mercredi 17 avril 2024

L'héritage d'Emilie T01 Le domaine Hatcliff

Il faut bien enjoliver les contes.


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre, en cinq tomes. Sa première édition date de 2002. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans la région du Connemara, en juillet 1801, deux voyageurs avancent à pied sur un chemin entre deux murets de pierre. L’un d’eux constate que le temps se gâte et qu’il va falloir trouver un abri. L’autre lui fait observer qu’il lui avait dit et qu’ils auraient dû rester à l’auberge. Où vont-ils échouer à présent ? Louis-André Bertin répond sèchement à Christopher Jenkins en lui demandant de cesser un peu de se plaindre. Bertin décide de couper à travers champ, car il a aperçu des habitations, ce qui incite son compagnon de route à objecter qu’avec ces satanés murs, c’est une course d’obstacles. La pluie commence à tomber, et les deux voyageurs atteignent un groupe de maisons en mauvais état. Ils se mettent à l’abri dans l’une d’elle et attendent que l’orage passe. Bertin décide qu’ils feront le tour de l’orage après. En sortant, ils constatent qu’il n’y a pas âme qui vivent. Ils reprennent leur chemin. La brume se lève, rendant le paysage fantomatique. Ils arrivent devant un groupe de monolithes dressés. Il y a des charpentes de navires avec des proues ornées de tête de dragon en bois, un casque à corne sur un piquet, ces crânes à la forme bizarre sur d’autres piquets. Bertin remarque une immense dalle reposant sur des menhirs dressés comme des piliers : il y voit une invitation.



Montmartre, en juillet 1923, dans un cabaret jouxtant le Moulin Rouge, le présentateur en habit de soirée annonce que le spectacle se termine, mais la nuit est bien jeune, et il souhaite aux clients de l’achever aussi gaiement qu’elle a commencé. Il sort dans les coulisses, et les danseuses les seins à l’air dans leur minuscule costume de scène passent devant lui pour regagner leur loge. Émilie, dite Lili, est épuisée et elle va se démaquiller et se changer dans la loge qu’elle partage avec Betty, cette dernière se débarrassant avec délice de son fond de teint. Un vieil homme racle sa gorge pour se faire remarquer : il est confortablement installé dans un fauteuil et il ne perd pas une miette du spectacle des deux jeunes femmes en train de se changer. Émilie s’offusque de sa présence. Il explique qu’il est là en tant qu’amateur d’art, et même un amateur éclairé, il est venu pour les féliciter. Il continue : avec un peu d’aide Émilie pourrait allait loin, et il a de nombreuses relations, mais il faudrait d’abord qu’il puisse mieux juger de ses talents. Émilie met le voyeur dehors, sans ménagement. Betty estime qu’elle a eu tort, et que monsieur Ménard le propriétaire va la convoquer pour lui passer un savon. En effet, elle est convoquée quelques minutes après et elle est renvoyée. 


Des couleurs douces qui atténuent l’impression de danger ou de risque, et même la dureté virile de Louis-André Bertin, le caractère macabre des crânes, ou même le voyeurisme du vieux pervers reluquant les jeunes danseuses dans leur loge, neutralisant l’érotisme de ces corps dénudés. Le lecteur se fait vite à cette narration visuelle prévenante, descriptive, se tenant à l’écart du sensationnalisme et de la violence explicite, du racolage sous toutes ses formes. C’est un pari risqué car de prime abord, le lecteur peut trouver la narration fade, pas insipide au vu de ce qui est montré et des situations, mais un peu plate et banale. En outre, la bédéiste utilise une structure narrative très classique : une courte scène introductive de cinq pages en Irlande, dans le passé, puis le temps du présent du récit en 1923, et le courrier du notaire qui met l’héroïne en mouvement, juste au bon moment comme elle vient de perdre son emploi, et un retour dans le passé en 1801 pour savoir ce qu’il est advenu de Bertin & Jenkins, et enfin un retour au temps présent. De manière tout aussi classique, la jeune héroïne bénéficie d’une avance d’argent du notaire sans contrepartie pour pouvoir réaliser son voyage alors qu’elle est sans le sou, et elle rencontre des personnes qui lui en racontent juste un peu trop pour qu’elle reste curieuse de découvrir et d’aller de l’avant, sans que sa méfiance ne soit nullement éveillée. En parallèle, le lecteur devient le témoin de courtes scènes montrant des individus ourdir de mystérieuses machinations au centre desquelles se trouve Émilie, totalement inconsciente. Pourtant…



Pourtant le charme opère dès la première page. Il tient à deux caractéristiques. La première réside dans le niveau d’investissement de l’artiste pour montrer les choses, paysages, personnages, accessoires. Une promenade sur la lande irlandaise : rien de bien original. Sauf que l’effet produit et l’effet ressenti ne sont pas un simple intérêt poli, ou une curiosité étouffée. Certes les dessins sont un peu propres sur eux et dépourvues d’agressivité. Le lecteur regarde Bertin & Jenkins avancer vers lui sur un chemin boueux, avec des bottes ou des chausses parfaitement propres, aucune marque de boue ou d’usure de leur vêtement. Dans le même temps, le paysage est magnifique : la mosaïque formée par les murets en pierre, les étendues vertes, les monts en arrière-plan, le ciel nuageux à la luminosité changeante. Il ne manque pas une seule pierre aux murets, elles sont toutes de forme différente, et le lecteur peut voir qu’elles ont été posées les unes sur les autres, comme les véritables murets. Le tissu des vêtements des deux voyageurs ne semble pas vraiment détrempé par la pluie, mais les deux hommes les ont ajustés en conséquence, en particulier Jenkins a mis son écharpe sur sa tête. La mise en scène de la découverte peut prêter à sourire par son caractère un peu naïf, à la fois dans la disposition artificielle des structures de navire, à la fois par des pierres un peu trop droites ; et dans le même temps, l’ambiance fonctionne parfaitement avec la brume verdâtre, la luminosité changeante qui laisse percer un rayon de soleil de manière erratique, ou encore le comportement à la fois curieux et inquiet des voyageurs.


