mercredi 14 août 2024

Des fourmis dans les jambes

Vous avez le Sans contact ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021.


À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin.



Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin.


Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport.



La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre.


L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche.



Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte.


L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent.


Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.



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