lundi 15 juillet 2024

Le Chant des Asturies (3)

Le monde se voit différemment en fonction d’où on se trouve.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie, il fait suite à Le Chant des Asturies (2) (2017) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition en version originale, date de 2019. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2024. Il comprend deux cent trente-quatre pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris.


La guerre civile bat son plein dans les artères de la capitale de région : les rebelles tirent et se replient, les soldats du bataillon marocain leur tirent dessus et les repoussent, de nombreux combattants tombent sous les balles, plusieurs constructions sont la proie des flammes. Le canon tonne dans certaines rues. Un général indique à son second d’envoyer un message à la garnison installée dans la capitale : leur dire de résister trois jours de plus, leur dire que c’est un ordre du général López Ochos. Trois jours et tout sera terminé. Les rebelles évacuent leurs blessés sur des brancards de fortune, sous le regard de la population civile. Les échanges de tirs nourris reprennent. Des avions militaires survolent la ville. Dans une rue pas encore reconquise par l’armée, un homme avec un bandage sur l’œil droit s’adresse à des rebelles en train de piller une librairie. Il leur annonce que le Comité Socialiste a été dissout. Le Deuxième Comité Révolutionnaire a pris le commandement des milices ouvrières. Il leur demande de l’écouter et de ne pas céder au pillage. Un rebelle se retourne et lui répond : il lui intime de se taire et de prendre tout ce qu’il peut avant l’arrivée des Arabes. Le socialiste laisse choir son drapeau, et repart avec les bras chargés de livres.



À San Pedro de los Arcos, en périphérie de la capitale, le canon tonne également, une estafette apporte l’ordre du général López Ochos : occuper la gare ferroviaire. Le commandant répond qu’on les bombarde depuis l’église située devant eux, qu’Ochos ne peut pas savoir ce dont ils doivent s’occuper, et il donne l’ordre à ses soldats de déloger l’église. Le combat reprend. Un rebelle manie la mitrailleuse, et se rend compte qu’ils manqueront de munitions d’ici midi. Il ordonne à son amie Aida de s’en aller. Elle refuse car elle aussi sert la révolution. Un tir plus précis fait éclater le crâne du rebelle sous les yeux de sa fiancée qui se tient devant lui. L’officier russe Ivanov approche avec son pistolet encore fumant, le sourire aux lèvres. La nuit, tous les tirs ont cessé : chaque soldat dort son coin, indépendamment de son camp. Toujours en costume cravate, monté à cheval, Tristán Valdivia, le petit marquis, arrive dans une ville située sur le chemin menant à Montecorvo. Il décide de rendre sa liberté à sa monture, en le comparant au petit cheval volant d’un poème de Piotr Erchov. Le cheval part au trot et Tristán Valdivia se remet en marche, les mains dans les poches. Une voiture le dépasse, et elle s’arrête un peu plus loin. Le passager à l’avant lui fait demande où il va et lui dit de monter à l’arrière. À côté de lui, se trouve un homme qui fait partie de ceux qui ont monté cette Révolution qui est en train de tomber à l’eau.


Étrange : le lecteur se souvient de la fin du tome deux, et il en était sorti avec l’impression que la Révolution avait fait long feu. Mais non, les combats font toujours rage. Comme dans le tome précédent, l’artiste réalise de dessins qui peuvent un peu dérouter : des traits de contour fins, une précision fluctuante en fonction de ce qui est représenté avec des éléments pouvant apparaître naïfs dans leur degré de simplification, mais aussi certaines représentations très travaillées, dans le détail ou dans la sensation. De temps à autre, le recours à des traits plus épais, plus charbonneux, apportant une grande consistance à l’élément correspondant. Le dessinateur continue à montrer crûment la réalité de ces champs de bataille urbains. Le jeune homme dont la moitié de la tête est emportée par une balle sous les yeux de sa fiancée, l’officier russe marchant avec assurance et une satisfaction d’avoir abattu un rebelle. Un bataillon de Marocains bien ordonnés qui arment leur fusil dans un bel ensemble et qui font feu tous en même temps, étant sûrs de tuer les fuyards présents dans la rue. Les cadavres en pleine rue. Puis, quand la reddition prend effet, des scènes terrifiantes : un soldat se tenant devant un peloton d’exécution très professionnel dans leur mission. Le monstrueux officier russe, une force de la nature, accomplissant les basses besognes les plus viles, sans état d’âme.



Le lecteur ressort de ces affrontements, assez éprouvé par les rebelles dont les meneurs se font exterminer, alors que leur cause était juste et qu’elle l’est toujours, les troupes marocaines faisant subir à la population espagnole ce que l’armée leur a fait subir dans leur pays, les missions d’élimination, les morts des deux côtés en pleine jeunesse. Le pire reste à venir : la Révolution a échoué, les perdants doivent payer. À commencer par les prisonniers, hommes ou femmes. Les vainqueurs écrivent l’Histoire, et ils disposent de tous les droits sur les vaincus, pour rétablir l’ordre et la sécurité, et s’assurer de faire passer le goût de recommencer aux meneurs, ainsi que celui de les imiter aux suiveurs. La torture. Un journaliste est arrêté en pleine rue pour avoir indiqué qu’il rapporterait les faits dans son journal. Il est amené au poste, et Ivanov s’occupe lui : le journaliste est assis et ligoté sur une chaise, et l’officier russe le frappe pour qu’il avoue. Les dessins restent dans un registre rapide avec un bon degré de simplification. La violence des coups et les blessures sont figurées par des taches d’encre et des mouchetis. Le lecteur ressent pleinement la souffrance physique, ainsi que la résignation grandissante au fur et à mesure que le journaliste comprend le caractère létal de la situation. En termes narratifs, l’auteur sait faire encore plus efficace et horrible sans rien montrer. Un groupe de prisonniers masculins : l’un d’eux est ramené par ses tortionnaires et jeté parmi les autres, complètement prostré et muet. Le nouveau prisonnier comprend qu’il a été émasculé dans des conditions barbares. Tout aussi insoutenable : même dispositif du retour d’un être humain ayant subi des violences atroces, il s’agit cette fois d’une femme, jetée également parmi un groupe de prisonnières. Isolina se penche vers elle pour lui apporter un peu de réconfort, alors qu’Emilia la supplie que plus jamais ça ne se reproduise, sans qu’aucune torture ne soit représentée.