S’étant adapté aux caractéristiques du mode de représentation de l’artiste, le lecteur n’en apprécie que mieux la découverte de la façade du Moulin Rouge, et l’intérieur de la salle du cabaret dans la même page. Dans la première case de la largeur de la page, l’artiste montre le célèbre moulin avec ses ailes et l’immeuble parisien caractéristique à sa gauche, ainsi que l’avenue, les badauds, deux voitures d’époque, un cycliste, une dame qui attend négligemment appuyée contre un réverbère, un clochard assis par terre adossé à un mur. Le niveau de détails est encore plus impressionnant dans la case du dessous, également de la largeur de la page : le maître de cérémonie en redingote, les six danseuses dénudées avec leurs bas résille, leur long collier de perle, et leur coiffe ornée d’une plume, les deux personnes au bar, la quinzaine de clients assis à table, le modèle des chaises, celui des lampes sur les tables, les tentures. Les formes sont détourées avec un trait de contour fin, délicat et assuré, les couleurs sont douces et naturalistes tout en faisant ressortir chaque forme par rapport à celles qui les jouxtent, les personnages sont expressifs et individualisés, représentés sans maniérisme. Dans la page suivante la loge regorge des accessoires d’époque du métier. Le lecteur remarque la grande bassine pour que Betty puisse faire ses ablutions, le nœud du collier de perles pour qu’il suive les mouvements des danseuses sans risquer de tomber, etc.



Tout du long de ce premier tome, le lecteur se régale ainsi de la richesse discrète des descriptions visuelles : une rue de Montmartre de nuit avec le Sacré-Cœur en fond, la perspective de la cage d’escalier en contreplongée, Émilie assise sur le toit de son immeuble parisien regardant le lever de soleil, l’accumulation de documents divers et variés sur les étagères du notaire, la promenade dans les allées ensoleillées du jardin du Luxembourg, le treillis de poutrelles métalliques de la verrière au-dessus des quais d’une grande gare parisienne, une magnifique réception en costume d’époque dans le château de Lord John Hatcliff, les magnifiques jardins de son château avec ses pièces d’eau et même un poisson sautant hors de l’eau, une nuit dans un campement de roulottes dans la campagne irlandaise, une fête nocturne au son d’un violon dans une forêt irlandaise. La narration visuelle fait sentir son effet en douceur : transporter le lecteur ailleurs et à une autre époque, donner la sensation de se trouver dans ses lieux et d’être le témoin privilégié de ces moments.


La jeune Émilie a décidé de se rendre en Irlande pour juger elle-même de la nature du château et du domaine dont elle hérite. Le lecteur ressent une fibre romantique dans cette aventure, une jeune femme pauvre vouée à une vie de danseuse dans un cabaret et d’abus, voyant sa vie transformée par un héritage important, avec la conviction que tout se passera bien, sentiment conforté par cette narration douce. La scène d’introduction et quelques remarques en passant permettent au lecteur de se faire une idée du genre littéraire et des conventions auxquelles il peut s’attendre, et il se trouve vite conforté dans ses suppositions. Dans le même temps, le récit évite la naïveté. Pour commencer, l’autrice se montre discrètement facétieuse : Émilie qui écrase sa cigarette dans le café de sa logeuse dans son dos mais sous le regard de son matou, John Hatcliff évoquant quelques ennemis dont sa générosité fit très vite la conquête, la fille de salle d’une taverne qui se sert en whisky dans la réserve du patron, une bohémienne qui explique à Émilie qu’il faut bien enjoliver les contes. Ces éléments participent à montrer qu’il ne faut pas confondre gentillesse avec faiblesse, ou naïveté. L’autrice évoque la condition féminine au travers de ce que doit accepter Émilie en tant que danseuse, Louis-André Bertin se conduit en pilleur de tombe à la première occasion, la bonne société accepte John Hatcliff parce qu’il a de l’argent dont ils peuvent profiter, Émilie est manipulée par différentes personnes qui comptent bien profiter de son héritage d’une manière ou d’une autre.


Tout commence en douceur, sur un ton et une trame très classique, presque à l’ancienne, fleurant bon la littérature du dix-neuvième siècle. Immédiatement conquis par la douceur de la narration, le lecteur s’installe confortablement, et savoure tranquillement des visuels soignés, tout en anticipant sans difficultés les avancées de l’intrigue. Progressivement, il prend conscience que l’innocuité de la narration n’est qu’apparence de surface, et que l’autrice raconte une histoire adulte, sans agressivité et sans naïveté. Envoûtant.



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