La roue d’Anacréon. Elle ne cesse jamais son mouvement inexorable.
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 25 - Cuba libre (2014, par Roger Seiter & Régric) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2015. Il a été réalisé par François Corteggiani (1953-2022) pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.
Prague, Tchécoslovaquie. Ce soir-là sur le pont Charles désert qui joint les deux rives de la Vitava, un homme venant du quartier de Malá finit de traverser en direction de Staré Mèsto, la vieille ville. Il pleut… Peu après, ayant emprunté, un peu hésitant, un itinéraire qu’il ne semble pas connaît par cœur, il atteint enfin son but dans la rue Na Porici. Guy Lefranc pénètre dans la librairie Jaroslav Hasek, la seule vitrine éclairée de la rue. Il repère un exemplaire de La grande menace sur une pile. Le libraire rentre dans la pièce à son tour et indique que le magasin est fermé : ils sont en plein inventaire. Le reporter demande un exemplaire de la première publication des Montagnes hallucinées, de H.P. Lovecraft. Il s’en suit un échange d’expert sur l’année de cette première édition. Le libraire semble satisfait : son visiteur connaît le mot de passe. Il le conduit dans une pièce au sous-sol, où Lefranc retrouve Mister Cunningham, un agent des services secrets britanniques dont il avait fait connaissance lors d’une précédente aventure. Ce contact l’invite à s’installer, et lui prépare un thé. Puis il annonce que Guy Lefranc est mort : un corps portant ses papiers et les mêmes vêtements que lui est en train d’être repêché dans la Vitava par la police fluviale.
Tout avait commencé dans les locaux du journal Le Globe quelques semaines plus tôt, alors que Lefranc travaillait sur un nouvel article. Il avait reçu un appel du commissaire Renard, lui disant qu’ils devaient se voir. Renard vient prendre Lefranc en voiture, rue de Rivoli, une demi-heure plus tard. Il l’emmène en Normandie, suivant des ordres qui viennent d’en haut. Après une heure de route environ, la traction du commissaire Renard arrive à destination. Il pénètre dans une propriété, dont la grille est gardée par un homme en arme. À la porte de la demeure, Lefranc est accueilli par Mister Cunningham. Une fois à l’intérieur, celui-ci lui explique qu’il s’agit de sauver le monde. Il demande au journaliste, s’il connaît la Nouvelle Souabe, et il se lance dans une explication en s’aidant d’une carte accrochée au mur : La Nouvelle Souabe, ou Neuschwabenland comme disent les Allemands, se trouve là, en Antarctique ! Son territoire est aussi vaste que celui de la France. L’antarctique, comme Lefranc le sait sans doute, est le cinquième plus grand continent de la Terre. Il occupe l‘extrême sud de la planète. Cunningham souhaite juste décrire l’endroit peu hospitalier où Lefranc va devoir se rendre. Sa masse continentale est formée d’un lit rocheux, mais celui-ci reste invisible à 95% en raison de l’épaisse couche de glace qui le recouvre presque entièrement. Ces glaces s’étendent sur plus de 14 millions de kilomètres carrés, soit presque le double de l’Australie.
Premier album de la série écrit par François Corteggiani et dessiné par Christophe Alvès, duo qui va réaliser un tome en alternance avec le duo Roger Seiter (scénario) et Régric (dessins) jusqu’au décès de Corteggiani en 2022. Dès la première page, le lecteur est en territoire familier : dessins de type ligne claire avec une dizaine de cases par page en moyenne, dialogues et cartouches de texte copieux, pour une narration réaliste et dense. L’entrée en la matière établit le récit dans le genre de l’espionnage : la ville de Prague dans les années 1950, un rendez-vous de nuit dans une librairie mystérieusement ouverte, un mot de passer pour s’identifier, une rencontre dans une pièce au sous-sol aménagée douillettement avec un bon thé chaud, la mise en scène de la mort du héros, et tout ça en moins de quatre pages. Le scénariste continue sur sa lancée : une mystérieuse base secrète en Antarctique en héritage du régime nazi, une mystérieuse arme destructrice, une usurpation d’identité, un accident de la route arrangé, un voyage en zeppelin, des œuvres d’art dérobées pendant la seconde guerre mondiale, un agent secret infiltré à l’identité inconnue, etc. C’est un vrai roman d’espionnage en pleine guerre froide, et en même temps ce n’est pas simplement la dichotomie manichéenne du bloc de l’ouest contre le bloc de l’est, des Américains contre les Russes.
