Les hommes de conviction sont rarement appréciés par les esprits chagrins.
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 26 - Mission Antarctique (2015, par François Corteggiani & Christophe Alvès) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2016. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.
Novembre 1959, dans le Pacifique Sud, à plusieurs milliers de kilomètres des côtes chiliennes… L’Arturo Prat, un petit cargo en provenance de Valparaiso, fait route vers l’île de Pâques… Le cargo, transformé en navire scientifique, a été affrété par Antoine Lasalle, un archéologue français qui se rend à Rapa Nui pour une campagne de fouilles. Lefranc a rejoint l’expédition à la demande son amie Julie Lasalle. La jeune ethnologue accompagne son père pour étudier la civilisation des Pascuans et le journaliste entend bien profiter de l’opportunité pour faire un reportage sur cette ile fascinante. Après avoir demandé à Antoine Lassalle où elle se trouve, Guy Lefranc se dirige vers le pont arrière pour aller retrouver sa fille Julie. Elle est confortablement installée dans une chilienne, lisant l’ouvrage de Thor Heyerdahl qui est la plus récente publication scientifique consacrée à l’île de Pâques. Elle en recommande la lecture au journaliste. Ce dernier lui fait observer que Heyerdahl n’est ni un archéologue, ni un ethnologue, et ses travaux sont largement contestés. Elle balaye ces objections d’une remarque : Les hommes de conviction sont rarement appréciés par les esprits chagrins.
Au même moment, au Grand Hotel Bolivar à Lima, monsieur Di Marco accueille monsieur Zhang qui trouve que son interlocuteur ne se refuse rien, car il a pris la suite la plus chère de l’hôtel. Il ajoute que dans son pays les hommes se battent par conviction, pas pour de l’argent. Zhang ouvre sa mallette qui est pleine de billets de banque. Il en sort également un dossier intitulé : Novembre 1987, Spoutnik II, Laïka. Di Marco indique que tout est en place : il a acheté le navire et recruté les hommes. Zhang indique que de son côté, son gouvernement a retourné ou gagné à leur cause, tous les scientifiques indispensables à la réussite du plan. Di Marco propose de trinquer, il lève son verre à la réussite de leur entreprise. Un crépuscule adoucit la lumière de l’île de Pâques. Longeant les falaises escarpées de la côte nord, un cavalier flanqué d’une mule chevauche vers l’est. Il s’arrête devant un moai, et descend de sa monture. Il prend une lampe et dirige vers un rocher qu’il fait glisser. Il va prendre les fagots chargés sur le dos de la mule, et il descend dans la caverne, celle-ci présentant une ouverture vers l’océan. Un quart d’heure plus tard, un Pascuan arrive à la hauteur du cheval et de la mule. Il calme le cheval, et il entend un craquement dans son dos.
La couverture promet une aventure sur l’île de Pâques, et la chute d’une comète, ou d’un autre objet céleste, venant se confondre avec le mythe de l’homme-oiseau. Pour son deuxième album de la série (après Lefranc T25 Cuba libre, 2014), le scénariste reste fidèle au principe d’envoyer le reporter dans un endroit éloigné du monde, et de le confronter à un mystère qui pourrait contenir une part d’anticipation ou de surnaturel. Enfin, pour cette deuxième caractéristique, surtout sur la couverture. Le lecteur s’est préparé à une narration dense, aussi bien en phylactères qu’en nombre de cases par page… et c’est bien le cas. Pour autant, les auteurs ont conscience de cette caractéristique intrinsèque de la série, et ils ménagent quelques planches comprenant moins d’une demi-douzaine de cellules de texte ou de dialogues, à commencer par la planche trois avec un seul cartouche. Le lecteur s’attend également à un exposé sur l’île de Pâques, avec les connaissances de l’époque, c’est-à-dire des années 1950. Dès la première page, le scénariste utilise le terme consacré de Rapa Nui pour désigner cette île, et le livre de Thor Heyerdahl (1914-2002, anthropologue, archéologue et navigateur norvégien) que Julie Lassalle tient dans ses mains est certainement Aku-Aku, Le secret de l'île de Pâques (1958). Par la suite, il emploie le terme de Pascuan, et il évoque les Aku Aku, il désigne plusieurs moais par le nom qui leur a été donné pour les identifier, et il explique le mode de gouvernance mis en place. En page sept, Antoine Lassalle effectue un bref rappel historique sur la découverte de l’île, d’abord par les Hollandais, puis par les Espagnols, et enfin l’arrivée de La Pérouse en 1786 lors de sa circumnavigation. Le récit se trouve ancré dans la réalité historique de l’île à cette époque. En page treize, Lucie Lassalle évoque très rapidement le mythe de l’homme-oiseau : Jadis, les Pascuans plongeaient de la falaise dans les eaux infestées de requins pour parcourir à la nage les deux kilomètres qui les séparaient de Motu Nui. Le guerrier qui réussissait l’exploite de ramener le premier œuf de sterne pondu dans l’année devenait pour un an, le nouvel homme-oiseau, c’est-à-dire le représentant sur Terre du Dieu Make Make.
