mardi 18 juin 2024

Chimère(s) 1887 T05 L'ami Oscar

Pas de doute, tu es bien un mâle. Douillet comme tous les autres !


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887 T04 Les Liens du sang (2014). Son édition originale date de 2016. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Dame Morgil. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


Début 1880, la construction de l’élégante tour Eiffel n’avait pas encore commencé. Mais la hideuse meringue avariée du Sacré-Cœur poussait inexorablement au sommet de Montmartre, sur les os broyés et le sang coagulé des Communards. Mais peu importait pour les joueurs du Cercle montmartrois, absorbés par les tapis de roulette ou de baccara, le jeu de cartes alors en vogue. On y mise gros, on peut y perdre beaucoup, suivant que l’on approche ou non les neuf points… Il avait suffi cette nuit-là d’une carte, un trois de pique, pour sceller le destin de Chimère. Le notaire Paul Dumortier a perdu gros et il doit trouver un moyen de rembourser. En rentrant chez lui à pied, il tousse de plus belle, une vilaine toux, et il gamberge. Il pourrait… Il prend sa décision : il n’a qu’à envoyer un télégramme aux Montpessus, dire que la mère est morte, que la famille ne paie plus, personne ne saura jamais. Cinq louis pour lui chaque mois, il aurait dû y penser plus tôt. Sa décision est prise.



Huit hivers plus tard, les nuits étaient toujours longues, et certaines plus encore que d’autres... Madame Gisèle, la tenancière de la Perle Pourpre, sa fille Chimère, son bras droit Léonard et la fille de joie Apollonie sont réunis dans le grand bureau de la maison close. L’adolescente gifle la prostituée qui refuse de lui dire qui l’a envoyée. Sa mère s’interpose : on ne frappe pas les filles au visage. Apollonie répond que les autres aussi sont dangereux, ils pourraient la tuer, les tuer, il y a tellement d’argent en jeu. Elle continue : Ce sont des choses qui les dépassent, il ne faut pas résister, des banques américaines, des centaines de millions de dollars or. Elle explique qu’il faut la plaque photographique aux Américains, celle qui peut impliquer Lesseps dans une affaire de mœurs. En réponse à une question de Chimère, elle ajoute que ce qu’ils veulent, ce n’est pas l’argent du chantage, mais le canal de Suez ; elle l’a compris en fouillant les affaires de monsieur Timothy Hugh-Edson. Chimère se dit qu’ils n’ont qu’à assassiner cet individu. Léonard lui fait observer qu’ils ne sont pas des assassins. Elle prend un temps pour prendre le médicament que lui a prescrit le docteur Charcot ; sa mère estime qu’elle n’a pas besoin de cette drogue. Sa fille s’emporte répondant que c’est à cause d’elle, que c’est parce qu’elle a voulu les noyer alors qu’elle était encore un fœtus dans son ventre. Elle ressentait son angoisse, son besoin de mort, puis cet étouffement. Avec ce remède, elle réfléchit plus vite, elle comprend mieux tout. Elle veut savoir qui est son père ; sa mère refuse de le lui dire. Chimère demande à Apollonie de lui arranger un rendez-vous avec son Américain : elle veut négocier directement avec lui, pas pour une somme d’argent, mais pour un service, trouver l’identité de son père.


La dynamique de l’intrigue reste forte : à peine un danger éliminé (Winston Burke), un autre arrive (Apollonie, la nouvelle à la Perle Pourpre), et le comportement téméraire de Chimère la met en danger (une adolescente de treize ans qui cherche des noises à des affairistes et leur intermédiaire Timothy Hugh-Edson). Le lecteur n’entretient pas beaucoup de doute sur le fait que Chimère leur en fera voir, tout en sachant qu’elle risque à chaque fois de payer le prix fort, comme son agression dans le tome précédent, ou son internement dans celui d’avant. Et puis Oscar, le personnage du titre de ce chapitre, est un peu plus jeune qu’elle : il y a de gros risque qu’il fasse des bêtises avec une arme à feu. Le lecteur observe comment les circonstances rapprochent ces deux jeunes gens, comme le garçon se met naturellement au service de la demoiselle pour la protéger, et comme celle-ci fait ses propres expériences, y compris ses propres erreurs, sans jamais se retrouver dans la position de la donzelle en détresse, providentiellement sauvée par le beau héros mâle. De fait, l’histoire prend régulièrement des allures de récit d’aventures : un joueur endetté menacé, la toute jeune Chimère qui farfouille dans les affaires des Montpessus en toute indiscrétion avec le risque de se faire prendre la main dans le sac, des parties fines compromettantes, une tentative de fuite dans une gare parisienne, une sévère addiction, avec des dessins toujours aussi enjoués et dynamiques, discrètement influencés par les mangas.



