jeudi 11 avril 2024

L'Impératrice rouge - Tome 04: Les Grands Cachalots

Un peuple n’est pas fait pour réfléchir mais pour s’abrutir.


Ce tome fait suite à L'impératrice rouge, Tome 3 : Impurs (2002) qu’il faut avoir lu avant car la tétralogie forme une histoire complète. Sa première édition date de 2003. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Philippe Adamov pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quarante-sept pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2009, avec un épilogue inédit supplémentaire de quatorze pages. Adamov est également le dessinateur des séries Le Vent des dieux (1991, cinq tomes) et Les eaux de Mortelune (1986-2000, dix tomes), deux séries écrites avec Patrick Cothias, ainsi que deux tomes de la série Dakota (2012, 2016) avec Dufaux.


Dans l’enceinte d’une coque de navire évidée et à ciel ouvert, des ouvriers travaillent manuellement. Constantin Demko s’approche d’Ivan, un homme en train de pousser une brouette remplie de pierres. Il lui annonce qu’il a pu gagner les faveurs de qui il sait. Aussi, il a obtenu que le dossier d’Ivan soit réexaminé, il devrait être libre d’ici quelques semaines. Ivan se tourner vers lui, la clope au bec et lui assure que ça sera plus rapide. Ivan ajoute qu’ils servent le même maître à présent, et que ce dernier l’a contacté, pour un service à lui rendre, ça concerne Constantin. Il le bouscule et le jette à terre, les autres détenus se jettent sur le lui et le frappent avec leur fourche. Ivan regarde la mise à mort en ajoutant que Constantin n’est qu’une pourriture, un déchet, et les déchets il les jette aux chiens. Une fois leur mise à mort achevée, les détenus vont jeter le cadavre de Demko dans la rivière. L’empereur commente : il en savait trop, il devenait gênant. Un autre ajoute qu’il faut se montrer prudents, personne ne peut deviner comment va réagir l’impératrice.



L’empereur et Maître Chambellan poursuivent leur conversation. Le premier se demande si les techniciens de son épouse vont être capables de remettre en marche le cyborg Rostan. Son interlocuteur lui répond que oui s’ils ont mis la main sur son disque, un serveur dominant. Dans ce cas, ils peuvent craindre le pire : Rostan parlera, le complot sera découvert. L’empereur se lamente : un baiser, un baiser de ce monstre et Catherine était morte dans d’atroces souffrances, des convulsions horribles. Il perd toute contenance, et commence à délirer un peu. Le camarade Ska arrive sur ces entrefaites, et il remet un document à Maître Chambellan. Celui-ci en prend connaissance et il exulte en expliquant à l’empereur : ces documents prouvent la culpabilité de l’impératrice, elle fomentait une révolte à l’aides des tribus zaparogues, commandées par Stepan Rajine. C’est à lui qu’était destinée l’ogive nucléaire V4, l’ogive soustraite lors de l’attaque du train, celle que l’empereur destinait aux Polovaques. Au vu de cette forfaiture, Pierre demande à Maître Chambellan de lâcher les impurs dans le palais : qu’ils tuent, qu’ils détruisent, pillent, le premier coup de poignard doit être pour l’impératrice.


Aaaaahhh ! Gros soupir de contentement du lecteur de pouvoir découvrir comment les cartes vont tomber, comment le scénariste va se jouer de lui ou bien suivre la direction précédemment donnée à aux différents fils narratifs, et par quelles créations visuelles le dessinateur va enchanter ses rétines. Ainsi donc les machinations et manipulations de Constantin Demko ne lui auront pas porté chance, mais le lecteur ne regrette pas cet individu fourbe, même s’il comprend qu’il était animé par un sentiment altruiste pour un camarade. Ils sont tous là : l’empereur Pierre, Maître Chambellan, le froid camarade Ska, Obla-Kan le Zaparogue au masque de fer, le cyborg Rostan, frère Zosime et son teint cadavérique, le valeureux et téméraire, voire inconscient, Nicolas Pancock, Cherazene au visage masqué, la malicieuse Adja, l’autoritaire et intriguant comte Orlof, le mafieux Drossof et sa vilaine infection de cancrelats, et bien sûr l’impératrice rouge elle-même. Les auteurs n’introduisent que deux nouveaux personnages : une sorte de moine qui agite sa clochette avec une forme de sérénité détachée troublante, et le prince Obidjan très intéressé par les cachalots. Le lecteur apprécie à sa juste valeur que l’artiste investit toujours autant de temps dans chaque planche ne négligeant aucun détail, quel que soit sa portée : la forme de la brouette, les savates portées par les détenus, la forme de la crosse de Maître Chambellan, les motifs de la draperie décorant la cabane métallique dans la neige, la forme des médailles d’Obla-Kan, les éléments de ruines industrielles, etc. Il n’y a pas de détail trop petit pour être négligé, pour se contenter d’une forme générique insipide.



