lundi 20 mai 2024

Saint-Elme T04 L'œil dans le dos

Franck, c’est un bout de fer. Plus on lui tape dessus, plus il devient dur.


Ce tome fait suite à Saint-Elme T03: Le Porteur de mauvaises nouvelles (2022) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour suivre l’intrigue. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé, paru en 2018. Il commence par trois paragraphes de résumé assez denses.


Les tuyauteries à l’arrière de l’auberge de La vache brûlée évacuent les fumées de la cuisine. Chen est au fourneau. Romane Mertens et son père mangent à une table, en silence. À une autre, deux touristes se font face sans parler, absorbés par leur téléphone portable. Dans l’escalier, le propriétaire Arthur Spielmann monte, accompagné par Sylvia Lamont, une infirmière. Arrivée à l’étage, il la présente à Madame Dombre, comme étant également une amie. Ils pénètrent dans la chambre où Franck a repris connaissance et est en train de parler avec son frère Philippe. Il lui dit qu’il se passe quelque chose d’incroyable ici, il faut qu’ils restent. L’infirmière pénètre dans la chambre et demande à Spielmann et Dombre de rester à l’extérieur car il lui faut du silence et de la place. Dans le couloir, Madame Dombre appuie sa tête contre le torse d’Arthur. Il lui demande ce qui se passe : elle ouvre son sac et lui montre le cadavre de Bruce, son furet. L’infirmière ressort en indiquant que les pansements doivent être changés tous les deux jours, et qu’elle ira demain en ville faire le plein de gel osmotique. Elle estime que Franck va étonnamment bien compte tenu de ce qu’il a subi. Son frère Philippe ajoute que Franck, c’est un bout de fer, plus on lui tape dessus, plus il devient dur. Philippe décide de veiller son frère pendant la nuit. Madame Dombre et Arthur Spielmann vont rentrer la Volkswagen dans la grange pour qu’elle ne soit pas visible depuis la route, puis il aide Dombre à enterrer Bruce dans le jardin.



Dans le salon, au coin du feu, Madame Dombre raconte un peu sa vie à Arthur, tous les deux assis côte à côte sur le canapé. Elle évoque son fils David, petit dealer, sa disparition, l’enquête menée par Philippe Sangaré. Après ça, son mariage a explosé, elle a quitté son travail, vendu sa maison et elle s’est mise à aider les frères dans leurs enquêtes. Philippe était tellement bon que Franck n’avait presque rien à faire. Une seule fois, il a manqué de vigilance. Philippe a pris une balle et il en est mort. Cliniquement mort. Pendant une heure. Elle y était. Et puis il est revenu à la vie et ses yeux étaient entièrement noirs ! Franck ne s’est jamais pardonné son erreur. Il en veut à la terre entière. Mais pour Philippe, c’est différent. Ses dons d’enquêteur sont devenus… presque effrayants. Parfois, elle se dit que la fin du monde a eu lieu. Pas comme dans les films. Discrètement. Pendant qu’on ne regardait pas. On s’est habitué à ce que tout soit détraqué. On n’y fait même plus attention.


Le lecteur entame ce tome avec la ferme intention de se montrer à la hauteur de la construction ludique du récit, de détecter chaque indice permettant de mieux comprendre l’agencement global de l’intrigue, de combler les trous dans les événements du passé, de saisir les nuances relationnelles des personnages entre eux, d’être vigilant quant aux signes avant-coureurs d’une prise d’initiative dramatique. Le tome précédent ramenait le récit dans le genre du polar, avec une enquête, un plan pour forcer certains propriétaires à vendre. Le lecteur s’attend donc à ce que le scénariste poursuive dans cette veine, que Philippe Sangaré continue d’utiliser ses extraordinaires dons d’enquêteur pour progresser rapidement. Or, les frères Sangaré n’interviennent que dans dix pages du récit. Il est vrai que Franck est bien mal en point, le dessinateur représentant au premier degré ses bandages qui lui couvrent quasiment tout le corps, à l’exception de la bouche et du nez, sans oublier ses lunettes de soleil de marque. Le lecteur pense direct à une momie, tout en prenant lui aussi la chose au premier degré, d’autant plus qu’une infirmière vient changer les bandages. Il reste bien une forme de genre policier dans ce tome, qui vient d’autres personnages. De manière inattendue, Romane Mertens et Paco découvrent une jeune fillette dans le chalet de Simon Leer, un ami, et elle a littéralement un œil dans le dos. Pour autant les auteurs se montrent facétieux car la jeune demoiselle répète qu’elle ne peut rien dire.



