mardi 6 août 2024

Le feu et la glace

Ne craignez rien mesdemoiselles, nous ne sommes pas français !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Jean-Luc Cornette pour le scénario, et par Jürg pour les dessins et les couleurs. Il compte soixante-seize pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de cinq pages, rédigé par le scénariste, intitulé Le récit d’un film qui n’a jamais existé. Il est structuré en trois chapitres successivement intitulés : La fête avant l’apocalypse, Ça tourne et ça cause, une équipe technique de pointe, Un casting de rêve.


Paris, le sept juin 1929, le music-hall du Moulin Rouge accueille Adelaïde Hall dans la troupe des Black Birds of 1928. Elle interprète une chanson, accompagnée d’un orchestre de huit musiciens, avec quatre choristes et des danseuses en arrière. Dans la salle se trouvent Ira Gershwin et Kurt Weill en train d’admirer son talent. Elle finit sa chanson sous un tonnerre d’applaudissement, tandis que les deux hommes se lèvent et se dépêchent pour aller la féliciter dans sa loge, car Ira veut la présenter à son ami. Ils entrent sans frapper dans la loge, alors que les danseuses sont en train de se changer, et Gershwin les rassurent en leur disant qu’elles ne craignent rien, ils ne sont pas français. Juste en culotte, Adelaïde les accueille les bras grands ouverts. Ira lui présente Kurt, comme un très grand compositeur. Ce dernier présente ses hommages à la jeune femme, se disant meurtri de ne pas lui avoir apporté de fleurs. Peut-il lui offrir le champagne ? Elle préfère qu’ils l’emmènent au Sacré-Cœur pour contempler le ciel… une fois qu’elle aura passé une robe.



À Berlin le dix-sept juin, Georg Willhelm Pabst est en train de donner des consignes à l’éclairagiste pour placer un spot éclairant le décor de chambre sur le plateau de tournage, pendant que quatre autres techniciens s’affairent. Le béret très penché, Marlene Dietrich entre en faisant une scène au réalisateur, se déclarant fâchée contre lui, très fâchée. Elle lui reproche d’avoir tourné La boite de Pandore avec la petite américaine, alors qu’elle était disponible. Elle s’allume une cigarette et s’assoit sur un canapé, ce qui réveille Louise Brooks qui dormait dessus sous des draps. Il les présente l’une à l’autre, et enjoint Louise de regagner son hôtel et de ne pas sortir le soir, car ils tournent demain. Les deux actrices sortent ensemble à l’extérieur, et Marlene promet à Louise de l’emmener dans des endroits que la petite Américaine ne peut imaginer. Chemin faisant, elles passent devant deux filles faisant le trottoir dont l’une les aborde pour leur proposer de les fesser, de leur pincer les tétons ou de les mordre à pleines dents pour quelques marks. Et pour un petit supplément, elle les flagelle. Louise lui demande de ne pas le prendre mal, mais elle préfèrerait connaître le plaisir des souffrances avec un beau garçon plein de muscles. La professionnelle insiste en proposant des brûlures de cigarettes. Les deux actrices vont manger à l’Adlon. Pendant le repas, Marlene propose à Louise de lui faire rencontrer la plus grande actrice au monde : elle est allemande et elle sera ce soir à l’Eldorado.


Une petite fantaisie solidement ancrée dans la réalité : les auteurs s’amusent à développer l’éventualité d’un troisième film tourné par le réalisateur Georg Wilhelm Pabst (1885 1967), avec l’actrice Louise Brooks (1906-1985), une actrice américaine. Ensemble, ils avaient déjà travaillé pour deux films muets tournés en 1929 : Loulou (Die Büchse der Pandora), Le Journal d'une fille perdue (Das Tagebuch einer Verlorenen). Marlene Dietrich évoque sa carrière, mais aussi son époux Rudolf Sieber (1897-1976) et leur fille Maria Elisabeth. Enfin, la chanteuse de jazz américaine Adelaide Hall (1901-1993) n’a pas connu la même notoriété que les deux actrices, et les faits la concernant sont également exacts. L’acteur Charles Vanel (1892-1989) joue un rôle plutôt secondaire (dans la bande dessinée, moins dans le film fictif réalisé dans la bande dessinée). En revanche, Sepp Allgeier (1895-1968) y joue un rôle secondaire plus important, et le lecteur peut également apprécier la plausibilité de son comportement et de ses convictions, cohérents à la fois par les informations contenues dans le dossier en fin de tome, et par les informations disponibles dans les encyclopédies en ligne. La solidité historique de cette fantaisie se constate également dans les interventions d’Ira Gershwin (1896-1983) et de Kurt Weill (1900-1950). Le lecteur attentif peut même relever la mention d’une robe créée par le grand couturier et parfumeur Paul Poiret (1879-1944, voir Ne pas peindre, 2019, de Philippe Dupuy).



