mercredi 6 novembre 2024

Le télescope

Les pauvres, il n’y a rien de mieux pour devenir riche.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2009. Il a été réalisé par Jean van Hamme pour le scénario, Paul Teng pour les dessins et Walter de Strooper pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-deux pages de bande dessinée. Il s’agit de l’adaptation du roman du même nom, paru en 1996, dont l’auteur est aussi Jean van Hamme.


Dans son appartement bondé de livres dans tous les coins et sur tous les supports horizontaux, Julien Villars a les écouteurs sur les oreilles et écoute l’interview du cycliste Mathias Vandamme pour la transformer en une autobiographie, servant de prête-plume au sportif. Julien Villars, 60 ans et 42 jours. Licencié ès lettres, deux fois divorcé, sans enfants. Écrivain spécialisé dans les mémoires de vedettes du sport ou de la chanson. Rêvait d’être Proust, Montherlant ou Mallarmé. Signes particuliers : fume deux paquets de Gitanes filtre par jour et ne bande plus depuis quatre ans. La sonnette retentit et deux de ses amis entrent dans l’appartement. Ils le saluent, et Marcello Garini se dirige droit vers le télescope pour regarder dedans et mater la voisine d’en face qui est justement en sous-vêtements rouges, en train d’ajuster son deuxième bas. Marcello Garini, dit Marcel. 60 ans et 27 jours, fils d’immigrés italiens, 1m62 pour 68kg. Cuisinier de formation, ne voit dans son travail qu’une source de fatigue et de désagréments. Dragueur invétéré, franc buveur et joueur impénitent, sans regrets ni remords. Signe particulier : est en ménage avec Adrienne, propriétaire du restaurant La Cantonade. Charles Ferignac se contente de regarder par la fenêtre, pendant que son ami monopolise le télescope. Charles Ferignac, 59 ans et 9 mois. Gérant de la plus petite agence de l’hexagone du Crédit Viticole de France. Célibataire endurci, de nature accommodante, a le défaut naïf et obstiné de croire son charme épargné par l’usure du temps. Signes particuliers : se teint les cheveux et adore les cravates voyantes avec pochettes assorties. La belle voisine reçoit un amant, et elle tire les rideaux, mettant fin au spectacle.



René Jouvert a sorti son pistolet et il effectue une descente dans un local supposé être la planque de Dédé-les-doigts-d’or. René Jouvert, 60 ans aujourd’hui. Inspecteur principal à la répression du banditisme. Veuf inconsolable depuis douze ans, deux filles mariées (avec deux cons) vivant à l’étranger. Second aux championnats interpolices de tir aux armes de poing en 1994. Signe particulier : collectionne les revolvers américains d’avant 1917. Son collègue défonce la porte d’un coup de pied : la pièce est vide, ils ont fait chou blanc. Pas tout à fait car trois autres collègues surgissent de derrière un tas de fournitures de grande taille, en lui chantant Bon anniversaire. De retour au bureau, Jouvert découvre la fête organisée par ses collègues, pendant qu’il était en mission. M. le sous-secrétaire d’état s’est déplacé en personne pour le féliciter pour ses soixante ans, lui remettre la médaille de l’ordre national du mérite, pour ses trente-huit ans de carrière exemplaire, et l’informer que l’inspecteur principal Jouvert est dès aujourd’hui admis à faire valoir ses droits à une retraite bien méritée.


Après tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et rien ne s’oppose à ce qu’un écrivain réalise lui-même le scénario pour une adaptation en bande dessinée, d’autant plus s’il s’agit d’un scénariste confirmé comme peut l’être Jean van Hamme, travaillant avec dessinateur confirmé (artiste de séries comme Delgadito, L’ordre impair, Jhen, Shane, La complainte des landes perdues). En ayant en tête le fait qu’il s’agit d’une adaptation, le lecteur peut détecter un ou deux passages littéraux, en particulier le cartouche de texte occupant une case pour présenter tour à tour chacun des cinq amis, ou le long discours de René Joubert pour faire le constat des carrières pathétiques de chacun d’entre eux. En fait, la construction du récit bénéficie de son origine première pour sa construction solide et bien articulée, et régulièrement des réparties soutenues avec une profondeur psychologique appréciable. De son côté, le dessinateur assume complètement son rôle, réalisant des cases dans un registre descriptif et réaliste qui prend en charge de montrer les personnages et les lieux, sans se contenter d’affiler les têtes en train de parler, avec un camaïeu en guise de fond de case.