La moitié de ce tome (quarante-deux pages) est consacrée à la famille Sax élargie. Après le drame survenu en fin du tome précédent, la famille se réunit pour la cérémonie d’enterrement. Gregor Mazur vient en personne, et en hélicoptère, pour comprendre ce qui s’est passé et pour s’assurer que les affaires continuent. Les auteurs s’en donnent à cœur joie pour utiliser les conventions de genre associées à une famille mafieuse, à commencer par le pouvoir que donne l’argent. L’arrivée du patriarche se fait dans deux pages muettes en vis-à-vis, vingt et vingt-et-un. L’artiste en donne pour son argent au lecteur, avec trois cases sur la page de gauche pour l’arrivée et l’atterrissage de l’hélicoptère, la forme artificielle de l’engin, la séquence prise sur le vif, et pourtant le lecteur se dit que les couleurs ne relèvent pas du naturalisme, tout en donnant une impression organique. La page de droite commence par une grenouille qui vole dans les airs et qui connaît un sort funeste, rappelant au lecteur l’omniprésence des grenouilles dans le premier tome. Puis le patriarche descend, avec son loup en laisse, et un regard aussi fou que celui du derviche. Dans la page suivante, ses hommes de main descendent de l’hélicoptère, certains portant leur matériel dans un sac de sport. Un grand moment de tension : il est évident que ces individus sont dangereux et qu’ils savent utiliser la violence d’une manière définitive. En même temps, le lecteur ressent qu’il aurait suffi d’un trait un tout petit plus appuyé, d’une expression de visage un tant soit peu plus exagérée pour le ton du récit bascule dans la parodie. Ces auteurs savent ce qu’ils font et ils s’approprient les codes du genre polar avec dextérité et élégance, et un soupçon de sarcasme.


Au fil des pages, le lecteur sent qu’il est cueilli par la narration de plusieurs manières. Dans cette histoire de mainmise sur les ressources et le territoire d’une ville produisant de l’eau de source, par une famille utilisant des moyens criminels, le lecteur se retrouve dans des situations d’une normalité paisible déconcertantes : un moment d’intimité devant un feu de cheminée, regarder la neige tomber doucement, faire un tour de motoneige, remettre une chaudière en route, manger des céréales au petit-déjeuner, voir passer un malade en fauteuil roulant dans un couloir d’hôpital. L’artiste n’a pas son pareil pour transcrire la banalité d’une situation commune. Le contraste n’en opère que plus avec les moments de tension, ou teintés de surnaturel : ce qui est arrivé aux yeux de Franck Sangaré, un affrontement à main nue sur un ring, un homme assis regardant un loup droit dans les yeux, une pilosité anormale, une sensation d’infinie en regardant longuement une chondrite, un pied bandé se posant dans une flaque de sang. Au fur et à mesure, il semble que les ingrédients surnaturels soient sur le point de reprendre le dessus sur les éléments policiers. Encore que…



Les auteurs se montrent très forts pour donner une personnalité distincte à chaque protagoniste. Romane et Paco ne se comportent pas du tout de la même manière, ils ont chacun leur caractère. Chaque homme de main de la famille Sax présente des particularités dès qu’il fait plus que de la figuration. Le lecteur observe des émotions et valeurs différentes d’un individu à l’autre : de la compassion de Romane pour Katyé, au comportement erratique de Stan Sax sous l’effet de produits psychotropes. Le lecteur sourit en voyant ce jeune homme se mettre à rire avec Yérim, à la suite d’une réflexion anodine, tout à fait représentatif de l’effet des cigarettes qui font rire. Il ressent l’état d’hébétude de Vik Sax, sous l’effet des médicaments. Il se trouve gêné par l’état d’excitation d’Arno Cavaliéri sous l’emprise de substances chimiques bien plus fortes. Il repense à Stan et Yérim et à leur comportement idiot sous l’effet des produits, avec des conséquences catastrophiques décalées dans le temps, comme dans les meilleurs romans de Donald Westlake (1933-2008). Il prend conscience que le scénariste a conçu une intrigue ayant la précision d’un système d’horlogerie suisse, avec une maitrise totale de l’intrication des différents fils narratifs, de leur synchronisation, des éléments du passé révélés avec une anticipation machiavélique. Cela lui fait s’interroger sur le sens à donner à ces cases d’ouverture de chaque tome, toutes consacrées à une tuyauterie. Comme rien n’est laissé au hasard, quelle information capitale, quelle métaphore constituent-elles ? Dans un autre ordre d’idée, le lecteur reste toujours indécis sur la dimension surnaturelle : faut-il la prendre au premier degré, loup garou et entité cosmique compris ? Faut-il y voir une métaphore de l’état d’esprit de certains personnages, de leur perception ou de leur interprétation déformées de la réalité ?


À ce stade du récit, le lecteur est tout acquis à l’intrigue et au savoir-faire narratif des auteurs, il ne demande qu’à être conquis. Il l’est pleinement : par la narration visuelle évidente à la lecture, à la composition très complexe pour paraître aussi naturelle, par l‘intrigue à la fois très balisée pour cette famille agissant au-dessus des lois, à la fois totalement imprévisible quant à ses ingrédients, entre polar et surnaturel.



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