mardi 4 juin 2024

Chimère(s) 1887 T04 Les Liens du sang

L’amour est la pire des infections. Elle ronge le cœur et gangrène le corps.


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887 - Tome 03: La Furie de Saint-Lazare (2013). Son édition originale date de 2014. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Dame Morgil. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


Il neigeait sur Paris, cet hiver 1875. On inaugurait sous les lourds flocons le nouvel opéra de l’architecte Charles Garnier. Mais Gisèle savait l’opéra désormais hors d’atteinte. Danser de nouveau serait déjà formidable. Toute son énergie était focalisée sur sa jambe, brisée dans une mauvaise chute, fragile depuis. Gisèle se trouve sur la scène, seule, la salle vide. Elle s’exhorte intérieurement à continuer : elle a fait ce mouvement des centaines de fois, la douleur physique n’est rien. Mais sa jambe droite se dérobe sous elle et elle chute lourdement. Leonard se précipite pour l’aider. Intérieurement, elle maudit son ancien amant Vincent, en ayant conscience qu’elle est devenue une boiteuse, et elle a tellement mal. Leonard la prend dans ses bras et la dépose doucement sur un canapé. Il lui prépare une petite pipe d’opium : ça ne soigne pas, mais au moins elle ne sentira plus sa jambe. Il lui indique que ça fait une semaine qu’il la voit venir tous les jours, avec sa canne, alors il a réfléchi. Il a trouvé un système qui peut l’aider à marcher. Elle lui demande pourquoi il fait ça. Il répond ingénument parce qu’il l’aime. Il sait que ce n’est pas un sentiment partagé, peu importe, il ne lui demande rien, il sera désormais son soutien, la chose est décidée. Il ajoute qu’une femme comme elle a mille façons de conquérir Paris.



L’année 1887 tire à sa fin. Dans la maison close de Madame Gisèle, la célèbre Perle Pourpre, une nouvelle sonne comme un coup de théâtre. May Ling informe les autres prostituées, Marguerite, Mariette, Lou, Salomé, que Chimère est la fille de Gisèle. Les autres sont incrédules, entre hypothèse comme le fait que Leonard pourrait le père, et horreur car Gisèle a prostitué sa propre enfant. Sur ces entrefaites, Chimère entre dans la pièce et elle leur déconseille vivement de se mêler de sa vie privée. Elle leur donne quelques consignes : elles ne feront plus monter de clients dans la chambre bleue, car elle la prend comme appartements privés. Elles doivent apprendre à lui montrer un peu plus de respect. Elle va seconder sa mère dans la gestion de cet établissement et elle ne sera pas aussi tolérante qu’elle envers leurs petites manies. Elles doivent se souvenir de ses carnets : elle a tout noté sur chacune d’entre elles. Tout en parlant, elle a rassemblé ses affaires, y compris sa poupée, et elle les emmène dans la chambre bleue. Dans ses appartements privés, Gisèle discute avec Leonard. Elle ne parvient pas à croire que le frère de Vincent ait pu faire ça, alors qu’il avait promis de s’occuper de la petite. Elle n’en revient pas que les Montpessus aient eu le culot de lui revendre sa propre fille, qu’elle était vierge, et qu’elle, Gisèle, l’ait prostituée.


À l’issue du tome précédent, Chimère se retrouve bien installée, jeune adolescente de treize ans, ayant pu échapper à l’asile de Saint-Lazare, et ayant fait valoir ses droits auprès de Gisèle, propriétaire de la maison close La Perle Pourpre. La jeune demoiselle informe donc ses collègues de son nouveau statut au sein de l’établissement et elle fait comprendre à sa mère qu’elle a des idées bien arrêtées à la fois sur ce qu’elle veut faire, à la fois sur la manière de donner un nouvel élan à l’établissement pour faire revenir la clientèle après le scandale du tome précédent. Le lecteur regarde cette jeune adolescente dans sa robe sophistiquée et affriolante, se tenir droite, parler avec une assurance impressionnante. Toutefois sa mère, en tant qu’adulte, ne se laisse pas faire, même si elle est harassée de culpabilité. Elle lui fixe quelques limites. Dans la soirée, Chimère reçoit Winston Burke, un individu d’une cinquantaine d’années, qui entend bien récupérer le cliché incriminant Ferdinand de Lesseps (1805-1894). Toujours avec la même assurance, elle lui fait comprendre qu’il est en position de faiblesse dans cette négociation, avec une certaine jouissance. Toutefois celui-ci a l’avantage de l’expérience, et elle en fait les frais. Un peu plus tard, une interaction avec Marguerite montre la fragilité émotionnelle de Chimère. Une nouvelle séance avec le professeur docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893) atteste également qu’elle ne maîtrise pas tout.



