lundi 19 août 2024

Marshal Bass T11: Putain de fric


Que les larmes d’un homme peuvent couler des années après sa mort ?


Ce tome fait suite à Marshal Bass T10 Hell Paso (2023), qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre les liens qui unissent les différents personnages. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour les dessins et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour les couleurs. Il compte cinquante-quatre pages de bande dessinée. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma


La petite ville de Dryheave, en Arizona, en 1878, River Bass est en train de couper du bois dans la courette devant chez lui, avec une force qui confine presque à la rage. Turtle, une connaissance, vient à passer par là et lui demande s’il s’est reconverti en bûcheron. Le marshal le reçoit froidement, mais le chasseur de primes lui explique qu’il est venu pour les rendre riches. Bathsheba, l’épouse de River, observe la scène depuis la fenêtre de la cuisine. Elle indique au révérend Dollar qui est attablé dans la cuisine, que son mari est en train de discuter avec un homme blanc. Elle va aller le chercher. L’homme d’église répond qu’il n’est pas pressé et qu’il ne faudrait pas que ça dérange le mari. Se tournant vers Judith, une des filles du couple, il lui demande de lui servir une autre part de tarte à la rhubarbe. Bathsheba sort et demande ce que voulait Turtle : River répond laconiquement qu’il voulait lui parler. Une discussion acrimonieuse s’engage : elle lui reproche d’être de mauvaise humeur depuis que le général est mort noyé. Il rétorque que le révérend est prêt à payer une misère et que lui s’apprête à accomplir une mission pour cinq milles dollars. Elle lui crache que personne en ce bas monde ne donnerait autant d’argent à un Afro-américain.



River Bass a fini de se rhabiller et de seller son cheval, qu’il enfourche, et il part. Bathsheba prend petit Joe dans ses bras, demande à Ruth d’aller chercher Delilah, puis de se rendre dans la salle à manger. Avec ses trois filles et son jeune fils, elle indique au révérend que son mari a été appelé ailleurs et elle lui demande de leur parler de ce travail. Il explique : Une de ses connaissances, Ezra Whitney, un noir travailleur et pieux, a eu la chance de trouver du pétrole sur ses terres. Le pétrole l’a rendu riche, mais l’a aussi tenu éloigné de sa famille. Sa femme est décédée récemment et sa fille qu’il n’a pas revue depuis sa naissance, s’est fait kidnapper en venant ici. Ezra est à la recherche de quelqu’un pour apporter la rançon, et il est prêt à payer cinq cents dollars pour ça. Bathsheba répond qu’elle s’en occupe avec ses enfants. Le révérend accepte car, après tout, les femmes ne sont-elles pas les créatures les plus effrayants de la Bible ! Il ajoute qu’il reprendrait bien une tasse de ce délicieux café, avec deux sucres. En allant faire des emplettes pour le voyage, River Bass croise son beau-père qui s’enquiert de ses projets.


Un nouvel album dans cette série : le lecteur anticipe le plaisir à retrouver ce personnage quelque peu mutique, son épouse pas toujours commode, et une nouvelle mission le confrontant aux turpitudes de la condition humaine. Le titre indique le thème de l’histoire : générer des rentrées d’argent. Le lecteur en déduit que l’épicerie de Bathsheba ne doit pas être florissante, et que la rémunération de marshal laisse à désirer. En quelques pages, le lecteur retrouve toutes les saveurs qui font le goût de cette série. River Bass d’une humeur sombre, Bathsheba débordée par ses responsabilités familiales. Et les personnages secondaires : Turtle dont le plan pour s’enrichir rapidement ne peut être que pourri, le révérend Dollar avec des phrases mielleuses pour mieux se faire offrir de petites faveurs, le grand-père vivant de petits chantages aux dépens de tous ceux à qui il adresse la parole. Sans oublier les coups de pas de chance : Turtle et Bass croisant malencontreusement Tully qui identifie immédiatement le marshal alors que celui-ci a besoin de rester le plus discret possible. La première page rappelle également le haut niveau de qualité de la narration graphique : une myriade de détails avec une lisibilité exceptionnelle grâce à la mise en couleurs du coloriste original de la série. Une mise en situation de western dans ce qu’il a de plus prosaïque : couper du bois, les coqs et les poules dans la bassecour, les toilettes au fond du jardin, la petite clôture de bois, etc.



