jeudi 5 septembre 2024

Fritz Lang le Maudit

Le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur.


Il s’agit d’une biographie consacrée au réalisateur Fritz Lang (1890-1976) entre l’année 1920 et l’année 1934. L’édition initiale de ce tome est parue en 2022. Il a été réalisé par Arnaud Delalande pour le scénario et par Éric Liberge pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée.


À Berlin, le vingt-cinq septembre 1920 au trente-deux Hohenzollerdamn, Lisa Rosenthal monte les escaliers de son appartement et insère la clé dans la serrure de son appartement. Elle découvre son mari Fritz Lang, au lit avec Thea von Harbou. Elle sort en pleur de l’appartement, restant sourde aux appels de son époux, et redescendant l’escalier à toute allure. Un coup de feu retentit. La police vient enquêter : l’inspecteur éprouve quelques difficultés à croire que l’épouse de celui qu’il interroge se serait suicidée d’une balle en pleine poitrine en usant du pistolet du mari, Fritz Lang. Plus tard, le cinéaste se rend au poste de police pour faire une déposition complète. L’inspecteur répète : Lang voulait être peintre, enfance heureuse et aisée, le père, Anton, fut enfant illégitime. Il était Stadtbaumeister, c’est-à-dire architecte-urbaniste. La mère, Pauline, née Schlessinger, d’une famille de commerçants. Parents convertis au catholicisme, Fritz Lang fut baptisé, mais en réalité il est juif. Un frère ainé, Adolf, né sept ans avant. Que s’est-il passé, car les circonstances sont un peu particulières ? Le cinéaste répond qu’il n’a rien à ajouter.



Dans une autre pièce, l’écrivaine est également interrogée. Un autre inspecteur brosse son portrait : Thea von Harbou, romancière et scénariste, née le 27 décembre 1888 à Tauperlitz, Bavière. Elle a grandi près de Dresdes. Famille protestante, originaire du Jutland. Beaucoup de notables… Ministres, officiers ! Est-ce qu’elle maintient sa déposition ? Elle le confirme. Les deux amants repartent, et les deux inspecteurs confrontent leurs impressions : Est-ce que le coup de feu est parti par accident ? Une empoignade ? Tragédie amoureuse ou pacte entre amants…. Pour l’heure, ils n’ont rien de tangible. Un requiem macabre en tout cas. Drôle de couple en vérité. Suicide ou pas… Ces deux-là sont maudits. Mais l’inspecteur ayant interrogé Fritz Lang assure qu’il ne va pas les lâcher. Huit ans plus tôt, Fritz Lang assiste à la projection du film Fantômas de Louis Feuillade, à Paris, au Gaumont Palace. À la sortie, tout en se promenant dans Montmartre, il trouve que c’est étrange, il se sent comme un somnambule. Il ne sait pas s’il parviendra à vivre de sa peinture. Vienne lui manque : ses fêtes et ses cabarets. Comme il était beau son marché de Noël. Il lui semble que l’enfance, c’était hier. Il se revoit lisant les romans de Jules Verne et Karl May à l’ombre des ponts. Tant de rêves… Que ce temps-là était doux ! Il se rappelle en particulier le jour où il a vu un certain spectacle : avec le vrai Buffalo Bill, les cow-boys à Vienne ! Et les pièces fantastiques au Kratky-Baschik ! Il se remémore ensuite de son père le fustigeant pour avoir quitté l’académie des arts visuels, et pour avoir travaillé dans des cabarets.


Fritz Lang : réalisateur de film passé à la postérité, précurseur de l’expressionnisme dans ses œuvres, réalisateur, entre autres, de Metropolis (1927), de M le maudit (1931, avec Peter Lore), mais il ne faudrait pas oublier Thea von Harbou (1888-1964) qui fut sa coscénariste sur tous les films de la période allemande, et dont Metropolis est l’adaptation d’un de ses romans. Au fil des années de 1913 à 1933, d’autres cinéastes font le détour par un des plateaux de tournages de Lang : Alfred Hitchcock (1899-1980) sur le tournage des Niebelungen, Sergueï Eisenstein (1898-1948). Lang rencontre Ernst Lubitsch (1892-1947) aux États-Unis. La critique d’Herbert George Wells (1866-1946) pour Metropolis est mentionnée : il qualifie l’œuvre du plus stupide des films. En page sept, Lang assiste à la projection de Fantômas, de Louis Feuillade (1873-1925), à Paris dans le cinéma Gaumont Palace en mai 1913. Plusieurs séquences montrent le cinéaste en train de tourner, avec les plateaux correspondants, donnant à voir le créateur menant la vie dure à ses acteurs et aux figurants, se montrant très dirigiste et très exigeant, sans accorder beaucoup d’attention aux conditions de travail. Il est mentionné à deux ou trois reprises son implication dans les dimensions techniques des tournages, par exemple pour le choix des caméras. Lors de ses échanges réguliers avec son épouse, ils discutent de la dramatisation, et du choix des meilleurs techniciens pour leur équipe de tournage.