Comme dans d’autres albums, Guy Lefranc se trouve au milieu d’une situation complexe, dans laquelle il va jouer un rôle déterminant, accomplissant des actes de bravoure, sans pour autant être de toutes les séquences, sans sauver tout le monde par des actes téméraires et spectaculaires. Il apparaît comme un jeune homme, entre vingt-cinq et trente ans, respecté par les personnes de son entourage, sans être meilleur que tout le monde, ne possédant pas de sens de l’humour. Le scénariste le place dans une expédition comprenant des scientifiques de haut niveau auxquels il fait confiance. Au cours de cette aventure, il n’hésite pas à plonger tout habillé dans l’océan pour sauver un homme à la mer, à convaincre le père Sebastian de l’accompagner sur le site de la météorite, à tenir tête au commandant Arnaldo Curti (ce qui lui vaut d’être emprisonné), à passer cinq pages les mains attachées dans le dos, et enfin à empêcher un mercenaire d’abattre un pilote. Il est représenté comme un jeune homme bien bâti, avec une constitution normale, sans musculature de culturiste ou même d’’athlète de haut niveau, un visage sérieux qui ne sourit que très rarement, des gestes assurés, vifs quand l’action le justifie. Il porte des vêtements simples, les mêmes du début à la fin : un pantalon de toile, des bottes (ce qui est adapté au terrain), un polo rouge et une veste kaki. Il est animé par des valeurs morales comme l’honnêteté, la vérité, un sens de la justice et un réflexe de protéger les plus faibles. Cela fait de lui à la fois un héros dans le sens noble du terme, à la fois un personnage un peu lisse, avec un comportement adulte dépourvu de naïveté ou d’altruisme trop élevé pour être crédible.
Les autres personnages présentent le même aspect ordinaire : des corps normaux, des tenues banales ou adaptées à leur fonction (la robe du prêtre, l’uniforme du commandant, les tenues noires des commandos). Ils se comportent essentiellement conformément à leur fonction, sans d’autre trait de caractère marqué. Deux exceptions : Julie Lassalle qui fait montre d’une pointe d’ironie, Axel Borg animé par son intérêt personnel et l’appât du gain, avec une animosité marquée contre Lefranc. La narration s’inscrit donc dans un registre réaliste qui rend très plausible ce qui est raconté. Le lecteur observe les cases avec l’assurance qu’elles montrent les choses avec un souci d’authenticité. Il prend le temps de détailler les vêtements des Pascuans, le navire affrété pour la recherche, les quelques bâtiments de l’île de Pâques, les lits de camp, le matériel militaire, etc. Il note que dans ce tome le dessinateur n’a que peu de véhicules à représenter : une Jeep et des motos (que Lefranc n’enfourche que le temps d’une unique case) ce qui rompt un peu avec l’une des composantes de la série. Et bien sûr : les représentations de Rapa Nui, des moais, des formations rocheuses. Il apprécie que le regard des statues soit bien tourné vers l’intérieur de l’île, comme dans la réalité.
Le lecteur s’immerge avec plaisir dans cette narration consistante, sans être pesante, se projetant dans cette région du globe qu’il ne visitera peut-être jamais, suivant les différentes péripéties allant de l’installation du camp des chercheurs jusqu’à un affrontement contre un commando ayant débarqué clandestinement sur l’île de Pâques. La narration visuelle reprend les caractéristiques de celle de Jacques Martin : une ligne claire avec quelques éléments supplémentaires comme de petits traits de texture et de très discrets dégradés dans la mise en couleurs, une moyenne de neuf ou dix cases par page, et une approche descriptive et réaliste qui ancre l’histoire dans un réel plausible. Le scénariste a construit une intrigue qui entremêle plusieurs intérêts (l’expédition d’Antoine Lassalle, les traditions des Pascuans, la représentation du gouvernement chilien, un commando financé par des puissances étrangères), inscrite dans le contexte géopolitique de l’époque (c’est-à-dire la guerre froide et la course à l’espace). En trame de fond, se trouvent plusieurs thèmes comme les expéditions européennes pour découvrir et comprendre le monde (celle du norvégien Thor Heyerdahl, celle de Lassalle), une population locale (les Pascuans) administrée par un pays d’une autre culture (le Chili), les opérations tenues secrètes pour raison d’état. Le narrateur omniscient fait observer dans la dernière page que les Russes (une forme de dictature à l’époque) ne communiquent que sur les missions réussies, jamais sur les échecs. En finissant la dernière page, le lecteur éprouve un sentiment fugace de regret que la culture de Rapa Nui n’ait pas été plus développée, que ce soient les moais ou le mythe de l’homme-oiseau.
Promesse tenue d’une nouvelle aventure de Guy Lefranc dans un endroit exotique, dans une situation complexe et adulte, modelée par le contexte historique et géopolitique. Le lecteur savoure la narration visuelle minutieuse et référencée pour une reconstitution historique authentique. Il se projette sur Rapa Nui (l’île de Pâques) et ces étonnantes statues, pris dans les intérêts de la course aux étoiles. Quelques jours très mouvementés.
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