé à négocier la dot. Il dit qu’elle ne doit pas se sentir vexée, c’est très flatteur, il y a bien des princesses en Europe qui ne suscitent pas tant de convoitises. Il en connaît une que son père essaye de caser depuis qu’elle a douze ans. Aujourd’hui elle en a vingt-quatre, presque une grand-mère. Charlotte s’étonne que Pedro ait ce genre d’idées, car il s’en est toujours défendu pourtant, il a même juré le contraire. Maximilien lui conseille de ne pas en vouloir au jeune roi : il ne dit pas ce qu’il veut, il fait simplement ce qu’on attend de lui. Comme le disait Shakespeare : Lourde est la tête qui porte la couronne.
Les auteurs prennent gentiment la main du lecteur pour le placer aux côtés de la jeune Charlotte à dix ans, ce qui permet de prendre pied facilement dans l’époque, dans cette région du monde. Puis six ans plus tard, la discussion entre elle et Maximilien est de nature explicative, permettant de comprendre l’enjeu des prétendants dans l’union des familles. La suite du récit est tout autant chargée d’Histoire, généralement en arrière-plan. Par exemple, la bataille de Solférino est évoquée en passant, le temps de deux pages, sans détail sur les forces en présence (France et Autriche) ou sur le coût en vies humaines. Le lecteur est tenté de rapprocher ces deux pages, des deux beaucoup plus fastueuses consacrées au mariage de Charlotte et Maximilien, pour l’effet de contraste. Les auteurs n’évoquent pas non plus l’historique de la maison Habsbourg-Lorraine, laissant le lecteur curieux aller se renseigner, et le lecteur connaisseur du sujet apprécier comment l’incidence de l’histoire de cette maison est intégrée à la fois dans le sort réservé à Ferdinand Maximilien de Habsbourg-Lorraine, à la fois dans les alliances. En revanche, Félix Eloin expose à Charlotte et son époux, la situation contemporaine du Mexique pendant six pages : en particulier l’arrivée au pouvoir de Benito Juárez (1806-1872), et l’intervention de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre, et son exil en 1864. Par curiosité, le lecteur se renseigne également sur deux autres personnages historiques : Charles de Bombelles (1832-1889, Karl Graf von Bombelles, le fils du précepteur de Maximilien) et Félix Eloin (1819-1888, Édouard Joseph Félix Éloin)
Le récit se révèle être donc profondément enraciné dans l’histoire, sans se transformer en un cours d’histoire. Pour autant, l’artiste se livre à une reconstitution historique ambitieuse et remarquable. À l’évidence, il a effectué de solides recherches pour les tenues vestimentaires. Le regard du lecteur commence par s’attarder sur les toilettes de Charlotte : ses robes, les rubans, les couvre-chefs, un éventail, un voile, un nœud dans les cheveux, une ombrelle, un camé, les rangs d’un collier de perle, la forme de ses cols, etc. Cela l’incite à accorder également une attention particulière aux costumes plus stricts de Maximilien : chemises, redingotes, nœud au col, magnifique costume d’apparat pour son mariage, et son bicorne, jusqu’à la parure munificente portée sur sa veste lors de sa cérémonie de prise de pouvoir au Mexique. Le lecteur oublie toute retenue et se délecte tout autant des décors : depuis la hauteur sous plafond impossible dans le palais du roi des Belges, jusqu’à la muraille depuis laquelle Maximilien s’adresse à son nouveau peuple, en passant par la serre royale (que le lecteur aimerait bien visiter), la chapelle dans laquelle Charlotte va se confesser (encore une hauteur sous plafond rendant insignifiante les êtres humains), la salle de bal, le large lit du couple, la décoration du palais autrichien, les façades le long des canaux de Venise, la Scala de Milan, les différentes phases de la construction du palais de Miramar, etc.