Le lecteur sensible à la qualité de la reconstitution historique est aux anges. De case en case, ses yeux observent les détails : le poulailler avec les fientes sur le toit, la halle du marché avec ses grosses poutres, les poteaux télégraphiques en ville, le réservoir d’eau accompagné par une éolienne, les paniers tressés en osier, le trépied pour suspendre une marmite au-dessus d’un feu de camp, la nature de la végétation dans un paysage naturel, le harnachement des chevaux, le magnifique tapis dans le hall d’entrée de la demeure des Defoe, la faune discrète dans les paysages, etc. Il regarde également les tenues vestimentaires des unes et des autres, leur étoffe, leur qualité en fonction d’une scène en ville ou d’une chevauchée dans des espaces naturels. L’artiste en donne pour son argent au lecteur en représentant les arrière-plans dans plus de 95% des cases : plus qu’un investissement sans faille, c’est une véritable profession de foi de l’artiste. Cette manière de procéder apporte une densité narrative et une qualité d’immersion sans pareille. En fonction de sa sensibilité, le lecteur le relève plutôt dans une situation ou une autre : Bathsheba regardant à travers la fenêtre et le lecteur voyant avec elle, Josh et Jacob rendant compte à leur grand-père en pleine rue alors que celui interpelle des passants pour un bonjour lourd de sous-entendus menaçants, le camp nocturne des kidnappeurs avec Bass et Turtle passant en arrière-plan en page treize répondant au même cadrage matinal en page vingt-quatre alors que les deux hommes prennent congé, la magnifique arrivée de Turtle et Bass devant la demeure des Defoe en période automnale en page trente-et-un, l’épatante mise en scène pour l’intervention du grand-père afin de dépouiller sa fille permettant de suivre les mouvements de chacun, et bien sûr… Bien sûr, le lecteur attend également avec impatience l’illustration en double page qui est une des marques de fabriques de la série. Il ne peut pas prévoir quel moment les auteurs auront ainsi choisi de mettre en valeur. Il la découvre en page trente-six et trente-sept, une élévation au-dessus du manoir familial des Defoe, un moment automnal qui nécessite un petit temps pour en découvrir le point focal. Un instant magique.


La sophistication de la narration provient également de la coordination extraordinaire entre scénariste et dessinateur. Elle se voit dans la qualité de la direction d’acteurs de ce dernier, ainsi que dans le choix de ce qui est montré, dans l’attention portée aux personnages en second plan ou en arrière-plan. Dans la deuxième case de la première page, le petit Joe, même pas un an, est installé dans un porte bébé tressé, accroché à une poutre, regardant son père débiter des buches dans la bassecour. Très intrigué par le spectacle, il ne prononce qu’un seul mot : Boom ! Il s’agit simplement d’un bébé qui regarde son père sans pouvoir comprendre ce qu’il se passe. Page six, sa mère vient le prendre dans ses bras, et l‘emmène à la salle à manger pour discuter avec le révérend de la mission à venir. Page quarante-quatre, petit Joe se retrouve dans le même porte-bébé, accroché à un arbre, alors qu’un affrontement se déroule sous ses yeux : il prononce à nouveau le mot Boom par deux fois. Puis encore un fois deux pages après, alors que sa mère tire un coup de fusil à bout portant dans le visage d’un agresseur pour l’exécuter alors qu’il est agenouillé à terre. Ce ne sont que quelques moments fugaces sans incidence sur le déroulement du récit : c’est toute la personnalité de la narration des auteurs. La réalité de la violence dans ce qu’elle a de plus banale, l’exemple donné aux plus jeunes dès leurs tendres années, le modèle à partir duquel ils se construisent, mis en scène sciemment, en cohérence avec le ton de tous les tomes.



De manière consciente ou inconsciente, le lecteur absorbe ces éléments qui relèvent du point de vue des auteurs. Ils viennent participer au sens du récit. Alors que la famille Bass dispose d’un toit à eux et nourrissent leur famille, les époux souhaitent l’un comme l’autre trouver d’autres sources de rentrées d’argent, chacun à leur manière. Elle est prête à prendre ce qui vient, lui en a eu sa dose de travailler pour les autres, ne gagnant que des sommes dérisoires, des formes d’aumône, et non de juste rétribution pour le travail accompli. Sans s’en parler, l’un comme l’autre accepte une mission hasardeuse avec des résultats et des conséquences catastrophiques. Bathsheba Bass voit sa famille mise en danger, littéralement s’entretuer, et lui voit une fois encore une mort dépourvue de sens et une personne ayant sombré dans la folie. L’un et l’autre sont rattrapés par le principe de réalité. Comme pour chaque tome, le lecteur traverse un polar sous forme de western, révélateur de l’époque sur le plan social, que ce soit le racisme ouvert ou systémique s’exerçant contre les Afro-Américains, ou la destruction des individus, dans leur chair et dans leur âme, engendrée par l’appât du gain. En trame de fonds, se posent les questions du bonheur, de la volonté de dépasser sa condition sociale, de l‘insatisfaction de l’être humain, de la communication entre époux pour construire un avenir commun, de l’exemple donné aux enfants, d’un membre de la famille au comportement toxique, etc. La personnalité du grand-père est révélée dans toute sa noirceur égocentrique avec des conséquences horribles pour ses proches.


Il suffit d’une page pour que reviennent en mémoire du lecteur toutes les qualités de cette série. La mise en couleurs d’une incroyable qualité, à la fois organique et naturelle, à la fois en complément des dessins et en augmentation de leur lisibilité. La narration visuelle d’une rare richesse en termes de consistance, de direction d’acteurs, de reconstitution historique, de volonté de montrer et avant tout de raconter. River Bass part pour un coup juteux impliquant la famille Defoe et menant à la résolution de cette intrigue secondaire, pendant que son épouse se lance elle aussi dans une mission liée à une rançon : la déveine est au rendez-vous comme de bien entendu, encore aggravée par les penchants mesquins et égoïstes des uns et des autres, du grand-père aux enfants eux-mêmes.



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