Le scénariste joue habilement avec un autre registre : la possibilité d’une technologie d’anticipation, voire peut-être une touche de science-fiction. Dès la page quatre, le mot de passe repose sur l’année de la première édition d’un roman de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) : Le montagnes hallucinées (1936). Corteggiani s’amuse à faire mentionner ce roman une seconde fois en page neuf, quand Mister Cunningham commence son long exposé, Guy Lefranc citant l’université de Miskatonic. L’auteur continue à entretenir le doute dans l’esprit du lecteur avec les théories de Richard Byrd (1888-1957), explorateur polaire et aviateur américain de l'US Navy : avoir trouvé au pôle Nord, par moins 58°, avec trois compagnons, une vallée luxuriante où passaient des mammouths, et en volant une autre fois à basse altitude pénétrer par un large trou dans la croûte glaciaire et parvenir au centre du grand inconnu, la terre étant creuse selon certaines théories fantaisistes. Mais quand même, c’en est trop pour le héros rationnel, et Guy Lefranc s’offusque en demandant à Cunningham si : Il ne serait pas adepte, lui aussi, de loges comme celle de Thulé (un groupe d'études ethnologiques s'intéressant à l'Antiquité germanique et au pangermanisme aryen) ou des pratiques médiumniques de cette Maria Orsitch (ou Maria Orsic, 1895-1945 ?, médium, pronant l’existence de l’énergie Vril, de messages métaphysiques et scientifiques d’Aldébaran) prétendant entrer en contact avec des entités venant d’Aldébaran. Ainsi en fonction de ses inclinations, le lecteur hésite entre supposer que le récit restera dans un registre rationaliste avec un pointe d’anticipation, ou intègrera une touche de surnaturel ou de spiritisme (et puis, c’est bien tentant d’imaginer une soucoupe volante dont le carburant serait la force de l’esprit).
Dans le même temps, Guy Lefranc se lance dans une vraie aventure : infiltrer une base secrète en Antarctique sous le couvert d’une usurpation d’identité. Là aussi, la densité narrative permet de développer des moments divers : l’évocation de l’exploration de l’Antarctique, l’installation de la base secrète dans la Nouvelle Souabe, un voyage en zeppelin, la visite de plusieurs zones de la base en Antarctique et la découverte de ce qu’elle contient, le passage à tabac d’un prisonnier pour un interrogatoire musclé, une évasion assez classique, la prise d’assaut de la base souterraine, sans oublier deux vols dans cet appareil étrange en forme de soucoupe. Le scénariste maîtrise ces moments d’action classique, les amenant dans une succession logique, avec un enchaînement qui coule de source, un rythme maitrisé, des particularités qui leur donnent une saveur propre, sans impression de cliché ou de rebondissement usés jusqu’à la trame et prêts à l’emploi.
Le dessinateur maîtrise, lui aussi, les caractéristiques de la narration visuelle de type ligne claire. Il réalise des cases descriptives et réalistes, avec un niveau de détails élevé. Le lecteur peut identifier du premier coup d’œil la vue sur Prague depuis un bateau sur la Vitava. Il ne manque pas une seule brique au mur du couloir souterrain qui mène à la pièce cachée où se tient Mister Cunningham. À chaque lieu, le lecteur prend le temps de savourer les accessoires et les aménagements : le carrelage devant l’évier de ladite pièce, le périscope d’un sous-marin, l’intérieur du Haunebu, l’aménagement intérieur du zeppelin, le petit train qui permet de se déplacer dans l’immense base de l’Antarctique et le réseau d’éclairage des galeries, le magnifique paysage de montagne et son hôtel des Sommets avec sa cheminée. Certes à deux reprises, le scénariste prend un malin plaisir à écrire un cartouche qui décrit exactement ce que montre l’image, certainement une sorte d’humour référentiel ou un défi chez les continuateurs de l’œuvre de Jacques Martin. Pour autant, les cases apportent toujours beaucoup d’autres informations visuelles et le lecteur est à la fête : les modèles de voiture (une tradition bien établie dans cette série), les tenues polaires, quelques avions, un modèle de lampe de bureau, les armes à feu (en remarquant que Lefranc prend bien soin de ne pas tuer) et même un bazooka, un modèle de transistor, etc. Il n’y a que la rue de Rivoli qui semble un peu étroite, avec pas assez de files de circulation.
Pour ce vingt-sixième album de la série, les auteurs se montrent aussi respectueux du travail de Jacques Martin, qu’impliqués pour réaliser une histoire mémorable. Le scénariste est allé piocher dans les rumeurs et autres théories du complot sur l’héritage des Nazis, pour une intrigue parfaitement dosée, entre plausibilité et éléments propres à déclencher l’imagination du lecteur. La narration visuelle est impeccable, précision et minutie, lisibilité et efficacité, réalisme et images mémorables. Un grand album de cette série.
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