La couverture donne une bonne indication des caractéristiques graphiques des dessins : un degré de simplification dans les traits de visage, ce qui donne une apparence assez jeune à tout le monde, des traits de contour simples et assurés avec des arrondis pour les femmes, des traits moins lissés pour les hommes, une forme d’ombrage en grisé ajoutant du relief aux surfaces, et une tonalité semblant insouciante. Dans les pages intérieures, la représentation des personnages conserve ces caractéristiques, avec une direction d’acteurs de type naturaliste, et une expressivité des visages, pour une large gamme d’émotions et d’états d’esprit, tous adultes de nature. Le lecteur apprécie les visages ouverts de la majeure partie des personnages, souvent le sourire aux lèvres, semblant dire qu’il s’agit plutôt d’une comédie. En fonction de sa familiarité avec les personnages connus, le lecteur peut s’apercevoir que l’artiste accentue une ou deux de leurs caractéristiques. Marlene porte le béret tellement penché qu’on se demande comment il peut tenir ainsi positionné. Louise donne l’impression d’être une très jeune adolescente, ce qui la rend primesautière et pleine d’entrain, mutine et craquante, plus nature par comparaison avec la sophistication de Dietrich. Adélaïde dispose également de son caractère propre, plus dansante du fait de son métier, plus ouverte et chaleureuse, tout en étant plus sérieuse ou en tout cas moins fêtarde que les deux autres.


La bande dessinée s’ouvre avec un dessin en pleine page : la vision du Moulin Rouge et de la place se trouvant devant. Il y a une forme de naïveté dans le rendu, par la simplification du bâtiment, le grand espace ouvert devant le découpage entre chaussée et trottoir manquant de plausibilité. Dans le même temps, les informations visuelles présentent une bonne densité : le bâtiment avec le célèbre moulin et ses ailes, le rez-de-chaussée très éclairé pour la fête, la circulation des voitures, les immeubles alentours, les passants. L’artiste joue ainsi avec le degré de réalisme de la représentation : de très concret pour le plateau de tournage de Pabst ou pour l’alignement des gratte-ciels sur le front de l’océan lors de l’arrivée du paquebot S.S. Homeric le six août 1929, à une interprétation plus libre pour des éléments comme la tenue d’une prostituée de rue, ou la représentation des ponts du paquebot. L’artiste conçoit des prises de vue vivantes, y compris pour les scènes de dialogue, prenant soin de représenter régulièrement l’environnement dans lequel elles se déroulent, les mouvements des personnages, en changeant d’angle de vue en fonction de qui parle. Plusieurs moments donnent lieu à un visuel mémorable : Adélaïde Hall se produisant sur scène, le plateau de tournage à Berlin le dix-sept juin 1929, le jeu d’actrices quand Dietrich essaye de prendre le dessus sur Brooks, la superbe vue depuis la table en terrasse au restaurant Traube dans le Gourmenia-Palast à Berlin, la manière dont Charles Vanel réagit aux observations de Marlene Dietrich, les séquences du film en noir & blanc pour les distinguer de l’histoire principale avec la séquence du vol de la bague et le voleur qui saute par-dessus le bastingage, le terrible moment d’intimité entre Adélaïde et Sepp Allgeier, etc.



Le lecteur passe donc un moment plaisant en découvrant ce projet de film à bord d’un bateau. L’embarquement pour la traversée se fait en page trente-deux. Précédemment, les différents personnages ont fait connaissance entre eux. Au cours du voyage, les liens interpersonnels se développent, et le réalisateur tourne les séquences de son film. Le lecteur anticipe le fait que les auteurs vont respecter la réalité historique et que ce projet de film ne pourra pas aboutir. Pour autant l’intrigue entretient son attention pour découvrir les raisons de cet échec. Le récit développe plusieurs thèmes, soit de manière sous-jacente, soit de manière plus directe. Le comportement des trois amies se situe dans la première catégorie : trois femmes qui travaillent, qui sont indépendantes, trois femmes au comportement libéré avant l’heure, y compris dans leur amour de la fête et des relations sexuelles pour le plaisir. Tout aussi incidemment, le récit reflète la démarche de création du réalisateur, ainsi que ses critères pour un film intéressant, en particulier en ce qui concerne sa chute. De façon explicite, sont montrés un mode de vie avec de nombreuses occasions de fête, un art encore assez jeune qui se prépare à passer du muet au parlant, et un racisme conduisant un individu à nier ses émotions pour ne pas se remettre en question.


Le lecteur se laisse facilement embarquer à bord du paquebot S.S. Homeric pour le tournage d’un film fictif, avec des actrices devenues légendaires, Louise Brooks et Marlene Dietrich, un réalisateur passé à la postérité, Georg Wilhelm Pabst. Le ton s’avère léger, plus comédie que drame, avec un ancrage très solide dans la réalité de l’époque, en particulier pour les personnages mis en scène. Le lecteur s’inviterait bien aux sorties nocturnes des deux actrices. Il mesure à quel point un film tient à de nombreux paramètres, à des circonstances qui peuvent échapper à tout contrôle, à la personnalité de chaque créateur, et que chaque création prête le flanc à des critiques de tout genre.



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