Dans ce tome, Chimère tient le rôle principal, apparaissant dans trente-trois pages, en cumulant le temps présent du récit, et le temps du passé. Le lecteur semblait disposer des éléments lui permettant de retracer l’ensemble du parcours de la jeune fille depuis sa naissance, son bref passage chez une nourrice, puis sa mise en pension chez les Montpessus. Les auteurs lui montrent le rôle joué par le notaire Paul Dumortier, plus retors qu’il ne l’avait supposé. Ainsi le fil de la vie de Chimère se trouve établi sans solution de continuité. Le lecteur retourne en 1880, voyant les imposants échafaudages du chantier de construction de la basilique du Sacré-Cœur. Après la perte de grosses sommes d’argent, Dumortier descend les rues de Montmartre, le lecteur pouvant voir les rues pavées, les escaliers, l’activité nocturne avec les filles en train de racoler. Plus loin, il peut admirer une vue extérieure générale de la belle demeure isolée des Montpessus, la façade de l’immeuble abritant l’étude du notaire Boirivent, des toits de Paris avec leurs cheminées. Le dessinateur sait combiner une apparence de dessin un peu jeté avec une précision descriptive solide, comprenant de nombreux détails. Les tenues vestimentaires sont également représentées de manière soignée. Comme dans les tomes précédents, les orgies chez les Montpessus sont mises en scène sans hypocrisie, avec un peu de nudité, sans appartenir au registre érotique, et encore moins pornographique. Les visages présentent des exagérations, avec une discrète influence manga bien assimilée, ce qui les rend plus expressifs, que ce soient les émotions plus intenses chez les adolescents, ou les colères et la fourberie plus sophistiquées chez les adultes.


Les scènes du passé viennent apporter des explications à quelques conséquences qui pouvaient encore paraître incongrues, et de façon très organique et intégrée, elles mettent en lumière la genèse des motivations de Chimère. Ainsi le lecteur la voit farfouiller dans les affaires d’Henriette Montpessus pour trouver des informations sur l’identité de ses vrais parents, et à l’adolescence ce questionnement est profondément inscrit dans l’esprit de la jeune, à en devenir une obsession. Ce besoin de savoir est encore renforcé par ses séances avec le docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893) dans les deux tomes précédents. Sa prescription à base de morphine génère d’autres conséquences, que Chimère doit également affronter. Dans ce tome, il n’apparaît pas de nouveaux personnages historiques ; il est toutefois également fait mention de Cornelius Herz (1845-1898), homme d’affaires qui fut impliqué dans le scandale de Panama. Comme pour les scènes du passé, le lecteur prend le temps de regarder les différents environnements, décrits avec soin sous une apparence trompeusement un peu négligente : les toits de Paris autour de la Perle Pourpre, la belle porte du couvent avec l’arche de pierre, le pont des Arts, les quais bas de la Seine, Notre-Dame de Paris, la grande galerie du musée du Louvre, la façade de la gare Saint-Lazare, une grande ville de Panama, et bien sûr plusieurs pièces de la Perle Pourpre dont la cave. Là aussi, les auteurs montrent la réalité des activités professionnelles, avec des prostituées accueillant le client dans des tenues affriolantes, sans intention érotique dans les dessins.



D’un côté, le lecteur éprouve parfois une sensation d’enchaînement mécanique d’une scène à l’autre, de nouveaux événements survenant régulièrement venant chasser le précédent, comme si l’intensité dramatique subissait des fluctuations qui rendaient la narration un peu moins prenante. D’un autre côté, le récit porte en lui de nombreux constats sous-jacents, ou des réflexions incidentes. Le chemin de vie de Chimère atteste du poids que font peser les décisions de sa mère, avant même sa naissance. Le comportement de l’adolescente montre une volonté que rien ne peut entamer, qui ne permet à personne de prendre l’ascendant sur elle. Le lecteur rapproche ce comportement de celui d’Oscar qui s’est approprié une arme à feu : deux adolescents ne pouvant pas avoir conscience des enjeux des adultes et de leurs moyens d’action, deux jeunes gens à qui l’action ne fait pas peur, sans compréhension des conséquences potentielles ce qui le rend très dangereux aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres. Chez les Montpessus, Dumortier panique en voyant Chimère venir vers lui et lui adresser la parole, au point de la prendre pour un spectre, ou la manifestation de sa culpabilité qui se trouve ainsi incarnée. Les auteurs mettent en scène comment chaque personne se comporte en fonction de son passé, de son éducation, de son expérience de vie qui lui a montré qu’il ne peut pas en attendre de cadeau et qu’il n’y a que lui pour s’occuper de ses propres intérêts. Les uns et les autres ont développé des stratégies comportementales qui sont devenues des automatismes. Par exemple, Apollonie tente de séduire systématiquement toute personne de son entourage, quasiment un réflexe, sans réelle intention. Oscar reproduit le comportement violent de Fernand, n’ayant eu que ce modèle à base de domination comme exemple.


Chimère continue d’avancer dans la vie avec une détermination inébranlable, un sens inné de la stratégie, et une expérience limitée qui s’enrichit de ses erreurs. L’artiste dose efficacement une apparence spontanée avec une densité d’informations visuelles solide, qui rendent les dessins très vivants et consistants. Le récit revient les pièces manquantes du puzzle de la vie de Chimère jusqu’à son arrivée à la Perle Pourpre, consolidant ainsi ses motivations, et il poursuit l’intrigue relative au chantage de Ferdinand de Lesseps, et à la recherche de l’identité du père de Chimère.



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