La Révolution a bel et bien échoué : le temps est venu de l’épuration dans ce qu’elle a de plus ignoble, jusqu’à la vengeance, voire l’extermination, sous des formes très diverses. Le récit continue de suivre trois personnages principaux : Isolina, son père mineur Apolonio, et Tristán Valdivia, fils du marquis propriétaire des mines de Montecorvo. Le récit passe de scènes urbaines pour les combats et les prisons, à des scènes champêtres alors que le petit marquis et le mineur marchent pour rejoindre le petit village de Montecorvo. Comme dans le tome précédent, le dessinateur surprend régulièrement le lecteur. Ce dernier voit bien que l’artiste doit abattre beaucoup de pages, et qu’il a opté pour des dessins à l’apparence assez brute, des contours pas peaufinés, des visages aux traits simplifiés, des traits à l’apparence plus ou moins assurée, des représentations éloignées du photoréalisme. Dans le même temps, régulièrement, une séquence surprend par la nature et la précision des informations visuelles qu’elle apporte, par l’environnement : des vues en élévation d’une ville, d’un village, un modèle de véhicule, un pont métallique, une usine, une scène de foule complexe, une milice à vélo, des activités rurales anodines, un huis clos étouffant dans une petite maison de campagne, etc. De même, l’artiste fait usage de nombreux outils graphiques diverses : dessins en pleine page ou en double page, séquences silencieuses, cases dépourvues de bordure, gouttières entre les cases noires au lieu du blanc habituel, ombres chinoises, onomatopées renforcées pour le bruit des bottes, deux fac-similés de une du journal Le Modéré, pluie battante dans des cases de la hauteur de la page, exagérations pour un effet horrifique, etc.



En entamant ce tome, le lecteur est partagé entre ce qu’il sait déjà de ces événements historiques, ce qu’i souhaite pour les principaux personnages, et ce qui se passe vraiment dans ces pages. Isolina, Apolonio et Tristán Valdivia continuent d’évoluer, subissant les événements qui les dépassent et qui les meurtrissent. Sans phylactère explicatif, l’auteur sait montrer ce qui se passe dans la tête de chacun d’entre eux : le refus de se soumettre à l’état de victime sans défense pour la jeune femme, le constat de plus en plus manifeste de sa condition d’oppressé pour le mineur ainsi que de son comportement de classe, la réalité de l’oppression capitaliste dans ce qu’elle a de plus abjecte pour le petit marquis. Dans le même temps, l’auteur continue de montrer la Révolution et les conséquences de son échec sous de nombreuses facettes. Il y a bien sûr l’abattement d’avoir perdu pour les rebelles, et la satisfaction de l’ordre rétabli pour le gouvernement et la majeure partie de la population civile. Il y a également toutes les lâchetés ordinaires : dénoncer ses voisins qui ont fait partie des rebelles, s’acharner sur les perdants, ne pas oublier se servir en passant en pillant quel que soit son camp, abuser des faibles, torturer avec l’excuse d’agir sur ordre, exécuter froidement un autre être humain sans une once d’empathie comme on extermine un nuisible, etc. Régulièrement, l’auteur met en scène un moment à la fois évident, à la fois imprévisible. Des sœurs enjoignant un rebelle de prier, et celui-ci s’exécutant avec une prière tellement personnelle que les religieuses en restent coites. Un soldat arabe faisant la leçon à un autre soldat arabe détrousseur de cadavres, et celui-ci lui expliquant comment il en est arrivé là. Un parlementaire comprenant très bien ce que l’exécution des meneurs entraînera comme morts dans le peuple, et assumant le choix de le faire. Un vieil homme aveugle acceptant de vivre dans une maison à l’écart de la ville pour ne pas causer de tort à sa famille. Un mineur prenant conscience que le mode de fonctionnement du système capitaliste favorise toujours les propriétaires des outils de production. Une scène de combat à mort entre deux personnes d’une vingtaine de pages, d’une intensité éprouvante. Dans ce contexte, chaque acte de gentillesse, chaque moment d’empathie, chaque preuve de solidarité prend des proportions à couper le souffle, l’auteur montrant par là-même où se situent ses convictions.


La Révolution a échoué : le temps est venu d’en payer le prix. Les vainqueurs ont la main lourde, et les vaincus souffrent et meurent. L’auteur réalise une narration visuelle vive et immédiate, avec une sensation de spontanéité, tout en mettant à profit toutes les possibilités graphiques qu’offre la bande dessinée. Les personnages principaux encaissent des coups dans cette période de bouleversements violents. Les différentes facettes de la société réagissent chacune à leur manière : le monde se voit différemment en fonction d’où on se trouve. Poignant et universel.



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