L’artiste compose également de somptueuses scènes visuelles : la luxuriance de la végétation dans la serre, l’attelage de la voiture transportant les nouveaux mariés, une entrevue très formelle et quelque peu cruelle dans les jardins du palais entre Charlotte et la reine d’Autriche, les cadavres sur le champ de bataille de Solférino, la hauteur impossible de l’escalier dans le palais des Tuileries avec le tapis rouge sur les marches, etc. Le lecteur se rend compte qu’il est tout aussi captivé par des moments personnels montrant un personnage ou un autre dans une situation mémorable. Grâce à sa direction d’acteur et son talent de mise en scène, le dessinateur sait faire exprimer la singularité d’un comportement : la tristesse insondable de la petite fille subissant le protocole formel à l’occasion du décès de sa mère sans pouvoir laisser éclater son chagrin, la connivence amicale entre Charlotte et Maximilien se promenant dans la serre, la timidité de la jeune femme lors de sa nuit de noces, la joie exubérante de Maximilien lorsqu’il lui annonce que son frère vient officiellement de le nommer gouverneur de Lombardie-Vénétie, l’application démesurée avec laquelle Maximilien épingle un papillon sur un tableau, l’onctuosité doucereuse avec laquelle Charles de Bombelles propose des relations perverses à Charlotte, le calme implacable avec lequel Philippe remet à sa place Sebastian Scherzenlechner qu’il fait cingler de coup de ceinturon, etc.
Progressivement, le lecteur, qu’il soit familier de l’histoire de Charlotte de Belgique ou non, prend conscience que les auteurs réalisent une étude de caractère fouillée. A priori, elle semble être une enfant inexpérimentée dans les choses de la vie : confiante dans le fait que les hommes puissent entretenir une véritable amitié avec elle (sans avoir conscience du jeu de pouvoir constitué par chacune de ces rencontres arrangées), confiante dans l’amour de son époux, dans l’honnêteté de son meilleur ami Charles de Bombelles, dans les promesses des uns et des autres, dans le respect mutuel qu’elle est en droit d’attendre. Pour autant les auteurs n’en font pas une oie blanche : elle comprend parfaitement le comportement infidèle de son mari et l’accepte, elle fait montre d’une compréhension politique et diplomatique, elle s’adapte aux circonstances défavorables de la vie sans se complaire dans le rôle de victime. De séquence en séquence, elle se révèle comme un individu complexe, à la fois le fruit de son éducation, à la fois capable d’autonomie. Le lecteur revient en arrière pour apprécier et évaluer certains visuels symboliques : le traumatisme du rôle que les adultes lui font jouer lors de la mort de sa mère, la fascination pour l’étrangeté et la fragilité des papillons, ainsi que la passion que Maximilien entretient pour eux, le motif de la plume qui commence par celle de la cuisine gardée précieusement.
En creux, apparaît le portrait d’autres personnages. L’ignoble Charles de Bombelles, répugnant à plus d’un titre. Le manque de toute empathie de Sebastian Scherzenlechner qui fait son devoir obéissant sans hésitation, sans questionnement. La droiture de Félix Eloin qui obéit avec la même implication, tout en faisant montre d’empathie. Et bien sûr, Maximilien lui-même. Les auteurs ont pris le parti de le montrer sous le jour de sa vie privée, sans évoquer ses convictions politiques, par exemple son libéralisme en Lombardie-Vénétie. Le lecteur lui accorde immédiatement toute sa sympathie pour sa franchise vis-à-vis de Charlotte, concernant l’inutilité de la courtiser en se sachant en concurrence avec un roi, pour sa passion pour les papillons, pour son amitié véritable vis-à-vis d’elle, conduisant à un beau mariage d’amour. La suite le révèle sous un autre jour, à la fois quant à sa recherche de plaisir, à la fois quant à sa conscience de passer en second en tout après son frère aîné François-Joseph (1830-1916). Les auteurs brodent un peu sur la vérité historique de sa relation avec Napoléon III pour dramatiser leur rencontre en 1864, et accentuer une forme de faiblesse de caractère. Le lecteur voit ce que cela peut laisser augurer pour la suite au Mexique.
Le titre annonce clairement une série consacrée à Charlotte de Belgique (1840-1927), et ce premier tome à son mariage avec l’archiduc. Le lecteur s’immerge dans une reconstitution historique soignée et même léchée, avec une sensibilité élégante dans la mise en scène, et des visuels mémorables. Il assiste à l’appréhension progressive de la réalité par la jeune Charlotte, son adaptation révélant et forgeant son caractère et en parallèle une interprétation finement ouvragée de la personnalité de Maximilien de Habsbourg-Lorraine. Une étude de caractère pénétrante dans un contexte historique hors norme.





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