Bien sûr toutes les pièces de l’intrigue s’assemblent et permettent de faire aboutir chacune des sous-intrigues : le trafic d’armes nucléaires, le soulèvement des tribus du peuple, le sabotage et la reprogrammation du cyborg Rostan, l’alliance à risque avec le crime organisé, l’allégeance des popes, et le facteur imprévisible du clan des Impurs. Le lecteur découvre quelles factions restent fidèles à l’empereur grâce aux manipulations et stratégies fourbes de ce dernier, quelles sont celles qui se rallient à l’impératrice et dans quelles circonstances. Le scénariste ne requiert pas un deus ex machina venant rebattre les cartes : le lecteur se sent conforté dans la confiance qu’il lui a accordée, l’intrigue restant conforme aux grandes lignes des tomes précédents. De la même manière, l’artiste assure la cohérence visuelle de ce monde, en reprenant les éléments constitutifs qui restent consistants d’un tome à l’autre. Cette constance scénaristique et visuelle assure l’intégrité du récit comme un tout, autre source de contentement du lecteur. Dans le même temps, le lecteur retrouve ce mélange de science-fiction semi apocalyptique, d’ambiance de roman russe du dix-neuvième siècle, et d’aventure grand spectacle.


Comme dans les tomes précédents, l’histoire semble racontée par un unique créateur, artiste et scénariste étant parfaitement en phase. De scène en scène, leur coordination apparaît sans solution de continuité, comme une forme de reportage en temps réel dans ce monde original. Le lecteur apprécie ces aventures au premier degré, avec ce qu’elles ont de surprenant, d’exotique, de suspense. Un meurtre commis par des détenus dans un endroit particulièrement original, et en même temps parfaitement intégré et logique sur les rives du fleuve de Peterborgh. Une autre séquence dans la steppe enneigée, une cabane dans une portion de fusée spatiale, avec une décoration intérieur hétéroclite, en même temps cohérente avec la Russie et avec une économie de récupération. Un rituel appelé Loi des enclumes qui consistent en deux hommes enchaînés allongés sur des tables de métal dans une ancienne fonderie de dimensions gigantesques, avec leur vie comme enjeu, une séquence incroyable de tension, de démesure, de baroque. Le retour dans les dédales souterrains de la capitale, à nouveau avec des allures croisant une métropole souterraine sur laquelle une nouvelle ville a été reconstruite et des conduites industrielles. La révélation de ce que sont ces grands cachalots. Etc. Une aventure époque et baroque, entre décadence, conquête, et intrigues de palais. Addictif.



Concomitamment, les dessins et l’intrigue contiennent des commentaires critiques sur la nature humaine et sur la classe dirigeante. Les cases montrent l’opulence et la richesse dont les puissants continuent de bénéficier, contrastant fortement avec les moyens matériels des gens du peuple, faits de bric et de broc, de récupération, de recyclage, de détournement de leur fonction d’objets d’une autre époque. Par la force des choses, le lecteur rapproche le travail forcé des détenus des riches vêtements de l’empereur, la dure vie de labeur de ces hommes, du comportement erratique du chef de l’état. Le destin arbitraire de ces hommes condamnés pour leurs convictions sans autre forme de procès, et la position tout aussi arbitraire de Pierre, empereur par son lignage sans compétence particulière. À plusieurs reprises, Pierre et Catherine, chacun de leur côté, s’expriment sur leur vue du peuple. Quelques exemples : Ce qui est légal pour le peuple ne l’est pas pour ceux qui gouvernent.

C’est pour le bien de notre peuple ; lui ne sait pas, nous savons. Les hommes se révoltent, pas les machines. Le lecteur retrouve là ce qu’il avait déjà constaté dans les tomes précédents : ni l’empereur, ni l’impératrice ne soucie du sort du peuple. Ils n’envisagent la conduite de l’État que comme un prestige, un triomphe de leur ego, l’assouvissement naturel de leur ambition, sans responsabilité vis-à-vis de leurs sujets qui ne forment qu’une masse indistincte, sans âme, sans intelligence, faite pour être dirigée par la force afin d’obtenir un minimum d’obéissance.


Épilogue : Philippe Adamov se montre aussi minutieux que dans les quatre tomes de la série, un délice exquis que de détailler chaque case. Le scénariste indique quelle direction va prendre la vie de chaque personnage. L’intrigue introduit un nouveau personnage : Grigori Alexandrovitch Potemkine. Il est dit que c’est ainsi qu’il entra dans l’Histoire. L’histoire qui n’est qu’un éternel recommencement. Les auteurs explicitent ainsi leur conviction de cycle qui se reproduisent.


Tome de conclusion qui tient toutes les promesses de la série : une narration visuelle d’une grande richesse, parfaitement cohérente, et d’une grande inventivité créant ainsi un monde tangible et concret. Le scénariste mène son intrigue à son terme, montrant au lecteur qui de Pierre ou de l’impératrice rouge supplante l’autre et comment. Le vainqueur l’est aux dépens du peuple qui reste considéré comme un mal nécessaire, une forme indistincte dépourvue de droit.



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