Le point de départ du récit révèle tout de suite son originalité. Pour commencer les personnages principaux sont au nombre de cinq et ils sont tous sexagénaires : Julien Villars (60 ans et 42 jours), Marcello Garini (60 ans et 27 jours), Charles Ferignac (presque 60 ans, 59 ans et 9 mois), René Jouvert (60 ans aujourd’hui), Louis Seigner (60 ans et 19 jours). Ensuite, ils ont tous mené une vie sans éclat et ils font le constat de leur banalité : écrivain réduit à la fonction de porte-plume, cuisinier dans un petit restaurant possédé par sa compagne, banquier gérant la plus petite agence de France, policier arrivé en bout de carrière et veuf, comédien malchanceux reconverti dans les pubs troisième âge. Enfin, malheureux en amour, ils le vivent par procuration en observant par un télescope la voisine de Julien, qui se fait entretenir par le président directeur général d’une grosse entreprise. La case accueillant un texte sans image permet de les présenter chacun efficacement et de leur donner une solide fondation pour leur personnalité et leur caractère. Ils vont finir par avoir le courage d’aller parler en face à face à Josefine, la belle femme, et ils vont se retrouver à assurer son train de vie, ce qui ne peut pas durer longtemps au vu de leur situation économique respective.


La narration visuelle raconte cette histoire comme un roman naturaliste. L’artiste s’investit pour représenter la réalité au premier degré, comme s’il la filmait pour un documentaire. Ses dessins se montrent honnêtes avec les marques du temps sur ces sexagénaires : rides, calvitie ou ligne de cheveu qui recule, embonpoint allant au surpoids pour l’un d’eux, tenue vestimentaire quelque peu datée ou en tout cas passée de mode depuis de nombreuses années, fatigue rapide à l’effort physique et importante sudation, et même impuissance pour Julien. En face, la bonne santé et la relative jeunesse de Josefine (entre trente et quarante ans) resplendissent, ainsi que sa prestance et son goût pour les belles toilettes (un peu chères). Le lecteur apprécie tout autant les rôles secondaires, éprouvant la sensation d’en avoir déjà rencontré des comme ça : Claude Lorraine (35 ans, diplômé HEC, ne lit jamais les manuscrits qu’il publie) et sa belle chemisette, Adrienne Lafourcade (58 ans, 82 kilos de chair encore ferme, une ombre de moustache et pas un gramme d’humour, le tintement de sa caisse enregistreuse lui procure ses seuls vrais moments d’extase), ou encore Lucette Germeau (17 ans et demi, la peau sur les os, serveuse à La Cantonade signes particuliers : aucun).



Les dessins montrent également un haut niveau d’investissement de l’artiste pour représenter chaque lieu, lui donner de la consistance, le rendre palpable et réaliste. Le lecteur se rend compte qu’il visite de nombreux endroits très différents : l’appartement encombré de l’écrivain, un studio de tournage pour une publicité, un bar-restaurant de quartier, le bureau très lumineux à l’aménagement minimaliste de l’éditeur, une chambre d’hôpital, le petit appartement de Josefine, le luxueux restaurant qu’elle fréquente, le grand jardin municipal ombragé avec sa buvette ; l’étonnante mosaïque d’une quarantaine de minuscules jardins urbains, la librairie où Julien Villars dédicace son recueil de poésie (une seule lectrice), la salon bourgeois où règne une dominatrice, les bureaux luxueux du président directeur général d’une grosse entreprise de BTP, et la magnifique villa à Marbella. Ce registre de dessins a pour effet de rendre concret et réaliste le récit.


De fait, le scénariste a construit une solide intrigue dans laquelle de vrais adultes refusent de capituler devant la fatalité de leur avenir tout tracé, et devant l’âge, ayant atteint la soixantaine. Les différents éléments s’imbriquent de manière organique : l’amitié des cinq sexagénaires, le choix de mode de vie de Josefine, les finalités capitalistes du PDG Maxime Schroeder pour qui tous les moyens sont bons pour augmenter ses profits. Sans grossir le trait, Jean van Hamme met à profit l’existence de vraies malversations, les regrets de personnes arrivant à la retraite, la conjugaison de compétences variées pour atteindre un but collectif (les cinq amis formant sans le savoir une équipe pluridisciplinaire) et une femme entretenue faisant montre d’une confiance en elle à la hauteur de son charme, remplissant le rôle de muse, et un peu plus. En arrière-plan, l’intrigue évoque les liens entre le capitalisme et le monde politique avec la facilité de la corruption, le monde du paraître pour un chef d’entreprise dont la philanthropie n’est que de façade, le désir sexuel qui nécessite de payer passé un certain âge. Le scénarise a l’élégance de ne pas verser dans un cynisme de pacotille, facile et complaisant, restant plutôt dans une forme de pragmatisme futé et de circonstance.


Un roman adapté en bande dessinée par son auteur : pourquoi pas. Le lecteur averti peut détecter une ou deux transpositions littérales rappelant l’origine de ce projet. Il a vite fait de l’oublier, après avoir fait connaissance avec cinq amis tout frais sexagénaires, très ordinaires et moyens, ayant conscience de leur banalité sans éclat. La solide narration visuelle permet au lecteur de se projeter dans des endroits du quotidien normal et personnalisé, et de suivre des individus adultes qu’il pourrait croiser dans la rue ou les transports. À l’opposé de la résignation, l’intrigue montre que ces cinq amis entretiennent encore des projets, qu’ils sont susceptibles d’atteindre en mettant à profit leur savoir-faire ordinaire. Une belle histoire plus amorale qu’immorale, pragmatique sans être cynique ou blasée.



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