Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang.
24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui.
Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine.
Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs.
Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle.
Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent.
La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc.
Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée.
Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
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