Dès la première page, le lecteur prend la mesure du degré d’investissement du dessinateur : des cases qui donnent une impression de forte densité, tout en étant lisible au premier coup d’œil, et méritant de leur accorder un peu plus de temps. Il observe qu’il s’agit de la combinaison de dessins encrés avec un degré de détails variant en fonction de l’élément représenté, avec une mise en couleurs présentant un rendu entre lavis et aquarelle, venant ainsi nourrir chaque élément délimité avec un trait de contour, établir une ambiance lumineuse, rehausser les reliefs. Ainsi sur la première page, de nombreuses textures donnent la sensation au lecteur de pouvoir toucher les matières : la pierre d’une statue, le bois des marches de l’escalier, le métal de la clé et de la plaque de protection autour de la poignée, les draps chiffonnés par les ébats du couple adultère, le froid des carreaux composant la vitre de la chambre. Cette qualité tactile se retrouve dans chaque page pour des matériaux ou des éléments très divers : le moelleux d’un tapis dans une chambre, le fer forgé des montants d’un lit, les fumées qui s’élèvent sur un champ de bataille de la guerre de 14-18, le soyeux d’un boa en fourrure autour du cou de Thea, l’incandescence au bout d’une cigarette, la tension dans le tissu du dossier du siège du réalisateur sur le tournage, le métal rutilant de l’androïde dans Metropolis, le sable pulvérulent au bord de la mer Baltique pour le tournage de La femme sur la Lune (1929), la transpiration de Hans Beckert dans M le maudit (1931), la chaleur dégagée par le brasier de l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, etc.


L’artiste joue également sur les couleurs pour distinguer les scènes réelles et les scènes de cinéma. Cela se produit dès la page sept, avec la projection du Fantômas de Louis Feuillade. Puis avec des scènes des films que Lang est en train de réaliser, après le visionnage du film Le Golem (1920) réalisé par Paul Wegener (1874-1948) et Carl Boese (1887-1958) : La statue qui marche (1920), Les trois lumière (1921), Docteur Mabuse le joueur (1922), etc., jusqu’à Le testament du docteur Mabuse (1933), en passant bien sûr par Metropolis et M le maudit. Par moment, les images font le lien entre ces films et la réalité, ou une rêverie de Fritz Lang. Par exemple, la silhouette de Fantômas présente sur l’affiche du film plane également au-dessus du bloc d’immeubles du cinéma, puis il réapparaît dans la chambre de Fritz Lang alors que celui-ci prend conscience de sa vocation. Plus loin, alors que le golem grandit jusqu’à devenir plus haut que les bâtiments qui l’entourent, des tourbillons de fumée s’élèvent dans le ciel, une sorte de mouchetis nimbe les images d’une aura d’irréalité, et alors que le golem tourne ses yeux rouges vers le spectateur, il est remplacé par un homme politique dont la renommée va croissante, les fumées ayant pris la forme de silhouettes humaines dénudées et torturées, dans une vision de cauchemar fantasmagorique et allégorique.



Le scénariste peut ainsi profiter de la solidité de la reconstitution historique, quel que soit l’endroit, quelle que soit l’action, de la capacité de conjurer des images iconiques de film, de cette maîtrise du glissement entre le réel, le film et l’allégorie, pour mettre en scène les différentes facettes de son récit. Après avoir combattu durant la guerre de 14-18, et avoir été décoré à plusieurs reprises pour sa bravoure, Fritz Lang peut se consacrer à apprendre son métier et à commencer à réaliser des films. Il rencontre Thea von Harbou en page trente, et la suite de sa carrière est vue au travers de leurs relations : la manière dont elle l’aide, dont ils collaborent, dont il la laisse dans l’ombre, jusqu’à la divergence de leurs opinions. De ce point de vue, il s’agit bien d’une biographie se focalisant essentiellement sur la période allant de 1919 à 1933. Outre la relation entre le cinéaste et la scénariste, le récit montre leurs relations avec les studios de cinéma et les producteurs. À ce stade encore débutant de l’industrie cinématographique, ils bénéficient d’une grande liberté de création, et ils parviennent à mobiliser des financements conséquents, toujours plus importants, et même à obtenir les rallonges de budget pour des dérapages de plus en plus hors de contrôle, surtout pour Metropolis, jusqu’à ce que le réalisateur fonde sa propre société de production, sous la coupe d’un studio. Le lecteur dispose ainsi à la fois d’un rappel sur la carrière cinématographique du réalisateur, sur ses ambitions et sur ses rapports avec les studios.


En page seize, le lecteur voit se produire l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche, le 28 juin 1914 à Sarajevo. Il comprend l’importance de ce fait historique dans le cadre de cette biographie, puisque Fritz Lang va aller combattre au front pendant la première guerre mondiale. Page suivante, c’est l’annonce de l’assassinat Jean Jaurès (1859-1914) qui fait la une du quotidien L’Humanité. Le scénariste continue d’effectuer des rappels historiques de manière régulière tout du long de l’ouvrage, tous centré sur la progression politique d’un petit caporal avec de grandes ambitions : Adolf Hitler (1889-1945). Les créations du cinéaste et de la scénariste se font dans le contexte de l’époque : ils créent en étant influencés par l’environnement socio-politique. Ils écrivent inconsciemment ou sciemment en fonction de ce qu’ils perçoivent, la condition des gens du peuple, la montée de certaines idéologies, les événements depuis le putsch manqué de Munich (9 novembre 1923) à l’incendie criminel du Reichstag (siège du Parlement allemand à Berlin) dans la nuit du 27 au 28 février 1933. Lors de son emprisonnement, Hitler écrit son livre dans lequel il explicite son antisémitisme et son aryosophie, Thea expliquant celle-ci à son époux, ainsi que l’idée derrière la récupération de la croix svastika.


Une très belle bande dessinée, aux dessins solides et foisonnants, faisant coexister élégamment différents plans d’existence, pour évoquer un couple de créateurs qui est passé à la postérité pour son importance dans le développement de l’art cinématographique. Une immersion aussi bien dans une époque, que dans une filmographie, que dans les conditions de production de celle-ci, dans le contexte politique, et en arrière-plan le poids d’une forme de culpabilité comme un péché originel condamnant ce couple, maudits par cette faute. Magnifique.



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