Le fil temporel au temps présent du récit, en 1888, est entrecoupé de quelques scènes du passé, une consacrée à Olympe, et deux à Chimère. Là aussi, les auteurs développent ce personnage montrant son enfance. À première vue, le lecteur peut y voir de simples informations sur sa vie. La séance avec le docteur Charcot montre que ces phases de sa vie ont une incidence inéluctable sur son présent, sa personnalité, ses choix. Le portrait de Chimère dépasse donc un simple constat de comportement, pour introduire des éléments psychologiques explicites. Le lecteur se rend compte qu’il est touché par la toute jeune enfant, grâce à l’expressivité de son visage, sa curiosité juvénile, son entrain, sa candeur, le contraste étant encore plus grand avec sa condition d’adolescente prostituée à La Perle Pourpre. D’une autre manière, Gisèle continue également à gagner en épaisseur psychologique : entre accablement de la culpabilité d’avoir prostitué sa fille, et confiance en elle chèrement acquise par le fait de surmonter son infirmité, et par l’expérience acquise à diriger son entreprise (une maison close), mais aussi fragilité engendrée par sa condition physique et par son remord. Le lecteur observe les émotions qui passent sur son visage, regarde sa posture pour juger de son état de fatigue, de sa douleur physique. Alors qu’en surface, les dessins peuvent donner l’impression d’une narration de type aventure, avec une exagération pour les expressions de visage et le langage corporel, la lecture révèle les saveurs et les nuances de la narration visuelle.


Il en va de même pour la richesse de la reconstitution historique. De prime abord, le lecteur peut avoir l’impression de pages et de cases trop denses pour être honnêtes : des couleurs saturées pour masquer le vide des dessins, des traits de contour d’épaisseur très variables pour donner l’impression de dessins chargés en surface. La lecture montre une grande densité d’informations visuelles : les immeubles parisiens, l’aménagement des différentes pièces de l’établissement La Perle Pourpre, la chambre de bonne parisienne de Vincent van Gogh, le bureau de Mister Edson, la grande salle de réunion du conseil d’administration de la New York Banks Consortium, une rue du Lower East Side à New York, la place Saint Michel avec sa fontaine caractéristique, et bien sûr la cave de La Perle Pourpre. Le lecteur prend le temps également de détailler les tenues vestimentaires des hôtesses de la maison close, mais aussi des clients, des passants dans la rue, de s’interroger sur leur classe sociale. Il ressent aussi bien l’investissement dans la conception des plans de prise de vue pour les discussions, que pour les quelques scènes d’action (en particulier l’agression de Chimère par Winston Burke) : la narration visuelle présente à la fois une diversité et un dynamisme qui rendent la lecture divertissante et entraînante.



Les auteurs racontent leur histoire en montrant que la jeunesse et la fougue de Chimère sont loin de suffire pour prendre le dessus sur toutes les situations conflictuelles où elle se retrouve. Le scénario évoque à nouveau Ferdinand de Lesseps même s’il n’apparaît pas dans ce tome. Leonard fait mention qu’il fut l’élève de de Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910) dit Nadar. La tour Eiffel apparaît dans deux cases et le lecteur peut constater qu’elle a gagné quelques poutrelles par rapport au tome précédent. La première page montre le palais Garnier de la place de l’Opéra, et mentionne le nom de son architecte Jean Louis Charles Garnier (1825-1898). Le retour en 1875 montre Vincent van Gogh (1853-1890) en train de peindre dans sa mansarde, ainsi que son frère Théodore van Gogh (1857-1891). Le docteur Charcot rend visite par deux fois à Chimère. L’intrigue se trouve étoffée par ces éléments historiques, soulignant à la fois les conséquences potentielles importantes des actions de Chimère, à la fois son importance très relative à l’échelle des enjeux nationaux et internationaux. Dans le même temps, le lecteur commence par sourire quand il la voit se repositionner par rapport aux autres prostituées de La Perle Pourpre, puis sentir son sourire diminuer quand il comprend qu’elle va se montrer une directrice aussi ferme que Gisèle, voire plus dure vis-à-vis de celles qui l’ont maltraitée. Il note bien que les affaires sont les affaires, sans sentiment, pour les banquiers et leurs agents, et qu’il n’y a pas de petits profits, quand Timothy Hugh-Edson entend bien profiter des services d’Apollonie, une prostituée qu’il ramène de New York vers Paris.


Plus le récit se développe, plus le lecteur prend conscience que les personnages existent à ses yeux, et que la ligne entre les bons et les méchants se dissout pour ne plus laisser que des êtres humains. Il apprécie la qualité du divertissement au premier degré, grâce aux dessins vivants et colorés, et à l’intrigue mariant coups bas et suspense. Il perçoit les bouleversements dans le monde, la manière dont chaque personnage essaye de trouver comment s’en sortir sans se faire broyer, avec les traumatismes qui l’ont endurci, comment chaque être humain doit penser à lui avant les autres dans un tel monde, de telles circonstances de naissance.



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